«Nous pensons que le travail des cols bleus est un travail fait de routines, contrairement au travail des cols blancs, qui demanderait davantage de créativité», mais notre appréciation est erronée, a expliqué l’économiste Daniel Susskind, mardi soir.  (Photo: Chambre de commerce)

«Nous pensons que le travail des cols bleus est un travail fait de routines, contrairement au travail des cols blancs, qui demanderait davantage de créativité», mais notre appréciation est erronée, a expliqué l’économiste Daniel Susskind, mardi soir.  (Photo: Chambre de commerce)

S’ils se croient à l’abri de la tornade IA qui se rapproche, les cols blancs commettent une erreur, a prévenu l’économiste britannique Daniel Susskind lors d’un passage à la Chambre de commerce, qui l’avait sollicité dans le cadre d’un débat consacré à la formation.

«Un monde sans travail». C’est peu dire que l’économiste britannique Daniel Susskind avait choisi un titre anxiogène, l’an dernier, pour l’habillage de son dernier essai en date (éditions Flammarion). Ses réflexions portaient à démontrer que l’automatisation des tâches permise par les nouvelles technologies, IA en tête, allait inexorablement empiéter sur les tâches humaines. Et ainsi sur nos emplois. Rien de très folichon, présenté comme ça.

Au micro de la Chambre de commerce et de la House of Training, qui l’avaient convié le mardi 11 juin à l’occasion de la soirée d’anniversaire des 75 ans de la formation au Luxembourg, celui qui est également enseignant-chercheur à Oxford et au King’s College de Londres s’est heureusement montré un poil moins sombre que dans ses écrits, lus dans le monde entier. Sans rien taire pour autant de l’impact concret des robots et autres intelligences artificielles sur nos activités.

Le doigt dans l’œil

C’est de toute façon le vent de l’histoire qui veut ça. Et c’est cette histoire que Daniel Susskind, chemise ouverte, barbe fournie et débit-mitraillette, est venu raconter à son auditoire. L’histoire du progrès technique aboutissant au fait qu’aux États-Unis la main-d’œuvre dans l’agriculture représentait 26,9% de la population active en 1860, mais qu’elle ne pèse plus que pour 1,2% aujourd’hui. Ou que le secteur manufacturier au Royaume-Uni produit, en ce premier quart de siècle, environ 2,5 fois plus qu’il y a quelques décennies… avec moitié moins d’effectifs.

Ah oui, mais là on se parle de cols bleus. «Et nous pensons que le travail des cols bleus est un travail fait de routines, contrairement au travail des cols blancs, qui demanderait davantage de créativité», s’amuse Daniel Susskind. S’il s’en amuse, c’est qu’évidemment on se fourre le doigt dans l’œil, et pas qu’un peu. Et l’économiste de citer une poignée d’exemples: DeepMind capable de déceler des maladies oculaires aussi sûrement qu’un ophtalmologue, le média Bloomberg qui passe la main à l’IA pour environ un tiers de ses contenus journalistiques… Et même l’Église catholique qui propose des confessions en ligne.

«D’autres moyens d’être intelligent»

S’il la maîtrise, cette histoire, c’est que Daniel Susskind baigne dedans depuis toujours. Son père, le Pr Richard Susskind, lui-même auteur de best-sellers, avait très tôt cherché à apprivoiser l’IA. Avec à l’époque (la fin des années 1980) des disquettes en dur et un arbre décisionnel de plusieurs milliers de branches. Dix ans plus tard, en matant à la régulière le maître d’échecs Garry Kasparov, la machine Deep Blue allait faire souffler un vent de révolution. Kasparov avait pour lui l’expérience, la réflexion, l’intuition, des années d’entraînement. Mais Deep Blue avait la puissance, «capable de calculer trois millions de mouvements par seconde quand, pour Kasparov, ce chiffre était peut-être de 110».

Non, les machines ne sont douées d’aucun jugement, ainsi que le mettent volontiers en avant celles et ceux des «cols blancs» qui se rassurent en considérant que leurs savoir-faire sont matière irremplaçable. Mais Daniel Susskind s’est plu, lors de son exposé, à reprendre à son compte cette célèbre formule d’un scientifique, pareille à un message d’avertissement: «Il y a des tas d’autres moyens d’être intelligent que ceux que l’on connaît.»

La machine, quoi qu’il en soit, n’a que faire de nos états d’âme. Elle-même n’en a pas. Il y a quelques années, le robot Watson, d’IBM, avait remporté un célèbre jeu télévisé américain contre deux candidats humains en trouvant toutes les réponses aux énigmes proposées. Le lendemain, un journal local avait titré: «Watson remporte Jeopardy, mais ne sait même pas qu’il a gagné!»

La formation, «un défi» à relever

Daniel Susskind les met donc en garde, ces cols blancs qui n’auraient pas encore pris conscience de l’ampleur des bouleversements en cours. Leur tort serait de considérer le métier qu’ils exercent comme «monotholique», ce qui les protégerait. Alors qu’à y regarder le métier en question se décompose d’une multitude de tâches. Et que les machines peuvent s’occuper de chacune d’entre elles à leur place. Même en médecine. Et «même pour les spécialistes», glisse l’économiste.

Demain, tous chômeurs? Daniel Susskind s’est bien gardé de prononcer pareille prophétie devant un public qui n’avait d’yeux que pour lui, riant à ses traits d’esprit et prenant des photos des slides diffusés derrière lui. Puisque le thème de la soirée portait sur la formation, il a invité ses fidèles à réfléchir: «Ou l’on forme les gens pour être concurrentiels par rapport aux machines, ou on les forme à les élaborer, à les faire fonctionner, à les comprendre.»

Pour lui, c’est un changement de mindset qui doit s’opérer, en rupture avec l’idée que «le capital d’enseignement des débuts» de vie peut encore suffire. La formation constitue à ses yeux «un investissement nécessaire» autant qu’un «défi» à relever pour affronter la vague qui monte. Dans la salle, 100% d’applaudissements. Mais un peu d’inquiétude, tout de même, derrière les sourires et devant l’inconnu.