Serge Febvre a piloté les négociations avec le groupe Delhaize pour le rachat des 27 magasins Cora, Match et Smatch appelés à rejoindre le giron de Leclerc, le n°1 de la grande distribution en France. (Photo: Maison Moderne)

Serge Febvre a piloté les négociations avec le groupe Delhaize pour le rachat des 27 magasins Cora, Match et Smatch appelés à rejoindre le giron de Leclerc, le n°1 de la grande distribution en France. (Photo: Maison Moderne)

Tombé dans le chaudron de la grande distribution dès la vingtaine, le Français Serge Febvre, 61 ans, a consacré toute sa carrière à l’enseigne Leclerc. Patron de l’hypermarché de Thionville et président de la centrale d’achats régionale du mouvement coopératif, ce chef d’entreprise qui s’ignorait guettait la bonne opportunité pour s’attaquer au Luxembourg. Rencontre.

Complicité. Proximité. Fidélité. Fin décembre, à l’occasion de son tout premier déplacement au Luxembourg depuis le rachat des 27 magasins Cora, Match et Smatch du pays par l’enseigne qu’avait imaginée son paternel au crépuscule des années 1940, c’est à ses côtés, épaule contre épaule, au plus près, que Michel-Édouard Leclerc avait décidé de s’afficher lors de la rapide et décontractée conférence de presse accordée aux journalistes luxembourgeois.

Serge Febvre était assis à la droite du boss, les joues animées d’un sourire, plus discret que son patron, de nature ultra-médiatique, et pourtant au centre de l’attention en sa qualité de propriétaire du gros hypermarché Leclerc de Thionville, mais surtout de président de la Scapest, l’une des 16 centrales d’achats et logistiques du mouvement qui maillent le territoire français. Et, à ce titre, à la manœuvre d’un bout à l’autre du processus de négociations avec le groupe Louis Delhaize, via la famille Bouriez, propriétaire des magasins cédés.

Du bas de l’échelle jusqu’en haut

Les deux hommes se connaissent de longue date. À 61 ans, Serge Febvre est un pur produit de l’écurie Leclerc, où il a effectué l’ensemble de ses gammes, du bas de l’échelle jusqu’en haut. La grande distribution, il l’a découverte par hasard. Fils d’une famille «modeste» d’agriculteurs établis en Haute-Marne, dans l’est de la France, il doit à sa sœur, à l’époque à la tête d’une adresse à Langres (Haute-Marne), de franchir pour la première fois les portes d’un grand magasin. Elle l’embauche durant les vacances, histoire de se faire un peu d’argent pour ensuite «faire la fête avec les copains».

Il a alors une minuscule vingtaine et prépare un diplôme en génie mécanique. Coup de foudre professionnel. Multitâche, volontaire, Serge Febvre se frotte aux multiples facettes d’un boulot où, dans une même journée, on saute d’un univers à l’autre, de la manutention à la comptabilité, en passant par l’approvisionnement des rayonnages. Polyvalence, mode d’emploi. Le CV s’étoffe ensuite une année durant, à temps plein cette fois, en attendant d’honorer ses obligations militaires pour lesquelles il a obtenu un report en raison de ses études. «Plutôt que de dessiner derrière ta planche, viens avec moi!», lui a lancé sa sœur.

Dans les groupes intégrés, c’est plus compliqué. Là, il n’y avait pas de limites.
Serge Febvre

Serge FebvreprésidentScapest

Une fois le treillis remisé, retour chez Leclerc. Nous sommes au milieu des années 1980, la frangine est maintenant installée à Maizières-lès-Metz, où l’enseigne orange et bleue vient de mettre la main sur un nouveau bâtiment. Tout à construire. Tout à reconstruire. «J’étais passionné», se souvient-il. Le virus ne le lâchera plus. Pour reprendre sa formule, Serge Febvre apprend «en marchant» les arcanes du mouvement Leclerc, l’appétit aiguisé par les possibilités qu’offre son organisation «atypique», où l’employé d’hier peut, du jour au lendemain, se muer en meneur de troupes. «Dans les groupes intégrés, c’est plus compliqué. Là, il n’y avait pas de limites.»

600 collaborateurs à Thionville

«Gros bosseur», ce féru de football n’hésite pas lorsque se présente l’opportunité d’un transfert à Thionville, via la prise de direction, en 1993, du magasin présent dans la zone du Linkling 2. Avant son rachat, à peine un an plus tard. «Naturel, dans l’ordre des choses. Je n’avais rien à perdre, ni besoin d’apporter de l’argent puisque le système fonctionne avec le parrainage de collègues adhérents.»

«Plus mathématique que littéraire», il s’est trouvé, en plus «de capacités à raisonner de manière ordonnée», l’âme d’un chef d’entreprise. S’active, côté coulisses, à l’élaboration d’un nouveau bâtiment de 6.000 mètres carrés (par trois fois agrandi depuis), dans la zone du Linkling 3. Inauguration en 1999. Serge Febvre, 25 ans plus tard, règne sur un empire de 600 collaborateurs.

Parallèlement, il s’investit dans la Scapest, en charge de différents périmètres avant d’accéder à la présidence il y a de cela sept ans. Il se rend une fois par semaine, généralement le jeudi, près de Châlons-en-Champagne, où sont implantés le siège social et de colossaux entrepôts logistiques. Le jour de notre rencontre, des équipes luxembourgeoises des futurs ex-établissements Cora, Match et Smatch étaient sur place. La bascule sous pavillon Leclerc est imminente, elle doit s’opérer tout au long du premier semestre 2024.

On ne reniera pas notre ADN, mais on n’est pas là pour défaire le marché.
Serge Febvre

Serge FebvreprésidentScapest

Le Luxembourg, Serge Febvre y songe depuis toujours, ou presque. «On a eu des projets avancés, il y a une quinzaine d’années.» Le scénario qu’il voulait fuir, c’était celui d’une page blanche. Raison pour laquelle il n’a pas donné suite aux promoteurs immobiliers lui ayant proposé des terrains nus. «Arriver dans un pays en disant: ‘Tiens, je vais ouvrir un magasin’, c’est très difficile pour des indépendants comme nous, qui n’avons pas le soutien d’un groupe aux moyens démesurés.» Il attendait «l’opportunité». Elle s’est présentée l’an dernier, à la faveur du retrait du groupe Louis Delhaize du Grand-Duché. Cora, Match et Smatch sont des enseignes connues, reconnues. Avec un background. Un patrimoine. «On cherchera à apporter les améliorations possibles, mais on peut capitaliser sur ce qui existe.»

«Les vendeurs étaient pressés»

L’annonce de la reprise est intervenue durant l’été. Les premiers contacts, eux, remontaient «à quelques semaines plus tôt». C’est allé vite, oui. «Dans la distribution, tout le monde se connaît. Alors on sait qui contacter. Les vendeurs étaient pressés.» Le montant de la transaction est tenu secret. Mais «c’est forcément une bonne affaire», puisqu’elle s’est conclue.

Michel-Édouard Leclerc l’avait expliqué en décembre, Serge Febvre s’y emploie à son tour aujourd’hui: si Leclerc entend «mettre tous les moyens nécessaires pour réussir», revendiquant sans pudeurs de gazelle l’ambition de devenir le futur numéro 1 de la grande «distri», la stratégie prévoit aussi de jouer la carte d’une certaine modestie. Le positionnement se fera sur les prix, oui, mais «sans tout casser». «L’objectif, c’est de s’étalonner par rapport au marché luxembourgeois, d’apporter notre expertise sur des marques distributeurs que l’on a en France. On ne reniera pas notre ADN, mais on n’est pas là pour défaire le marché.»

Et dans un contexte de crise agricole où la grande distribution est souvent montrée du doigt, Serge Febvre s’efforce de calmer le jeu: «Le cœur de la réussite, c’est la proximité avec les industriels et les producteurs. On oppose les trois corporations, alors qu’il faut travailler ensemble au contraire. Et ça, c’est beaucoup plus facile au Luxembourg qu’en France, car le marché y est plus petit, les gens se connaissent plus facilement, les revendications entre eux sont les mêmes.» Alors? Suite de la success-story?