Gregory Kissling a 48 ans. Et 25 années d’expérience dans le secteur de l’horlogerie. Ingénieur microtechnique de formation, il a fait toute sa carrière dans l’industrie horlogère. D’abord du côté technique en œuvrant dans la construction de mouvement. Puis après deux masters en management du luxe et en gestion, il se tourne vers le côté produit et intègre Omega en 2004 en qualité de product manager. Il devient responsable du product management en 2008 puis intègre la direction en 2014. En 2022, il est nommé vice-président de la maison biennoise, en charge du développement produit. En octobre dernier, il intègre Breguet avec comme mission de faire regagner la marque en désidérabilité.
Comment passe-t-on d’Omega chez Breguet, deux maisons qui, si elles appartiennent au même groupe, Swatch, ont des positionnements et des histoires très différents?
Gregory Kissling: – «La transition a été facile. Chez Omega, le développement produit était au cœur de ma mission. Ce qui m’a donné l’occasion de pouvoir travailler sur des projets transversaux technologiques. Swatch Group, ce n’est pas uniquement un portefeuille de marque, mais c’est aussi énormément de manufacture, de recherche et développement. J’ai ainsi pu graviter dans cet univers pour par exemple développer des alliages ou intégrer des technologies venant de secteurs d’activités différents. Et puis l’an passé, on m’a proposé cette mission magnifique de reprendre cette maison prestigieuse qui fête cette année 250 ans d’existence ininterrompue.
C’est un honneur de pouvoir diriger cette magnifique marque. Et aussi un retour aux sources. Lorsque j’étais actif dans la construction de mouvements, j’ai été confronté à l’univers d’Abraham-Louis Breguet (le fondateur de la marque en 1775, ndlr). On lui doit énormément d’inventions et d’innovations qui sont encore pertinentes aujourd’hui. Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle le père de l’horlogerie moderne. Il n’a pas inventé l’horlogerie, mais il l’a modernisée, tant au niveau esthétique qu’au niveau technologique. Breguet est peut-être la seule marque qui est citée par nos confrères quand on parle du chiffre Breguet, du spiral Breguet, du ressort-timbre, du tourbillon et j’en passe. Et ce que je trouve incroyable, c’est que toutes ces innovations ont été pensées pour le bien du consommateur final. Ce n’est pas innover pour innover, mais innover pour amener une plus-value pour le client.
Si Breguet est une référence dans le monde de l’horlogerie, dans le grand public, son image et sa notoriété ne reflètent pas cela. Vous combinez expertise technique et expertise marketing, comment, tout en gardant l’ADN de la marque, comptez-vous moderniser son positionnement?
«Le patrimoine et l’histoire de la marque, qui existent sans discontinuer depuis 250 ans, sont juste exceptionnels. Nous avons la chance d’avoir un responsable du patrimoine qui fait partie de la famille Breguet en la personne d’. Il est un livre ouvert qui permet l’accès à une valeur immatérielle: raconter des histoires, discuter sur un produit qui a été fait, pourquoi il a été fait. Le but n’est pas de copier le passé, mais de s’appuyer dessus, de s’en inspirer pour perpétuer un héritage d’innovation. C’est ce que nous appelons en interne ‘Legacy in Motion’: rester connecté au passé en restant force de proposition.
Nous allons aller séduire de nouveaux clients, une nouvelle audience. Une audience qu’il va falloir dans certains cas éduquer à l’horlogerie mécanique. C’est un vrai challenge que d’aller chercher une nouvelle clientèle avec des produits, du conseil et des histoires. Le produit est central dans une maison comme la nôtre. Il faut le mettre en avant, tout comme il faut mettre en avant le côté humain. Nous sommes une vraie manufacture donc la touche humaine est extrêmement importante. Nous faisons des pièces uniques, mais je dirais même que chaque pièce dans une gamme ou une série est unique. Quand on a un bleuissage d’une aiguille à la flamme, on n’a jamais deux fois le même résultat. C’est la même chose pour un cadran en émail, pour le guillochage, une gravure à la main. Chaque artisan, finalement, donne sa pâte aux composants, marque le produit et c’est ce qui fait la beauté d’une montre Breguet. Une montre Breguet ne sert pas juste à donner l’heure. Elle le fait de manière fiable. C’est aussi un objet de transmission: elle transmet une émotion par rapport à un produit, à une histoire.
Vous parlez de nouvelle clientèle à conquérir. Quelle est cette cible?
«Je dirais une personne de plus de 35 ans, passionnée par la belle mécanique et qui cherche un garde-temps qui puisse traverser les modes. L’élégance a toujours fait partie des codes de Breguet. Les codes esthétiques mis en place en 1775 se retrouvent encore aujourd’hui. Il n’y a aucune marque de haute horlogerie aujourd’hui qui a conservé le lien entre sa production d’origine et sa production courante. La plupart des collections courantes des grandes marques de manière générale sont des collections qui s’appuient sur des designs des années 50, 60, 70. Chez Breguet, le style a traversé les siècles. C’est simple au premier regard, mais il y a beaucoup de détails. C’est souvent plus difficile de faire simple plutôt que de faire compliqué. Acheter une Breguet, c’est avoir l’assurance d’avoir un garde-temps qui traverse les modes.
Une autre tendance qui s’affirme et sur laquelle nous voulons nous positionner est celle du ‘Quiet Luxury’. Il n’y a pas dans nos modèles de côté ostentatoire. C’est un produit de connaisseur. Il y a aussi le retour du classicisme, une tendance dans laquelle nous n’avons aucun mal à nous couler.
Comment comptez-vous les toucher?
«Vous allez le découvrir au fil des prochains mois. Nous allons rajeunir notre communication sans toucher à la richesse du contenu et au message.
Vous fêtez cette année les 250 ans de la maison. Comment comptez-vous capitaliser sur cet événement?
«Ce n’est pas tous les jours que l’on fête un quart de millénaire. Pour célébrer cela, nous avons fait le choix de ne pas lancer à une date précise une collection anniversaire, mais de faire littéralement un tour du monde dont chaque étape sera l’occasion de présenter un, voire deux nouveaux produits en phase avec cette étape et l’histoire de la marque. Breguet a été un horloger prolifique qui a eu l’occasion de vendre ses garde-temps dans de nombreux pays et de grandes cours royales. Il a travaillé à l’international avant tout le monde: États-Unis, Russie, Espagne, Empire ottoman…
L’idée est d’avoir une prise de parole sur plusieurs mois. Ces nouveautés seront basées sur nos collections courantes. Ce tour du monde se terminera au Château de Versailles. Versailles est très connecté avec Breguet avec la magnifique histoire de la fameuse montre de Marie-Antoinette (une montre réputée pour être l’une des cinq montres les plus compliquées au monde. Elle est surnommée ‘la Mona Lisa des montres’, ndlr). Nous avons commencé il y a quelque temps avec une phase de teasing tournant autour de nos innovations. Et cette semaine, nous avons dévoilé un nouvel alliage anniversaire exclusif, l’or Breguet. Cet or s’inspire des ors utilisés au 18e siècle par les horlogers, à une époque où ce métal n’était pas soumis à des normes précises comme aujourd’hui. Il n’était ni jaune ni rose, mais entre les deux. Nous avons développé un alliage composé à la fois d’or, de cuivre, de palladium et d’argent, un or blond aux reflets roses.
Vous avez développé un nouvel alliage. Comment est organisée votre activité R&D? Est-elle autonome ou vous coordonnez-vous avec le groupe auquel vous appartenez?
«La plupart des marques du groupe ont leur propre équipe de développement. Lorsqu’il s’agit de développer un nouveau produit, ils ont leur propre personne que ce soit au niveau du design ou du bureau technique. Si on parle de recherche fondamentale ou R&D, il y a des équipes au niveau du groupe qui sont mises à disposition des marques. Si on prend l’exemple du nouvel or Breguet, nous avons eu recours au savoir-faire et aux capacités métallurgiques du groupe de pouvoir pour son développement.
Mais le but, c’est que la marque soit finalement toujours dans ce qu’on appelle le ‘driver seat’. C’est elle qui va utiliser ses ressources pour introduire une technologie ou une autre dans ces produits. Et chaque marque à son lot de brevets – plus de 300 pour Breguet. Il peut arriver parfois qu’il y ait des cessions ou des partages. C’est l’avantage d’un groupe de pouvoir échanger de bonnes pratiques et parfois des idées.
La communication est un volet important. Mais comment s’organise la distribution de vos produits?
«L’objectif qui m’a été assigné – sans rentrer dans les chiffres – est de regagner en désidérabilité au niveau de la marque. La communication est un volet important, mais il y a aussi la distribution. Et c’est à travers nos boutiques finalement qu’on exprime le mieux l’univers de la marque. Nous avons aujourd’hui un réseau de 40 boutiques et nous voulons faire grandir ce réseau. Ces boutiques ne sont pas de simples vitrines, elles ont vocation à être rentables.
Quels marchés ciblez-vous en priorité?
«Nous sommes bien implantés en Asie – Chine, Japon, Corée. Et il y a des marchés sur lesquels nous avons un fort potentiel de développement comme l’Europe, le Moyen-Orient et les États-Unis. Nous sommes également bien implantés en Inde depuis 20 ans.
Vous visez les États-Unis. Dans l’actuel contexte de guerre commerciale, n’est-ce pas un pari risqué?
«Je pense qu’il ne faut pas surréagir et se projeter à moyen et long terme. Les États-Unis restent un marché important. Un marché qui, sous l’angle de la connaissance de l’horlogerie, n’est pas mature. C’est un marché en progression qu’il serait dommage d’ignorer.
Le marché de la montre de luxe a vu émerger ces dernières années un marché de seconde main très dynamique. Avec la crise économique actuelle, craignez-vous que vos produits deviennent de simples produits financiers au détriment de leur histoire?
«Nous ne pouvons pas empêcher nos clients d’adopter cette approche. Mais pour moi, avant tout, acheter une Breguet est un investissement personnel, émotionnel. On a envie d’une Breguet parce qu’on est passionné par le produit, par l’histoire. Et c’est ce discours que nous tenons à nos clients. Ceci dit, ce marché existe et il est complémentaire à notre activité. Mais nous n’envisageons pas pour le moment de développer des programmes d’authentification comme d’autres marques le font.
Ce que je voudrais souligner, c’est qu’une montre mécanique est tout sauf un objet d’obsolescence programmée. Nous avons cette capacité de pouvoir aujourd’hui restaurer des modèles datant de plus de 200 ans. C’est juste incroyable. Nous avons une philosophie en termes de service après-vente ou de customer service qui est juste géniale. Certaines marques décrètent qu’après 25 ans, une montre est vintage et ils ne s’en occupent plus. Une Breguet, elle, sera toujours réparée. Nous avons gardé beaucoup de pièces, mais on est surtout capable d’en refabriquer au besoin. Et même de refabriquer les machines servant à fabriquer ces pièces. C’est un aspect clé de notre relation client. Je me répète, mais une Breguet est un objet d’émotion qui peut se passer de génération en génération. Donc pour nous, c’est extrêmement important de pouvoir répondre à ces demandes-là.
Nous allons d’autre part annoncer que la garantie de deux ans est portée à 5 ans pour toute montre achetée à partir du 1er janvier 2025, auxquels s’ajoutera une garantie supplémentaire de 5 ans d’entretien en cas de service payant.