LuxSE a été la première bourse au monde à se spécialiser dans les obligations vertes. Quel en est le bilan aujourd’hui?
Chiara Caprioli. – «L’univers de LuxSE se structure autour des produits à revenu fixe. Depuis 2016, nous avons une plateforme, Luxembourg Green Exchange, ou LGX, qui héberge aujourd’hui environ 1.500 obligations vertes, sociales, durables et liées au développement durable, dont la valeur totale équivaut à environ 795 milliards d’euros.
En termes d’émetteurs, quelles évolutions observez-vous?
«Outre les émetteurs habituels tels que les banques multilatérales de développement, les États, les agences et les institutions financières, nous avons assisté à une entrée significative des entreprises sur le marché depuis la codification des obligations liées au développement durable. Sur ce segment, nous constatons un intérêt des entreprises qui, il y a encore deux ans, n’étaient que peu actives sur le marché des obligations vertes, sociales et durables. Il s’agit notamment de sociétés actives dans des secteurs à haute intensité d’émissions de gaz à effet de serre (GES), comme le secteur maritime, l’aviation ou encore le secteur de la mode ou de l’acier. Dans le passé, ces entreprises ne participaient pas au marché d’obligations vertes, sociales et durables, car elles ne disposaient pas de suffisamment de projets dits “bas carbone” éligibles pour justifier une de ces obligations. Désormais, ces émetteurs peuvent signaler aux investisseurs des engagements de décarbonation et les intégrer dans leur structure de produits obligataires à travers des obligations liées au développement durable. L’émetteur s’engage alors à payer une pénalité financière sous la forme d’un coupon “step-up” s’il ne parvient pas à réaliser les objectifs qu’il s’est lui-même imposés, liés par exemple à la réduction carbone, à l’intensité en énergie ou à la consommation d’eau des produits fabriqués. Ainsi, il fixe une ligne directrice en laquelle les investisseurs peuvent avoir confiance.
Nous constatons un intérêt des entreprises qui, il y a encore deux ans, n’étaient que peu actives sur le marché des obligations vertes, sociales et durables. Il s’agit notamment de sociétés actives dans des secteurs à haute intensité d’émissions de gaz à effet de serre (GES), comme le secteur maritime, l’aviation ou encore le secteur de la mode ou de l’acier.
Ces entreprises prennent donc un certain risque en émettant des obligations.
«La difficulté pour les émetteurs de ce type de produit obligataire est de trouver un niveau d’ambition qui leur permet de sortir de leur zone de confort et/ou de la moyenne sectorielle, mais qui ne soit pas complètement irréalisable. Ces objectifs doivent évidemment être approuvés par un certificateur externe. Un émetteur qui ne respecterait pas ses engagements prend alors le risque de perdre ses investisseurs, un inconvénient qui s’ajoute à la pénalité financière.
LuxSE cote et affiche sur son Green Exchange (LGX) quatre catégories d’obligations labellisés: les obligations vertes, sociales, durables et liées au développement durable. Quelle est la place pour les produits non labellisés?
«Il est indispensable de rendre disponibles en ligne tous les produits qui peuvent s’avérer des solutions d’investissement, en affichant les mandats ESG des investisseurs. L’univers labellisé ne couvre pas tout. C’est pourquoi nous affichons sur LGX les obligations non labellisées émises par des émetteurs que Climate Bonds Initiative – une organisation qui s’efforce de mobiliser des capitaux mondiaux pour l’action climatique – considère être des “climate-aligned issuers”. Ce sont des émetteurs dont 75% à 100% des revenus sont issus d’activités durables, tels que des producteurs de panneaux solaires ou de turbines d’éoliennes. Ils n’ont pas nécessairement l’exigence de structurer leurs obligations selon un label, car cela engendrerait des coûts ultérieurs qu’ils n’ont pas besoin de justifier, puisque leurs modèles sont durables par défaut. Malgré tout, ces émetteurs ne sont pas visibles sur le marché des obligations vertes. C’est pourquoi LuxSE les affiche sur LGX pour les rendre visibles aux investisseurs. Il s’agit d’un univers d’investissement entre quatre et cinq fois plus grand que celui des émissions labellisées, et tout aussi intéressant en termes d’impact.
Nous ne jugeons pas si un produit est plus vert qu’un autre, mais si le produit offre suffisamment de transparence et s’il intègre les standards internationaux pour que les investisseurs puissent faire leurs analyses et prendre leurs propres décisions d’investissement.
Comment LuxSE sélectionne ces obligations non labellisées?
«Nous avons un partenariat avec Climate Bonds Initiative qui nous apporte la méthodologie pour identifier les “climate-aligned issuers”. Sur base de leurs analyses, nous plaçons les obligations non labellisées – et labellisées s’ils en ont, comme c’est parfois le cas aussi – sur notre plateforme. En somme, le concept de LGX est de constituer une plateforme avec des critères de transparence accrus, qui présente au marché des opportunités d’investissement robustes par rapport aux exigences de divulgation. Nous ne jugeons pas si un produit est plus vert qu’un autre, mais si le produit offre suffisamment de transparence et s’il intègre les standards internationaux pour que les investisseurs puissent faire leurs analyses et prendre leurs propres décisions d’investissement, ainsi que pour vérifier que les émetteurs financent des projets qui contribuent au développement durable.
De cette façon, peut-on dire que LuxSE compense une absence de réglementation?
«LuxSE anticipe la réglementation. Depuis 2007, le marché n’avait jamais vraiment été réglementé. La première vague de réglementation n’est que toute récente et est toujours en cours d’élaboration. Cependant, des acteurs fédérés au sein de l’ICMA (International Capital Market Association) avaient déjà introduit un ensemble de règles applicables sur base volontaire, devenues en pratique incontournables pour tout émetteur voulant être crédible. Il y en a eu d’autres. De notre côté, nous avons rendu obligatoires ces standards de transparence et de reporting pour l’affichage sur LGX .
L’idée de se focaliser sur la finance verte est-elle unique à LuxSE ou bien une forme de concurrence s’est-elle développée?
«Nous étions les premiers à aller dans cette direction dès 2016. Depuis lors, d’autres bourses ont essayé de répliquer notre modèle. Certaines bourses comme Nasdaq, Euronext, London Stock Exchange ou Tokyo Stock Exchange ont développé un segment pour la visibilité des obligations vertes. Par contre, elles ne disposent pas d’un service dépositaire centralisé de toute la documentation, gratuit et entièrement accessible par les investisseurs. Ces bourses se limitent dans une certaine mesure à afficher un tag sur les produits qui sont éligibles pour les signaler au marché, sans pour autant mettre à disposition toute l’information nécessaire pour les investisseurs.
Nous avons créé un modèle propriétaire avec une granularité unique offrant environ 150 points de données par obligation et couvrant plus de 8.000 obligations.
Dans ce contexte, quelle importance donnez-vous à la donnée?
«Nous avons lancé le LGX DataHub qui centralise les données ESG des obligations vertes, sociales, durables et liées au développement durable cotées dans le monde. Nous avons créé un modèle propriétaire avec une granularité unique offrant environ 150 points de données par obligation et couvrant plus de 8.000 obligations. Cela permet aux utilisateurs de comparer les indicateurs ESG entre une obligation et une autre afin de pouvoir faire des choix d’investissement. Cela aide aussi les investisseurs à accéder à des données utiles pour leur reporting d’impact et règlementaire. C’est un produit qui a été développé initialement pour les gestionnaires d’actifs, mais qui est aussi utilisé par des banques, des centres de recherche et même des émetteurs.
Jouez-vous un rôle de contrôleur avec le LGX DataHub?
Non. Nous analysons uniquement l’information publique, en l’occurrence celle publiée par les émetteurs eux-mêmes. Nous vérifions la source primaire de ces informations, mais nous ne sommes pas des auditeurs, ce n’est pas notre rôle. C’est la responsabilité de l’émetteur de nommer un auditeur qui peut vérifier les informations et réaliser des évaluations d’impact. Nous permettrons cependant aux investisseurs de savoir si les rapports ont été vérifiés par des tiers indépendants.
Quelle part d’automatisation et d’intelligence artificielle comporte le LGX DataHub?
«Au tout début, nous avions commencé de façon purement manuelle, notamment en vue d’approfondir notre connaissance de la donnée, avant d’identifier les indicateurs les plus pertinents. Désormais, nous collaborons avec un prestataire de service qui utilise de l’intelligence artificielle. Tout est cependant vérifié par un double contrôle humain. L’automatisation s’effectue essentiellement lors de l’extraction d’une partie des informations, mais une revue qualitative et manuelle est systématique – une fonction qui n’est d’ailleurs pas externalisée.
Comment faites-vous alors pour surmonter les défis de l’absence de données et de données incorrectes?
La structure propriétaire du LGX DataHub dispose de champs qui sont prédéfinis. Ainsi, si un émetteur a des données manquantes, les champs vont alors rester blancs, les champs vides ne contiennent pas de proxy. Cela a pour conséquence de créer de la pression positive, car les émetteurs les moins transparents seront rapidement identifiés. Nous ne pouvons, en revanche, pas estimer de la donnée qui n’existe pas. La complexité des données, le manque de standardisation et l’absence de certaines données constituent autant de défis qui vont être résolus progressivement par la force de la réglementation.»
Cette interview est issue de la newsletter Paperjam + Delano Finance, le rendez-vous hebdomadaire pour suivre l’actualité financière au Luxembourg.