Que reste-t-il de l’ADN originel de Luxlait?
. – «Il est le même. En 1894, les milliers de producteurs du pays ont uni leurs forces pour collecter le lait et créer les outils de production en permettant sa valorisation. C’était très novateur pour l’époque. Aujourd’hui, nous sommes toujours une association agricole, et nous le resterons encore longtemps. Dans ce modèle, tout est basé sur l’équité. Les agriculteurs sont rémunérés par Luxlait, les profits leur sont reversés intégralement.
À l’époque, la coopérative s’était montée avec un capital correspondant à 1.500 euros actuels…
«Et 130 ans après, nous avons un chiffre d’affaires de 160 millions d’euros, 400 employés, deux sites de production, 25.000 vaches et 300 agriculteurs…
Vous avez rejoint Luxlait en 1996, avant d’en devenir le CEO en 2018. Quelles ont été les principales évolutions des trois dernières décennies?
«Je suis arrivé chez Luxlait en tant qu’ingénieur projet pour développer la nouvelle usine. Cela a mis sept ans, le temps de trouver le terrain. Cela devait être Belval, puis Mondorf, puis Strassen… Finalement, on a décidé de venir sur ce site, à Bissen, qui est le centre géographique du pays. La borne zéro est située ici. C’était un choix judicieux au plan environnemental comme au niveau financier, car cela permet d’optimiser les déplacements. Sur nos bouteilles de lait frais et de lait UHT, nous allons d’ailleurs accoler une étiquette «0 km».
0 km en dehors des frontières, puisque 100% du lait est collecté auprès de fermes luxembourgeoises et conditionné sur nos deux usines luxembourgeoises. Et 0 km, s’agissant de notre bilan… Nous parcourons chaque année 850.000 kilomètres. Quand vous divisez ce chiffre par les 180 millions de litres de lait produits, vous arrivez à 0,000.4 km par litre. Nous sommes une entreprise locale. La seule dans l’industrie à avoir des matières premières provenant du pays et à les transformer dans le pays.
C’est un marché extrêmement difficile. On est dans un système hyperconcurrentiel.
Dans cette quête de local, la crise sanitaire de 2020 a-t-elle changé quelque chose?
«Pendant la crise, les consommateurs se sont souvent tournés vers des produits locaux. En parallèle, les médias ont bien aidé eux aussi, en faisant la démonstration que l’on avait procédé à trop de délocalisations et qu’il fallait faire revenir des entreprises au sein de l’Europe. Cette envie de local reste présente aujourd’hui dans l’esprit des gens. Mais le Luxembourg est un pays atypique, avec 50% de population étrangère. Les Luxembourgeois naissent avec les produits Luxlait, mais l’autre moitié de la population s’oriente davantage vers les produits qui font écho chez elle. Et qui sont disponibles ici. Lactalis côté français ou DMK côté allemand n’ont aucun mal à accéder au marché luxembourgeois. C’est un marché d’autant plus difficile pour nous. Extrêmement difficile. On est dans un système hyperconcurrentiel.
Ce qui implique quoi?
«Que l’on exporte 70% de notre production. Dans le privé, l’industriel achète la matière première dont il a besoin. Si c’est 200 millions de litres de lait, il n’en achète pas un de plus. Nous, en revanche, c’est différent, on se doit de prendre l’intégralité du lait que nous donnent les agriculteurs. Depuis la fin des quotas, en 1995, on est passé de 125 à plus de 180 millions de litres de lait… Auparavant, on était présent dans des pays tels que la Chine. Pour des questions environnementales, c’est fini. J’ai fait augmenter la force commerciale dans la Grande Région, et l’on reste dans les pays qui nous entourent: Allemagne, Belgique, Pays-Bas, France, Italie et un peu l’Espagne. J’essaie de rester cohérent avec mes idées et mes convictions.
Nous sommes sans doute l’entreprise la plus complexe à gérer dans l’industrie.
Il existe un Luxlait Italia. Faut-il s’attendre à des déclinaisons dans d’autres pays?
«On fait beaucoup de private labels. C’est le cas par exemple en Belgique, en Allemagne ou aux Pays-Bas. En Italie, en revanche, ce ne sont que des produits Luxlait. Cette société a été créée car c’est plus simple d’avoir une entité locale pour pénétrer la grande et moyenne distribution. Cela pourrait se regarder pour le marché français.
Vous ne vous dites jamais que vous évoluez sans cesse sur un fil?
«Si. Nous sommes sans doute l’entreprise la plus complexe à gérer dans l’industrie. On a une matière première que l’on doit prendre, avec des volumes qui changent, et une qualité qui change au jour le jour, et de saison en saison; le lait doit être stocké dans des silos extérieurs pas plus de 24h; la transformation, ensuite, aboutit à des produits avec une DLC relativement courte; et il faut trouver des débouchés. Rien n’est plus difficile. Mais nourrir la population, c’est passionnant.
Comment s’est traduite la crise agricole de fin 2023 chez Luxlait?
«Cette crise n’était pas liée aux prix, elle a exprimé le ras-le-bol des agriculteurs à l’égard d’une réglementation devenue trop lourde. On leur en demande beaucoup. Trop. L’Europe est du reste en train de revoir sa copie. OK, on veut respecter l’environnement, plus de durabilité, on vise le zéro carbone à l’horizon 2050… Mais il faut aussi aider les agriculteurs. On le vit en ce moment avec les bouchons attachés aux bouteilles. Cette réglementation européenne nous a coûté un demi-million d’euros, consacré au remplacement d’une partie des machines. Les consommateurs en sont globalement insatisfaits et l’impact environnemental est terrible, ne serait-ce qu’avec l’obsolescence de certaines machines. Quand changement il y a, les agriculteurs ont besoin d’être accompagnés.
Les crises qui se sont succédé ces dix dernières années ont changé les attentes et la mentalité des consommateurs.
Quelles sont vos priorités en matière environnementale?
«On bénéficie de l’une des entreprises les plus modernes en Europe. On a investi 150 millions d’euros sur notre nouveau site, en fonctionnement depuis 2011. Et depuis cette date, on a investi environ 50 millions. Le tout pour être toujours plus innovant. Dans le passé, on a parfois pu renvoyer une image un peu vieillissante. On s’interdisait d’aller sur les réseaux sociaux et l’on travaillait sur deux projets à l’année… L’année dernière, ce sont 70 projets différents qui ont été menés. L’équipe R&D a été renforcée. L’innovation se veut technologique, mais elle est également au service des produits. Les crises qui se sont succédé ces dix dernières années ont changé les attentes et la mentalité des consommateurs. Les jeunes, surtout. Ils n’achètent pas qu’un produit, ils achètent aussi des valeurs.
Quand j’ai pris le poste de CEO, on a redéfini ensemble nos valeurs sociétales. L’environnement est au premier rang. La toiture est équipée de panneaux photovoltaïques, on dispose d’un bassin d’épuration, on travaille sur une méthanisation aussi bien que sur les emballages, avec l’an dernier une somme de trois millions d’euros fléchée sur l’achat d’une machine permettant de réduire notre impact en la matière… 20 tonnes de plastique ont été économisées. On achète des bouchons plastiques à base végétale, et non pétrolière. Tous nos cartons sont issus de forêts renouvelables. Oui, on investit beaucoup sur l’environnement, la durabilité, le bien-être animal… Notre cahier des charges est très complet. Mais chez nous, les agriculteurs sont accompagnés.
Comment se construit votre catalogue?
«Luxlait dispose de 135 recettes, représentant 480 produits disponibles à la vente. Certains d’entre eux diminuent. Le lait frais, par exemple, dont la consommation se replie. Mais on développe en parallèle d’autres produits comme le lait sans lactose ou le skyr, qui répond aux attentes de consommateurs qui ne veulent plus de matières grasses, mais de la protéine. Et même sans matières grasses, on a de l’onctuosité grâce au travail de nos ingénieurs. D’ici la fin de l’année, on va également proposer du lait d’avoine, en partenariat avec les Moulins de Kleinbettingen. Cela n’existe pas au Luxembourg. Il a fallu convaincre les membres fournisseurs de lait de l’opportunité de créer une offre alternative…
Qu’attend Luxlait de l’IA? Vous, ça vous fait saliver?
«Je souhaite l’utiliser à tous les niveaux. Que ce soit au plan commercial – par exemple pour la prospection –, pour le service achats, pour la comptabilité, pour le marketing, pour la production… Je pense aussi au technicien confronté à un problème sur une machine: l’intelligence artificielle saura retracer l’historique du problème et proposer une solution. Une aide phénoménale. Je l’accueille avec enthousiasme.»