À toute vitesse. Moins d’un an après être sorti major de promo de son école d’ingénieur, a rejoint Luxlait en qualité de directeur projet et technique. C’était en 1996. Devant lui: le dossier de construction de l’usine de Bissen, , qui revendique un chiffre d’affaires de 160 millions d’euros, 400 employés et deux sites de production.
Douloureuse, l’épreuve a marqué son début de carrière. Mais elle lui a aussi ouvert des portes. Nommé directeur adjoint en 2016, Gilles Gérard occupe les fonctions de CEO depuis 2018. Il est loin le temps où le jeune ingénieur en faisait un peu trop, comme il le reconnaît lui-même, dans sa manière de fonctionner…
Racontez-nous vos débuts: votre premier job, votre premier contact avec le monde du travail. C’était quoi? C’était comment?
Gilles Gérard. — «C’était vers l’âge de 16 ans, avec mon père, qui était journaliste au Républicain Lorrain. Je l’aidais à rédiger des articles, je faisais la collecte des résultats sportifs. Cela m’a permis de payer une partie de mes études et certaines sorties. En tant qu’élève ingénieur, j’ai ensuite effectué plusieurs stages dans de grandes entreprises. Ces expériences m’ont permis de comprendre le fonctionnement du monde du travail, les rouages de l’industrie. Cela m’a permis aussi de développer ma passion pour ce domaine de l’agroalimentaire où j’évolue aujourd’hui. J’ai ouvert les yeux sur les défis et les opportunités du secteur.
Pourquoi ne pas avoir poursuivi dans le journalisme?
«J’ai fait un bac scientifique, j’ai plutôt une appétence pour les chiffres. Mon père ne m’a pas poussé non plus à faire du journalisme, je dois dire.
Vous avez déjà eu envie de tout plaquer et de changer complètement de voie?
«Oui, mais cela ne m’est pas arrivé souvent. Une seule fois en fait. J’ai connu un vrai moment de doute lorsque j’ai été en charge du développement de l’usine où nous nous trouvons actuellement. J’avais une masse de travail et des pressions énormes. Ces pressions venaient de partout. Je me suis posé la question de faire autre chose. Avant de me raviser, du fait de cette passion pour l’agroalimentaire que je viens d’évoquer et de mon engagement vis-à-vis de Luxlait. En définitive, cette séquence m’a permis de développer de la persévérance et de me remettre sur le bon chemin. J’en suis sorti renforcé. Un mal pour un bien.
S’il y avait eu «autre chose», cela aurait été quoi?
«J’aurais probablement repris des études. Si ma carrière était à refaire, j’aimerais être avocat d’affaires.
En début de carrière, j’avais tendance à vouloir tout contrôler, tout faire moi-même. Cela m’a conduit à une forme d’épuisement mental.
Quelle erreur de débutant auriez-vous préféré éviter?
«En école d’ingénieur, où j’ai terminé major de ma promotion, on nous expliquait que l’on était les meilleurs, que l’on allait arriver en entreprise et que c’est nous qui allions diriger. À la sortie, j’avais un peu la tête gonflée. À mon arrivée chez Luxlait, j’ai malheureusement été très arrogant. Cela m’a valu des déboires avec mes collègues comme avec ma hiérarchie. En début de carrière, j’avais aussi tendance à vouloir tout contrôler, tout faire moi-même. Cela m’a conduit à une forme d’épuisement mental.
Comment êtes-vous parvenu à passer outre?
«Grâce à ma rencontre avec le directeur de production d’alors, M. Reslinger. Il m’a expliqué qu’il y avait beaucoup de choses à apprendre, qu’une carrière était longue, qu’il fallait faire montre d’humilité, et que j’avais donc des choses à changer. Cela m’a mis une claque. Le soir, en rentrant chez moi, j’en ai pleuré. Mais ensuite, j’ai totalement changé. J’ai eu la chance que cette personne me fasse confiance. C’est important en entreprise d’avoir une ou plusieurs personnes présentes pour vous épauler et vous guider. Des mentors quoi…
Plus globalement, sur quoi vous appuyez-vous pour surmonter les moments difficiles, les coups durs, les échecs?
«Je fais preuve de beaucoup de résilience. J’ai aussi une capacité à m’adapter aux situations. Je ne garde pas les choses pour moi, une communication transparente permet de résoudre beaucoup de conflits. Et puis, j’ai une mentalité encline au développement. Cela m’a permis de me sortir de nombreuses difficultés auxquelles j’ai dû faire face. La chose la plus importante, c’est qu’il faut se faire confiance, croire en soi. Si l’on est dans la crainte, il y a plus de risques de connaître une spirale négative. On m’a éduqué de telle manière que j’ai toujours considéré les difficultés comme de possibles opportunités. Dans ma tête, je me dis: ''OK, ça fait peur, mais ça va me former''.
Un exemple concret de passe difficile qui s’est finalement transformée en opportunité?
«En opportunité, je ne sais pas, mais j’en reviens à la construction de la nouvelle usine. Cela m’a totalement changé. Il y avait un Gilles Gérard à l’entrée, il y en a eu un autre à la sortie, ce sont deux personnes totalement différentes. À l’arrivée, cela a été une réussite pour moi comme pour l’ensemble du groupe. Cela m’a permis de rejoindre le comité de direction. En tant qu’ingénieur, j’y ai découvert tout ce que je ne connaissais pas: la stratégie, la partie financière, la partie marketing, etc. Je suis quelqu’un qui a une énorme envie d’apprendre, toute ma carrière je n’ai fait que ça. Rentrer dans ce comité, cela m’a donc donné la possibilité d’apprendre et d’accéder au poste auquel je suis aujourd’hui.
Est-ce que vous vous êtes déjà dit à un moment «Ça y est, j’ai réussi»?
«Non, je ne suis pas quelqu’un qui se satisfait des réussites. Je suis plutôt tout le temps en train de me questionner pour savoir comment faire mieux.
Quel est le meilleur conseil que l’on vous ait donné?
«De respecter les autres, ça c’est une certitude. Et d’écouter, aussi. J’avais la fâcheuse tendance à ne pas trop écouter les gens. Cela a pris du temps, plusieurs années, mais j’ai appris et évolué sur ce point également. Aujourd’hui, je sais que j’aime travailler en équipe, j’aime écouter les gens. On grandit en écoutant les autres. Je le dis souvent: “Seul on va vite, ensemble on va loin.”
Je suis beaucoup dans la réflexion, ma nature est de prendre beaucoup de temps. C’est rare que je prenne des décisions rapides.
Votre entourage familial a-t-il joué un rôle dans vos choix de carrière?
«Quand on a la charge d’un groupe comme Luxlait, c’est beaucoup de choses, beaucoup de travail, beaucoup de déplacements. Je suis souvent à l’étranger, je ne vois pas souvent ma famille. Pas toujours facile. Donc, il faut être bien épaulé et il faut avoir la chance d’avoir une famille qui comprenne les choses et qui vous aide.
Vous ne débranchez jamais?
«J’essaie de faire la part des choses mais c’est très difficile. Dans ce monde connecté, j’ai du mal à rentrer chez moi et à déconnecter. Je souhaiterais y parvenir, mais je n’ai pas cette faculté.
Quels sont les principes et les valeurs qui vous guident au quotidien?
«Des valeurs classiques. Celles du travail. L’écoute des autres, le fait de développer, d’être créatif. Ce sont des choses qui me motivent et qui font que je suis quelqu’un qui n’abandonne jamais.
Avez déjà pris une décision professionnelle sur un coup de tête?
«Je suis beaucoup dans la réflexion, ma nature est de prendre beaucoup de temps. C’est rare que je prenne des décisions rapides, ça n’est pas moi d’agir comme ça. La seule chose à laquelle je n’ai pas trop réfléchi c’est lorsque, jeune ingénieur, j’ai eu cette opportunité de prendre la responsabilité de la construction de cette usine Greenfield de presque 40.000 m². Un défi colossal parce que, vous savez, on ne m’avait pas appris à faire ce genre de choses. Je me suis jeté dans le bain. Six années de ma vie. Cela a influencé la suite de ma carrière.
Quid des regrets?
«Je n’ai pas de regrets professionnels. Si j’en avais, je pense que j’aurais changé de métier ou que j’aurais changé de société. J’ai commencé chez Luxlait comme ingénieur, je termine comme CEO. Comment avoir des regrets?
Je suis désolé de voir que la valeur du travail est en train de se perdre. C’est pourtant le moteur de la réussite.
Si vous deviez résumer en une phrase ce que votre carrière vous apprend ou vous a enseigné sur vous-même?
«Elle m’a appris que j’étais quelqu’un de très, très persévérant et de très, très exigeant. Vis-à-vis de moi-même, comme avec les autres par conséquent.
Quel conseil donneriez-vous à la version de vous-même qui démarrait sa carrière?
«Je lui dirais de ne pas avoir peur de prendre des risques et de croire en soi, en ses capacités, sans perdre de vue ses passions, ses valeurs. Je suis désolé de voir que la valeur du travail est en train de se perdre. C’est pourtant le moteur de la réussite.
Et que penserait le gamin «arrogant», pour reprendre votre terme, que vous étiez du dirigeant que vous êtes devenu?
«Il serait très fier. Et plein de gratitude aussi pour les gens m’ayant soutenu. Mon mentor, bien sûr, mais pas seulement. J’ai été encouragé tout au long de mon parcours.
S’il y a un moment de ce parcours que vous aimeriez revivre en boucle, ce serait lequel?
«C’est bête à dire, mais ce serait le moment où j’ai été nommé CEO du groupe Luxlait. Professionnellement, c’est un instant que j’aimerais revivre pour ce qu’il disait d’aboutissement de nombreuses années de travail.
C’était un peu votre Coupe du monde à vous?
«On peut le résumer comme ça (sourire)!
Comment vous voyez-vous dans 10 ou 15 ans?
«Mon mon but aujourd’hui c’est de faire grandir la société, de la développer, d’être plus innovant que jamais. Je pense que c’est ce que je suis en train de faire parce que, à l’extérieur, beaucoup de gens me disent que Luxlait s’est transformé, que ce soit en matière de produits ou de communication. D’ici 10 ou 15 ans, donc… Continuer à faire ce que je fais, mais en toujours mieux. Ce qui est un beau projet.
Si votre carrière était un livre ou un film, quel serait son titre et pourquoi?
«Si je devais écrire un livre, son titre serait “L’Art de persévérer”. La détermination à toujours vouloir apprendre, c’est un leitmotiv dans ma vie.»