La mission qui incombe au Gafi est de venir à bout des fraudes qui se jouent souvent à une échelle mondiale. (Photo: Shutterstock)

La mission qui incombe au Gafi est de venir à bout des fraudes qui se jouent souvent à une échelle mondiale. (Photo: Shutterstock)

Le Groupe d’action financière, ou Gafi, viendra passer au crible les dispositifs de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme du Luxembourg à l’automne 2020. Mais en quoi consistent réellement ses missions? Comment fonctionne-t-il? Plongée dans les rouages de cet organisme international tout juste trentenaire.

Al Capone n’est plus, mais les blanchisseries tournent encore à plein régime! Selon les Nations unies, l’argent blanchi dans le monde représente 2 à 5% du PIB mondial chaque année, soit 800 à 2.000 milliards de dollars. Et selon Europol, 1% des richesses de l’Union européenne est impliqué dans des activités financières suspectes, soit l’équivalent du budget annuel de l’UE.

Les scandales se suivent et se ressemblent: la seule année 2019 a vu éclore l’affaire retentissante de la «blanchisserie Troïka». Révélée en mars, celle-ci impliquerait à divers degrés de nombreuses banques européennes (Raiffeisen Bank, Citigroup, Deutsche Bank, ING, ABN Amro, Rabobank, Indosuez et les scandinaves Danske Bank, Swedbank, Nordea et SEB).

Comment venir à bout de ces fraudes qui se jouent souvent à une échelle mondiale? C’est la mission qui incombe au Gafi, le Groupe d’action financière. Cet organisme intergouvernemental a été spécialement créé pour lutter contre le blanchiment de capitaux en 1989, lors du sommet du G7 à Paris. Son mandat a ensuite été étendu à la lutte contre le financement du terrorisme en 2001.

Avec un objectif en forme de vœu pieux: préserver l’intégrité du système financier international contre son utilisation à des fins illicites. Et ce, avec un budget annuel de fonctionnement de 6,2 petits millions d’euros en 2018 (en hausse de 29% par rapport à 2017). À l’occasion de son 30e anniversaire, le Gafi a par ailleurs vu son mandat, jusqu’à présent limité dans le temps, fixé pour une durée indéterminée. C’est dire l’ampleur de la tâche qui l’attend.

L’année prochaine, à l’automne, ses inspecteurs débarqueront au Luxembourg pour passer au crible les dispositifs de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Ce n’est pas la première fois que le Gafi s’intéresse au Grand-Duché.

Lors de sa dernière évaluation, il y a dix ans, ses conclusions avaient fait l’effet d’une volée de bois vert. Jugé «partiellement conforme», le Luxembourg a dû adopter toute une série de mesures pour corriger ses dysfonctionnements et redresser son image et sa réputation. Aujourd’hui encore, le sujet reste hautement sensible. Au point que très peu d’interlocuteurs se risquent à l’évoquer, même off the record...

Nouvelles menaces

Comment fonctionne cet organisme qui fait si peur? Le Gafi rassemblait à l’origine 16 membres (dont le Luxembourg), et en compte 39 aujourd’hui (37 pays et territoires ainsi que deux organisations régionales: la Commission européenne et le Conseil de coopération du Golfe). Le Groupe d’action financière mobilise par ailleurs des membres observateurs, des membres associés et des organisations au statut d’observateur, comme l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques), la BCE (Banque centrale européenne), la Banque mondiale, le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, Europol, l’Organisation mondiale des douanes ou encore le FMI (Fonds monétaire international).

L’organe de décision du Gafi, la plénière, se réunit trois fois par an, en règle générale en février, juin et octobre. Et c’est l’OCDE à Paris qui lui fournit les services de secrétariat (une dizaine de personnes).

Le défi auquel de nombreux pays sont confrontés aujourd’hui n’est pas l’absence de normes mondiales complètes. C’est l’application effective de ces normes.

Xiangmin Liuprésident du Gafi et directeur général du département juridique de la Banque centrale chinoise

Actuellement directeur général du département juridique de la banque centrale chinoise, Xiangmin Liu présidera le Gafi jusqu’au 30 juin 2020. «Le défi auquel de nombreux pays sont confrontés aujourd’hui n’est pas l’absence de normes mondiales complètes. C’est l’application effective de ces normes», a-t-il posé dans ses Objectifs de la présidence chinoise.

Il sera le dernier président à effectuer un mandat d’un an; son successeur aura un mandat étendu à deux ans. L’actuel vice-président du Gafi, l’Allemand Marcus Pleyer (également directeur général adjoint au ministère fédéral allemand des Finances), devait lui succéder le 1er juillet 2020. Mais du fait du changement de durée du mandat de la présidence, le poste ne lui est pas encore assuré. Si tel était cependant le cas, c’est donc lui qui serait à la tête de l’institution lors de la visite du Gafi en octobre 2020 au Luxembourg, en Pologne et... en Allemagne. Le Grand-Duché, lui, n’a encore jamais présidé le Gafi depuis sa création.

La mission première du Gafi consiste donc à élaborer des normes et à faire la ­promotion de l’application des diverses réglementations existantes en matière de LBC/FT (Lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme). Des tâches qui vont de pair avec l’évaluation de ses membres, l’analyse de leurs progrès, et par conséquent, l’identification de vulnérabilités.

Le Gafi publie également des lignes directrices et des guides de bonnes pratiques, pour soutenir les pays dans leur mise en œuvre des normes. Il doit par ailleurs s’adapter en permanence aux nouvelles menaces. C’est ainsi qu’il a annoncé en juin que les plates-formes de cryptomonnaies devront aussi se plier à une série de règles pour prévenir leur utilisation comme moyen de blanchir de l’argent. Cette tentative de réglementation du marché des cryptomonnaies est une première au niveau mondial.

Contrôle de l’efficacité

«De nombreux pays ne comprennent pas encore parfaitement les risques de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme auxquels ils sont exposés», note le Gafi dans son rapport spécial 30 ans. 18% des pays ont ainsi un niveau d’efficacité jugé bas et des améliorations fondamentales à effectuer, et 34% ont un niveau modéré d’efficacité et des ajustements majeurs à réaliser. Au final, le Gafi estime que seulement 1% des pays est dans les clous, avec un haut niveau d’efficacité et des progrès mineurs à faire.

Le contrôle de l’efficacité des dispositifs de LBC/FT est justement la grande nouveauté du 4e cycle d’évaluations mutuelles. Il s’ajoute à la vérification de la conformité technique aux recommandations du Gafi.

Ainsi, lors de sa visite précédente au Luxembourg en 2010, le Gafi avait uniquement évalué cette conformité technique, à savoir si les lois, réglementations ou autres mesures requises étaient entrées en vigueur et appliquées, et si le cadre institutionnel de la LBC/FT était bien en place. Le Gafi a pour cela publié une liste de 40 recommandations, assorties de «notes interprétatives», que tous les pays du monde sont censés prendre en compte.

Publiées dès 1990, ces recommandations ont ensuite été actualisées en 1996, 2001, 2003 et en 2012. Celles-ci sont classées en sept grandes catégories: coordination en matière de LBC/FT, blanchiment de capitaux et confiscation, financement du terrorisme et de la prolifération, mesures préventives, transparence et bénéficiaires effectifs des personnes morales et constructions juridiques, pouvoirs et responsabilités des autorités compétentes et autres mesures institutionnelles, et enfin coopération internationale.

En plus de l’effectivité de la mise en place de ces recommandations, le Luxembourg, comme les autres pays, est désormais évalué sous l’angle de l’efficacité, c’est-à-dire de la qualité de cette mise en œuvre. Le Gafi s’attache ainsi à mesurer de quelle manière le cadre juridique et institutionnel produit (ou non) les résultats escomptés. «Il s’agit là de la grande nouveauté et du grand défi de ce 4e cycle d’évaluations. Il n’est donc plus question de produire uniquement des statistiques quantitatives, le Gafi regarde aussi la valeur qualitative du système mis en place», atteste Michel Turk, le «Monsieur Gafi» du Grand-­Duché.

Le Gafi a été créé lors du sommet du G7 qui s’est tenu à Paris en 1989. De gauche à droite: Jacques Delors (Commission européenne), Ciriaco de Mita (Italie), Margaret Thatcher (Royaume-Uni), George Bush (États-Unis), François Mitterrand (France), Helmut Kohl (Allemagne), Brian Mulroney (Canada) et Sosuke Uno (Japon). (Photo: Sipa)

Le Gafi a été créé lors du sommet du G7 qui s’est tenu à Paris en 1989. De gauche à droite: Jacques Delors (Commission européenne), Ciriaco de Mita (Italie), Margaret Thatcher (Royaume-Uni), George Bush (États-Unis), François Mitterrand (France), Helmut Kohl (Allemagne), Brian Mulroney (Canada) et Sosuke Uno (Japon). (Photo: Sipa)

Liste grise et liste noire

Enfin, au-delà des points techniques, les équipes d’évaluateurs, dépêchées par le Gafi, tiennent évidemment compte des spécificités du pays étudié, par exemple le poids des différentes composantes du secteur financier, le volume d’activités nationale et transfrontalière, la taille de la population ou le niveau de développement du pays. Mais aussi d’éléments plus structurels, comme «la stabilité politique, un engagement politique de haut niveau à traiter les questions de LBC/FT; des institutions stables, tenues de rendre des comptes, intègres et transparentes; l’état de droit; et un système judiciaire compétent, indépendant et efficace», précise la méthodologie du Gafi. Des facteurs contextuels sont également analysés, tels que le niveau de corruption, la maturité du cadre réglementaire ou encore le niveau d’exclusion financière.

«Ces facteurs sont susceptibles d’expliquer en grande partie pourquoi le pays obtient ou non de bons résultats, et de constituer un élément important des recommandations formulées par les évaluateurs sur la façon dont l’efficacité peut être améliorée. [...] Toutefois, les risques et les spécificités, ainsi que les facteurs structurels ou autres facteurs contextuels, ne doivent pas servir d’excuse à une mise en œuvre insuffisante ou inégale des normes du Gafi», prévient-il.

L’inconvénient d’être considéré comme un pays ‘à risques’, c’est que les pays qui ont des relations d’affaires avec vous doivent prendre plus de précautions. Pour une place financière comme le Luxembourg, nous n’avons évidemment aucune envie de figurer sur une liste.

Michel Turkministère de la Justice

Que se passe-t-il alors quand un pays ne coche pas toutes les cases lors d’une campagne d’évaluations? «En cas d’évaluation négative, nous serons placés en suivi renforcé et il faudra alors rendre compte plus fréquemment et plus en détail. Il existe aussi un autre processus lorsque les résultats sont franchement mauvais. Dans ce cas, c’est un groupe de travail du Gafi, l’International Cooperation Review Group (ICRG), qui place le pays sur les listes dites ‘grise’ ou ‘noire’ L’inconvénient d’être considéré comme un pays ‘à risques’, c’est que les pays qui ont des relations d’affaires avec vous doivent prendre plus de précautions. Pour une place financière comme le Luxembourg, nous n’avons évidemment aucune envie de figurer sur une liste» affirme Michel Turk.

Deux États sont actuellement placés sur la «liste noire» du Gafi: l’Iran et la Corée du Nord. Ils sont décrits par le Gafi comme étant des «juridictions présentant des défaillances stratégiques en matière de LBC/FT et qui font l’objet d’un appel du Gafi à ses membres et aux autres juridictions à appliquer des contre-mesures».

Et 12 autres pays sont sous surveillance ou «liste grise». Parmi eux se trouvent par exemple l’Islande, les Bahamas, le Cambodge, le Pakistan ou le Panama. Selon le Gafi, ils «présentent des défaillances stratégiques en matière de LBC/FT, n’ont pas fait de progrès suffisants ou ne se sont pas engagés à suivre un plan d’action élaboré avec le Gafi afin de remédier à leurs défaillances».

Suite à la plénière d’octobre, l’Éthiopie, le Sri Lanka et la Tunisie sont par ailleurs sortis de la liste des pays sous surveillance. À l’issue de sa dernière évaluation en février 2010, le Luxembourg avait lui aussi été placé sur cette «liste grise». Les évaluateurs du Gafi lui reprochaient notamment, à l’époque, le manque de pouvoir de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) et un secret bancaire incompatible avec le principe de lutte contre le blanchiment.

Unification de la lutte

Malgré la production de normes, les évaluations régulières et la menace que peut constituer le placement sur une liste pour la réputation et les affaires d’un pays, des millions passent encore entre les mailles du filet du Gafi. Les différentes régions concernées doivent donc intensifier leurs efforts. C’est pourquoi les États membres de l’Union européenne tentent depuis plusieurs mois de s’accorder pour harmoniser la lutte contre le blanchiment à l’échelle du Vieux Continent.

«L’évolution en matière de LBC/FT n’est pas terminée, d’autant plus que de nombreuses failles ont été enregistrées au cours des dernières années un peu partout dans le monde. Dans ce domaine, la discussion est très vive, et il y a entre autres un débat qui nous attend, à savoir si, dans ce domaine, il faut renforcer les acteurs nationaux ou s’il faut se doter d’une agence européenne qui pourrait reprendre une partie de cette responsabilité», déclarait Pierre Gramegna, ministre des Finances, lors de l’Aca Insurance Day le 21 novembre dernier.

Réunis à Bruxelles le 5 décembre dernier, les ministres des Finances européens se sont mis d’accord sur la nécessité de parfaire le cadre réglementaire de la lutte contre le blanchiment, emmené par six pays (France, Pays-Bas, Italie, Espagne, Lettonie, Allemagne), qui souhaitent qu’une autorité européenne supervise ces questions. «Lorsque des intérêts financiers importants sont en jeu, il existe un risque que les autorités de surveillance nationales soient directement ou indirectement influencées par des institutions ou des groupes d’intérêts surveillés», écrivent les six pays dans un communiqué commun en novembre.

Deux options sont actuellement sur la table: la première, soutenue par la France, viserait à renforcer les attributions de l’Autorité bancaire européenne. La seconde, défendue par l’Allemagne, consisterait à créer une autorité ad hoc supranationale consacrée à la LBC/FT, qui se focaliserait dans un premier temps sur le secteur financier.

Nous sommes donc face à un problème structurel dans la capacité de l’Union à empêcher que le système financier soit utilisé à des fins illégitimes. Ce problème doit être résolu, et le plus tôt sera le mieux.

Valdis Dombrovskisvice-président de la Commission européenne pour l’euro et le dialogue social

«L’analyse d’aujourd’hui apporte de nouvelles preuves que nos règles strictes en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux ne sont pas appliquées de la même manière dans toutes les banques et dans tous les pays de l’UE. Nous sommes donc face à un problème structurel dans la capacité de l’Union à empêcher que le système financier soit utilisé à des fins illégitimes. Ce problème doit être résolu, et le plus tôt sera le mieux», a asséné Valdis Dombrovskis, vice-président de la Commission européenne pour l’euro et le dialogue social, également chargé de la stabilité financière, des services financiers et de l’union des marchés des capitaux, lors de la présentation de propositions de la Commission fin juillet.

Il s’agira dans tous les cas d’éviter les effets pervers d’une fragmentation de la régulation en matière de LBC/FT, dont pourraient profiter les criminels. Et qui peut également dégénérer en crise de leadership: en février, la Commission européenne avait en effet annoncé l’ajout (finalement enterré) de 7 pays à sa liste noire, portant à 23 le nombre d’États «à hauts risques». Une communication qui n’avait pas été du goût du Gafi, dont le président de l’époque, l’Américain Marshall Billingslea, avait réaffirmé le «rôle central comme institution leader dans la lutte contre le blanchiment d’argent».

De nombreux travers subsistent encore. Bill Browder, homme d’affaires américain qui a alerté dès 2013 les autorités scandinaves de soupçons de blanchiment avant que ­l’affaire de la Troïka n’éclate au grand jour, les dénonce sans concession.

Au Monde le 9 mars 2019, il constatait l’«inhabilité systémique des régulateurs et autorités en Europe à lutter contre le blanchiment d’argent», et les relations «incestueuses» dans le secteur de la finance en Scandinavie. «Ce sont de petits pays, où les banquiers et les régulateurs ont fait les mêmes écoles, partent en vacances ensemble et ne veulent pas se fâcher en enquêtant les uns sur les autres», ajoutait-il. À méditer pour le secteur financier luxembourgeois, qui devra donc montrer patte «blanche» à l’automne 2020...