Gabriel Seixas, procureur européen du Luxembourg, explique comment le Parquet européen, encore jeune, sera amené à évoluer.  (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Gabriel Seixas, procureur européen du Luxembourg, explique comment le Parquet européen, encore jeune, sera amené à évoluer.  (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

La plus jeune des institutions européennes du pays, le Parquet européen, célèbre ses deux ans d’activité. Gabriel Seixas, procureur européen du Luxembourg, lève le voile sur cette organisation chargée de poursuivre les crimes affectant le budget européen, dont la juridiction s’étend à 22 États.

Le Parquet européen a débuté ses opérations le 1er juin 2021. Après deux années d’activité, quel est le bilan?

Gabriel Seixas. – «À la fin de l’année dernière, nous avions 1.117 enquêtes en cours pour un dommage total estimé à 14,1 milliards d’euros. De fait, nous avons quelque peu été victimes de notre propre succès.

Quels principaux types de crimes ressortent de ces chiffres?

«Les principaux types de crimes que nous avons identifiés sont les fraudes aux ­subventions européennes. Un cas typique est une personne demandant des subventions européennes à un ministère en fournissant de fausses informations. Ces fraudes sont suivies de près par la fraude à la TVA, en particulier la fraude dite “carrousel”. Ensuite, nous avons les fraudes liées aux marchés publics européens et les fraudes douanières.

Comment l’évolution du phénomène criminel vous amène-t-elle à vous réorganiser?

«D’une part, nous augmentons le nombre de nos procureurs européens délégués dans nos 22 États membres participants pour répondre à la charge de travail. D’autre part, au niveau central au ­Luxembourg, nous prévoyons de renforcer nos effectifs, en mettant l’accent sur la spécialisation, avec la création de sections spécialisées par domaine, comme la TVA ou les droits de douane, pour soutenir nos procureurs européens délégués dans le cadre de leurs enquêtes. Finalement, pour pouvoir analyser l’énorme quantité de données recueillies au cours de nos enquêtes, nous envisageons l’achat de divers outils analytiques, notamment en matière d’analyse financière, de block­chains et de cryptomonnaies.

Et sur le plan juridique, le Parquet européen est-il suffisamment outillé?

«L’industrie criminelle évolue constamment, tant en termes de techniques que de tactiques. Nous devons donc nous adapter et évoluer, y compris d’un point de vue juridique. Un défi réside dans le fait que nous opérons dans le cadre de 22 systèmes judiciaires différents. Il y a eu des efforts d’harmonisation, mais il reste des aspects qui nécessitent une attention particulière, comme dans le domaine de la coopération entre les autorités au niveau national. Il serait bénéfique de renforcer l’harmonisation entre les différents États membres.

Vous avez un exemple?

«Dans le cas d’une affaire de carrousel à la TVA, il devrait y avoir l’obligation pour les administrations compétentes en matière de TVA d’échanger des informations et de coopérer directement avec le Parquet européen, et avec la police qui l’assiste dans ses enquêtes. Cette harmonisation pourrait passer par des modifications législatives. Nous avons déjà réussi à harmoniser certains aspects grâce à la directive sur la protection des intérêts financiers de l’Union européenne, mais il reste des lacunes que des organismes internationaux tels que le Groupe d’action financière (Gafi) sont également désireux d’améliorer. Nous sommes d’ailleurs en contact avec le Gafi et explorons la possibilité d’en devenir membre observateur.

Le parquet européen est la plus jeune des institutions européennes du pays.  (Visuel: Maison Moderne 

Le parquet européen est la plus jeune des institutions européennes du pays.  (Visuel: Maison Moderne 

Pourquoi mettre l’accent sur un renforcement des ressources au niveau des États?

«La protection du budget de l’Union européenne est un effort commun. Il ne s’agit pas seulement du Parquet européen, mais de notre travail en collaboration et en coopération avec toutes les autorités nationales compétentes. Nous ne sommes pas responsables de la détection des crimes, mais de leur poursuite. Sans détection, il n’y a pas d’enquête, pas de poursuite et pas de condamnation. Ainsi, il ne suffit pas d’augmenter nos ressources ici, au niveau central; nous devons également augmenter les ressources dans tous les États membres, à tous les niveaux.

Comment cela se concrétise-t-il?

«Il est important de créer nos propres unités d’enquête, c’est-à-dire d’avoir nos propres ressources au niveau national, notre propre section au sein des polices judiciaires nationales. Nous avons déjà eu cette discussion au Luxembourg, et nous avons obtenu un accord pour la création d’une telle section. La création de cette unité est en cours. L’idéal serait d’avoir entre trois et six personnes dans cette section.

Quel est l’état des relations entre le Parquet européen et les autorités luxembourgeoises?

«Nous entretenons de bonnes relations avec les autorités judiciaires et le ministère de la Justice au Luxembourg. Le pays dispose d’ailleurs d’une nouvelle procédure adaptée aux spécificités du Parquet européen, qui nous permet d’agir de la manière la plus efficace possible. Dans ce cadre, nous coopérons régulièrement avec le juge d’instruction, bien que son rôle ait changé. Il n’est plus chargé de diriger l’enquête, ce rôle revenant au procureur européen délégué. Il a plutôt un rôle de garant de la légalité de la procédure, de juge des libertés.

Qu’en est-il de vos relations avec les autres autorités du pays?

«Nous avons effectué une série de visites l’année dernière auprès de diverses institutions susceptibles d’être impliquées dans nos dossiers. Cela inclut le ministère des Finances, l’Inspection générale des finances, et différentes autorités administratives de gestion et de contrôle. Nous avons expliqué notre mission, établi des liens de coopération et commencé à les sensibiliser à nos préoccupations. Nous avons toujours affirmé notre disponibilité pour aider ces autorités, par exemple en proposant des formations.

Pourquoi un travail de sensibilisation et de formation est-il spécifiquement nécessaire avec ces autorités?

«L’un des problèmes majeurs que nous avons identifiés est lié à la détection des fraudes. En ce qui concerne les subsides européens, nous constatons un problème de détection qui se reflète dans nos statistiques. En 2022, aucune dénonciation n’est venue de ces autorités au Luxembourg. Pourtant, si l’on regarde les dernières années, le Luxem­bourg a été l’un des principaux bénéficiaires des subsides de l’Union européenne. Par conséquent, nous demandons plus de contrôles, non seulement sur papier, mais aussi sur le terrain, afin de nous assurer que les fonds européens sont utilisés correctement. Ceci est pratiqué bien davantage dans d’autres États membres, conduisant à plus de dénonciations, plus de dossiers et, finalement, une meilleure protection du budget de l’Union.

Comment réagissent les autorités luxembourgeoises face à un tel discours?

«De manière générale, la réaction est positive. Elles comprennent l’importance de l’enjeu et sont prêtes à coopérer. Il est peut-être seulement nécessaire d’augmenter le nombre de contrôles ou de réorganiser certaines choses. Dans certains États membres, il existe une entité spécifique dédiée à ces aspects, ce qui n’est pas le cas au Luxembourg.

Vous étiez vous-même précédemment directeur adjoint de la Cellule de renseignement financier (CRF). Quels liens entretenez-vous aujourd’hui avec cet organe?

«La CRF est l’une des entités avec lesquelles nous avons établi des liens dès le début de nos opérations, car sa mission principale est la prévention du blanchiment d’argent et du financement du terrorisme. Nous avons la possibilité de demander des informations à la CRF et celle-ci a l’obligation de nous communiquer des informations tombant sous notre compétence. Nous avons d’ailleurs récemment signé un accord de travail avec la CRF luxembourgeoise, et la coopération entre nos deux entités a été excellente.

Les autorités luxembourgeoises devraient s’intéresser davantage au budget de l’Union.
Gabriel Seixas

Gabriel SeixasProcureur européen du LuxembourgParquet européen

On peut donc s’attendre à ce que le prochain rapport annuel de la CRF rapporte des échanges d’informations avec le Parquet européen?

«Il faudrait poser cette question à la CRF. Je ne suis pas sûr. Il est peut-être un peu tôt pour cela. Il serait peut-être préférable d’attendre jusqu’à la fin de l’année prochaine. Mais pourquoi pas... Toutefois, de façon générale, je suis d’avis que les autorités luxembourgeoises devraient s’intéresser davantage au budget de l’Union et envisager peut-être de l’inclure dans le National Risk Assessment en matière d’anti-blanchiment.

Comment ce point devrait-il être adressé au Luxembourg?

«Les fonds issus de la fraude au budget européen sont presque toujours blanchis, ce qui explique notre implication dans ces affaires. C’est un domaine assez spécifique et nous pensons qu’il y a encore beaucoup de désinformation à ce sujet, particulièrement au Luxembourg. C’est une question que nous aimerions résoudre conjointement avec la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) et la CRF.

Une relation renforcée avec la CSSF se profile-t-elle?

«En ce qui concerne nos relations ­actu­elles avec la CSSF, nous maintenons un dialogue. La CSSF a une obligation, en vertu du code de procédure pénale, de dénoncer les actes criminels. Ces actes pourraient être en lien avec notre compétence. C’est pourquoi il est crucial de discuter de la manière dont nous allons coopérer et de la façon dont la CSSF doit nous signaler certains dossiers qui relèvent de notre compétence.

C’est donc l’ensemble du secteur financier de la Place qui doit être sensibilisé à vos activités?

«Un de nos prochains projets consiste justement à intervenir lors d’une conférence réunissant le secteur financier dans son ensemble afin de les sensibiliser à notre domaine. Nous souhaitons également leur expliquer certaines typologies de crime et les inciter à être plus vigilants lorsqu’il s’agit du budget de l’Union, et à mieux identifier les fraudes y afférentes ou qui s’y rapportent.

Le but étant que les acteurs du secteur financier vous adressent directement certains de leurs signalements?

«Dans les cas relevant de notre mandat, les acteurs du secteur financier devront diriger ces informations vers le Parquet européen au lieu du parquet national. C’est un message que nous voulons transmettre clairement: tout ce qui concerne notre compétence doit nous être adressé directement.

Le plus gros coup de filet du parquet européen remonte à novembre 2022.  (Photo: Parquet européen/Montage: Maison Moderne)

Le plus gros coup de filet du parquet européen remonte à novembre 2022.  (Photo: Parquet européen/Montage: Maison Moderne)

À l’avenir, le Parquet européen pourra-t-il devenir le bras judiciaire pour poursuivre les infractions aux sanctions émises par l’Union européenne?

«Ce n’est pas une idée farfelue, étant donné que la proposition est déjà sur la table. La Commission, dans sa nouvelle proposition de directive sur le recouvrement des avoirs, a inclus des dispositions relatives aux violations des mesures restrictives. L’idée serait que le Parquet européen soit compétent pour enquêter sur ces infractions.

Quel est l’avis du Parquet européen sur ce point?

«Selon le Collège du Parquet européen, il n’y a pas d’obstacle légal à cela dans les traités actuels. Ces infractions devraient s’inscrire dans notre mandat, qui couvre déjà les infractions les plus graves avec un effet transfrontalier. Nous pensons que nous sommes bien placés pour mener ces enquêtes, non seulement pour préserver les fonds gelés et collecter des preuves transfrontalières, mais aussi parce que nous pouvons appliquer une approche unifiée et harmonisée, qui est l’un de nos atouts. Cela nécessiterait néanmoins une adaptation de nos méthodes et de nos ressources. La décision finale, cependant, ne relève pas de nous, mais du législateur. Ce sera un choix politique de l’Union.»

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  parue le 20 juin 2023. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.  

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