François Heisbourg – ici lors de l’édition 2023 de la Journée de l’économie – plaide pour une refonte de l’architecture de la Défense européenne qui lui permette de s’affranchir du primat stratégique américain.  (Photo: Matic Zorman/Archives)

François Heisbourg – ici lors de l’édition 2023 de la Journée de l’économie – plaide pour une refonte de l’architecture de la Défense européenne qui lui permette de s’affranchir du primat stratégique américain.  (Photo: Matic Zorman/Archives)

Pour François Heisbourg, cette élection présidentielle américaine sera marquée par une polarisation extrême de la vie politique qui pourrait menacer le jeu normal des institutions. Pour l’Europe, quel que soit le vainqueur, le moment est venu de repenser les liens qui nous unissent à Washington.

Dans le cadre de notre série consacrée à l’élection présidentielle américaine, la rédaction de Paperjam a demandé à François Heisbourg de détailler les impacts du résultat de l’élection de ce 5 novembre sur les relations entre les États-Unis et l’Europe. François Heisbourg est senior adviser pour l’Europe de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), basé à Londres. Il possède la double nationalité française et luxembourgeoise est un spécialiste reconnu de la chose géopolitique.

Pour François Heisbourg – et c’est la thèse centrale de son dernier ouvrage, «Un monde sans l’Amérique» paru chez Odile Jacob –, peu importe l’issue de la présidentielle américaine en novembre: l’Europe doit apprendre à vivre sans les États-Unis.

La tentation indo-pacifique

Cela ne veut pas dire que, vu de ce côté de l’Atlantique, Kamala Harris et Donald Trump, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. «Kamala Harris est la vice-présidente de Joe Biden, qui est un atlantiste classique. Donc, tout changement dans les relations transatlantiques sous sa présidence serait relativement lent. Avec Trump, par contre, cela se ferait dans le bruit et la fureur. Il risque d’y avoir un choc traumatique brutal. Là est la différence. Mais sur le fond, il faut savoir que parmi les rares éléments de consensus aux États-Unis, le fait que le principal problème stratégique pour les États-Unis se situe désormais dans la zone indo-pacifique, notamment autour de la Chine, fait l’unanimité. L’Europe n’est plus considérée comme une priorité, et pour les Américains, les Européens devront assumer l’essentiel de leur propre défense. Nous arrivons à la fin d’un cycle de plus de 70 ans de défense transatlantique. Les Européens ne peuvent pas se dire que si Kamala Harris est élue, ils pourront se rendormir tranquillement en partant du principe que les Américains seront toujours là pour assurer notre défense.» Et le déploiement de forces nord-coréennes en Ukraine, s’il est confirmé, n’y changera rien. «Cela ne fera que confirmer pour les Américains la nécessité de se préparer davantage à un conflit en Asie-Pacifique.»

Refonder l’architecture de défense européenne

L’Europe peut-elle vivre sans l’alliance atlantique? «Non», selon François Heisbourg. «Aucune armée européenne n’aurait pu tenir dix jours face à l’équivalent de l’offensive russe qui a eu lieu en Ukraine, à laquelle les Ukrainiens résistent. Avec notre aide, certes, mais en faisant l’essentiel du travail depuis maintenant près de trois ans. Ce n’est pas par manque de ressources, mais parce que les ressources nécessaires n’ont pas été mobilisées. Et si un consensus politique se dégageait aujourd’hui, il faudrait du temps pour que l’industrie européenne suive. Force est de constater que ce qu’on appelle parfois l’économie de guerre est très lente à se mettre en place en Europe. Dans 10 ans, ce pourrait être différent. Je pense que les Européens, s’ils le décident, pourraient éventuellement s’affranchir du primat stratégique américain. Mais encore une fois, pour l’instant, on n’en est pas là. Nous sortons de trente années de dividendes de la paix, et le moins que l’on puisse dire, c’est que nous avons beaucoup de mal à réussir cette transition sur le plan stratégique.»

Comment accélérer le mouvement? «D’abord, en augmentant les dépenses de défense, ce qui pose des problèmes à des États européens fortement endettés. En Allemagne, le problème n’est pas la dette, mais la constitution. Cependant, un consensus semble se dégager pour lever ces obstacles juridiques. Ensuite, il faudra dépenser efficacement, ce qui implique de lancer des appels d’offres européens qui devront être gérés à un niveau supranational. Cela commence à se faire dans le domaine des munitions. En ce qui concerne l’armement, c’est une autre histoire. Il faudra des années pour y parvenir, en admettant que l’on prenne le taureau par les cornes. Ce qui pourrait être le cas si Donald Trump est élu. Je pense qu’il y aurait alors un phénomène de remobilisation des énergies.»

Les atouts du Luxembourg

Dans ce contexte, que peut faire un petit pays comme le Grand-Duché pour contribuer à l’effort de défense européenne? Pour François Heisbourg, «ce n’est évidemment pas sur le plan budgétaire que le Luxembourg va faire une grande différence, mais en profitant du fait que le pays est un nœud de la mondialisation dans une série de domaines, comme la finance ou le secteur spatial.» Il rappelle que c’est via le Luxembourg que l’opération de livraison d’armement pakistanais à Kiev a pu être organisée, en transitant par des pays membres de l’Otan. «Le Luxembourg peut être un petit pays, mais il dispose de cartes puissantes dans sa main. Cependant, pour valoriser ces atouts, il faut qu’ils soient organisés en conséquence.»

D’un point de vue économique, les liens avec les États-Unis ne sont pas appelés à se dégrader. «L’Europe et les États-Unis sont les deux régions ayant les liens économiques les plus denses, tant en termes d’investissements directs réciproques qu’en termes de transactions commerciales. Cela reste le binôme le plus conséquent sur la planète, même s’il est contesté par la Chine. Si l’on veut maintenir une économie mondiale qui fonctionne à peu près correctement, il serait surprenant d’y parvenir en revenant à des politiques d’autarcie hostiles comme celles des années 1930. Même si la tendance va effectivement vers le protectionnisme, on n’en arrivera pas là.»

La vie politique américaine en mode dysfonctionnel

Si, pour les Européens, les questions de politique étrangère sont centrales dans cette campagne, ce n’est pas du tout le cas pour les électeurs américains. À l’exception, estime-t-il, du conflit au Moyen-Orient, qui pourrait pousser certaines parties de la population plutôt favorable aux démocrates – principalement les Américains d’origine arabe et les étudiants – à s’abstenir. «Une telle abstention serait problématique pour Kamala Harris, notamment dans les «swing states». L’élection présidentielle n’est pas un scrutin au suffrage universel direct, mais indirect, avec l’élection des grands électeurs, ce qu’on appelle le collège électoral. Chaque État devient donc un champ de bataille spécifique.» L’aspect qui devra susciter une grande attention, pour François Heisbourg, c’est, avec l’extrême polarisation de la vie politique américaine, le risque de dysfonctionnement institutionnel. «Si le vote était extrêmement serré – et cela est tout à fait possible – une des façons de provoquer le chaos institutionnel serait qu’un État contrôlé par le parti du candidat non élu refuse de certifier les résultats.

Jusqu’à présent, cela était inconcevable. Mais cette année particulière montre que tout est possible. Souvenez-vous de l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021, dont le but était d’empêcher la certification des voix au Congrès. Les insurgés ont été à 20 mètres de réussir… Nous vivons une période où le fonctionnement régulier des institutions pourrait être remis en cause. »