«Le lien entre les contraintes bancaires et leur impact sur l’économie réelle reste mal compris», déplore Gilles Pierre de l’ABBL. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

«Le lien entre les contraintes bancaires et leur impact sur l’économie réelle reste mal compris», déplore Gilles Pierre de l’ABBL. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Le nouveau règlement de l’UE sur les exigences de fonds propres, applicable dès 2025, pourrait obliger les banques à revoir leurs financements. L’ABBL alerte sur l’impact pour la promotion immobilière et la construction neuve, secteurs clés pour répondre à la demande en logements.

CRR3: trois lettres et un chiffre qui mettent les banques européennes sur la défensive. Applicable au 1er janvier 2025, , inspirée des réformes dites de Bâle IV, vise à renforcer la stabilité du système financier. Dans les faits cependant, «ces mesures vont limiter la capacité des banques à accorder des prêts, affectant ainsi le financement de l’économie et leur compétitivité», dénonce l’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) par la voix de son responsable de la régulation bancaire et des marchés financiers, Gilles Pierre.

Quel est l’impact du règlement CRR3 sur le secteur bancaire?

Gilles Pierre. – «L’arrivée du CRR3 crée ce que j’appelle une «triple onde de choc» pour les banques. D’abord, les approches standards deviennent plus sensibles aux risques. Cela signifie qu’elles sont plus complexes et vont entraîner des coûts supplémentaires pour certains types de crédit. Ensuite, les approches basées sur des modèles internes sont davantage contraintes, ce qui engendrera des besoins accrus en fonds propres. Enfin, il y a l’introduction de l’output floor, un mécanisme qui limite les écarts entre les fonds propres calculés avec des modèles internes et ceux calculés selon les approches standards.

Quelles sont les implications organisationnelles pour les banques?

«Elles sont énormes. Les banques qui utilisent des modèles internes devront désormais adopter également l’approche standard pour toutes les classes d’actifs, ce qu’elles n’avaient pas nécessairement à faire auparavant. Cela implique un double travail: d’un côté, déployer cette nouvelle approche standard; de l’autre, reparamétrer leurs modèles internes pour répondre aux nouvelles exigences. Ensuite, elles devront comparer en permanence les deux systèmes pour calculer l’output floor. Cette complexité, combinée à des exigences accrues en matière de gestion des données, constitue un véritable cauchemar organisationnel.

Un défi pour respecter les échéances?

«Le CRR3 sera applicable dès le 1er janvier 2025, avec un premier reporting basé sur les données de fin mars 2025. Cela signifie que les banques ont très peu de temps pour se mettre en conformité. Or, nous n’avons pas encore la totalité des standards techniques nécessaires pour répondre aux exigences de reporting. Nous sommes donc en partie dans le flou.

Pouvez-vous préciser?

«Le règlement en lui-même est déjà dense, mais il délègue à l’Autorité bancaire européenne (EBA) la responsabilité de développer pas moins de 140 normes techniques pour clarifier des points spécifiques, comme le reporting.

Initialement, la proposition de la Commission européenne prévoyait environ 40 mandats confiés à l’EBA, ce qui était déjà considéré comme excessif par l’industrie bancaire. À l’issue du processus législatif – négociations entre le Conseil, le Parlement européen et la Commission –, ce chiffre est monté à 140! Cette prolifération de normes pose un sérieux problème quant à la manière dont les réglementations sont élaborées en Europe.

Certains projets, viables auparavant, ne pourront plus être financés.
Gilles Pierre

Gilles PierreHead of Banking Regulation & Financial MarketsABBL

Bien fait pour les banques, pourrait penser le client lambda. La perception de ces enjeux évolue-t-elle?

«Le lien entre les contraintes bancaires et leur impact sur l’économie réelle reste mal compris. Prenons l’exemple concret de la promotion immobilière. Dans l’approche standard actuelle, le financement de ces opérations est calibré à un niveau de risque très élevé, soit 150%. Cela signifie que pour chaque euro prêté, la banque doit allouer une quantité importante de fonds propres, même si, en réalité, les risques sont souvent inférieurs à ce seuil.

Les banques utilisant des modèles internes peuvent ajuster ce ratio à un niveau plus réaliste, inférieur à 150%. Mais avec le CRR3 et l’output floor de 72,5%, ces banques seront contraintes de respecter un seuil minimal de 108,75% (150% * 72,5%), même si leur modèle démontre que le risque est moindre. Cela représente un choc brutal pour le financement de la promotion immobilière et, par ricochet, pour la construction neuve, qui est pourtant essentielle pour répondre à la crise du logement.

Concrètement, qu’est-ce que cela signifie pour le marché immobilier?

«Cela signifie que les banques, avec des fonds propres limités, pourront financer moins de projets. Les fonds propres sont la ressource la plus précieuse d’une banque. Ils proviennent des actionnaires et, dans une moindre mesure, des bénéfices réinvestis. Plus les exigences réglementaires sur les fonds propres augmentent, plus le coût des crédits s’alourdit. Pour équilibrer cela, une banque a plusieurs options: réduire le volume des prêts, augmenter les taux d’intérêt ou se désengager de certaines activités.

Une banque pourrait choisir de diminuer ses crédits à la consommation pour continuer à financer la promotion immobilière…

«Oui, mais la vérité est souvent un compromis. Les banques pourraient être contraintes de réduire leur volume de prêts dans les domaines de la promotion immobilière et de la construction neuve, et certains projets, viables auparavant, ne pourront plus être financés.

Toujours sur l’immobilier neuf, quid des achats en Vefa (vente en l’état futur d’achèvement)?

«C’est un bon exemple. Lorsque vous achetez un bien sur plan, le logement n’est pas encore construit. Cela implique, pour les banques, un risque plus élevé que pour un bien déjà achevé, ce qui est logique. Mais pour que ce type de financement bénéficie du taux de pondération le plus bas, il faut que des garanties spécifiques soient reconnues.

Dans de nombreux pays européens, comme au Luxembourg, en France ou en Belgique, nous avons un mécanisme bien établi: les garanties d’achèvement. Elles sont délivrées par des acteurs privés – banques ou compagnies d’assurances – pour garantir que le bien sera effectivement construit. Cependant, ce mécanisme n’existe pas dans le cadre de référence de Bâle, qui est la base de la réglementation européenne. Dans le standard de Bâle, seules les garanties d’organismes publics ou parapublics sont reconnues.

Nous avons donc dû nous battre pour intégrer cette spécificité européenne dans le règlement CRR. La balle est désormais dans le camp de l’EBA, qui doit décider, via un standard technique, si ce mécanisme sera ou non reconnu.

Et si cette reconnaissance n’est pas accordée?

«Si le mécanisme des garanties d’achèvement n’est pas reconnu, le financement des biens en Vefa deviendra plus coûteux, et donc moins accessible. Cela limiterait encore davantage la capacité des banques à soutenir la construction neuve.

D’un côté, les gouvernements mettent en place des politiques pour stimuler la demande, simplifient les procédures administratives ou injectent des fonds publics. Si, de l’autre côté, les contraintes réglementaires limitent notre capacité à prêter, cela crée une incohérence. Au final, on risque d’entendre dire que «c’est la faute des banques», alors que nous sommes pieds et poings liés par ces exigences.

Soutenir l’innovation coûtera quatre fois plus cher aux banques.
Gilles Pierre

Gilles PierreHead of Banking Regulation & Financial MarketsABBL

Dispose-t-on d’une estimation de l’impact du renforcement des exigences en fonds propres sur l’offre de crédit?

«Selon l’EBA, les nouvelles exigences réglementaires entraîneront une augmentation moyenne de 7,8% des fonds propres requis pour les banques européennes. Cela peut sembler modeste, mais les conséquences seront réelles: les banques seront amenées à devenir plus sélectives en matière de financement de certains projets, en particulier dans le neuf.

Le grand public ne percevra peut-être pas immédiatement ces effets…

«Effectivement, ces impacts ne seront visibles qu’à moyen ou long terme, bien après l’entrée en vigueur de ces règles. Mais inévitablement, le coût du crédit augmentera ou certains financements deviendront plus difficiles.

Quels autres secteurs seront particulièrement touchés par ces nouvelles règles?

«L’un des exemples les plus frappants concerne le soutien à l’innovation. Prenez les start-ups: leur financement par prise de participation devient quasiment impossible sous Bâle IV. Avant, une banque pouvait investir dans une start-up avec une pondération des risques à 100%. C’était déjà élevé, mais gérable. Désormais, cette pondération monte à 400%. En d’autres termes, soutenir l’innovation coûtera quatre fois plus cher aux banques, ce qui dissuadera toute prise de participation. Ce type d’activité risque d’être fortement freiné, voire abandonné.

Ce n’est pas seulement un problème pour les banques, mais pour l’ensemble de l’écosystème européen. Nous parlons sans cesse de l’importance de l’innovation et de la nécessité de soutenir des industries stratégiques. Pourtant, ces règles rendent ce soutien financièrement intenable. Cela illustre parfaitement le décalage entre les ambitions politiques européennes et les réalités imposées par ces réglementations.

De quoi inciter l’Europe à revoir sa position?

«Pour l’instant, rien n’indique un changement de cap. La Commission européenne et les régulateurs restent attachés à l’application stricte de Bâle IV, arguant que cela renforcera la solidité des banques et la stabilité financière en Europe. Mais cette rigidité risque de compromettre notre compétitivité. Le risque est que les entreprises européennes, incapables de trouver des financements compétitifs auprès de banques locales, se tournent massivement vers d’autres sources de financement.

Un moratoire sur l’adoption de nouvelles réglementations serait plus que bienvenu.
Gilles Pierre

Gilles PierreHead of Banking Regulation & Financial MarketsABBL

L’Europe devrait-elle faire marche arrière sur Bâle IV?

«Il ne s’agit pas de revenir en arrière: Bâle IV sera mis en place, c’est acté. Mais il est urgent de se remettre en question. Un moratoire sur l’adoption de nouvelles réglementations serait plus que bienvenu. Cela permettrait d’absorber les textes déjà en vigueur, de les mettre en œuvre efficacement et, surtout, d’évaluer leur impact sur la compétitivité des banques européennes et leur capacité à soutenir l’économie.

Il est temps de cesser cette inflation réglementaire et de faire une pause pour réfléchir aux bonnes questions. Ce que le grand public doit comprendre, c’est que les problèmes des banques ne sont pas uniquement ceux des banques. Ils concernent toute l’économie. Moins de capacité à prêter signifie moins de croissance, moins d’emplois et moins d’investissement. C’est ça l’enjeu.

L’idée d’un moratoire trouve-t-elle un écho au niveau des gouvernements européens?

«Oui, absolument. Plusieurs grands pays, dont la France, l’Allemagne et l’Italie, ont récemment adressé des courriers à la Commission européenne pour demander une pause réglementaire. Le message est clair: il faut ralentir, tirer les enseignements des mesures mises en œuvre et s’assurer que nous préservons un équilibre entre robustesse bancaire et compétitivité.

N’oublions pas que les banques font face à une multitude de défis. L’open finance, par exemple, transforme profondément le secteur avec l’arrivée de nouveaux acteurs et une concurrence accrue. Nous sommes aussi soumis à des chocs multiples, qu’ils soient économiques, technologiques ou réglementaires. Tous ces éléments s’ajoutent à la pression imposée par des réglementations comme Bâle IV.»