Ingénieur civil de formation, Paul Nathan a accédé à la gestion de l’entreprise familiale en 2015. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Ingénieur civil de formation, Paul Nathan a accédé à la gestion de l’entreprise familiale en 2015. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Bientôt centenaire, l’entreprise de construction et de génie civil Poeckes, à Rumelange, repose sur un double ancrage: familial et local. Pour son patron, Paul Nathan, digitalisation et diminution de l’impact environnemental vont de pair avec la pérennité de l’entreprise, qui fait face, à l’instar de tout le secteur, à une succession de difficultés conjoncturelles.

Des ouvriers au comité de direction, intégrer Poeckes, c’est aussi intégrer une grande famille, comme le résume celui qui n’a pas hésité à en prendre la tête à 29 ans: Paul Nathan.

«Il n’est pas rare de voir deux générations se côtoyer ou se succéder chez nous parmi nos collaborateurs. Cela contribue à notre philosophie», déclare Paul Nathan, l’arrière-petit-fils du fondateur et maître maçon Jos. «Je connais tous nos employés par leur nom et leur historique», résume celui qui gère l’entreprise de gros œuvre et de génie civil depuis 2015, au terme d’une réorganisation interne menée durant deux ans, en vue de la continuité de l’entreprise.

Quand je recrute une personne, je veux la recruter pour toute sa carrière.
Paul Nathan

Paul NathangérantPoeckes

Fondée en 1924, elle emploie actuellement 225 collaborateurs, pour un chiffre d’affaires de 30 millions d’euros, et est toujours «100% Poeckes», assure son patron de 37 ans. Un état d’esprit vécu au quotidien: «Nous partageons ensemble des hauts et des bas, avec une organisation hiérarchique relativement plate et en maintenant une vision sur le long terme.»

Une gestion en bon père de famille qui se ressent dans la juste mesure défendue pour décider de chaque investissement autour de la notion de croissance raisonnable de l’activité. «Cela nous a permis de ne jamais faire de plan social, même en période difficile», appuie Paul Nathan. «Car quand je recrute une personne, je veux la recruter pour toute sa carrière.»

Du logement pour attirer des ouvriers

Or, les entreprises de construction (60.000 emplois selon le Groupement des entrepreneurs rattaché à la Fedil) doivent toujours faire face aux absences en raison de la pandémie et peinent plus largement à trouver de la main-d’œuvre. Si 1.700 emplois ont été créés en 2021 sur l’ensemble du secteur (toujours selon le Groupement des entrepreneurs), ce niveau n’est pas suffisant en vue d’assurer, à terme, de nombreux départs en retraite.

Certains ouvriers portugais sont tentés de rentrer dans leur pays d’origine depuis le début de la crise du Covid.
Paul Nathan

Paul NathangérantPoeckes

Et comme le salaire n’est plus le seul paramètre qui peut convaincre des ouvriers d’émigrer pour travailler au Luxembourg, les patrons renouent progressivement avec la mise à disposition de logements de service. Sur fond d’explosion des prix de l’immobilier. «Nous venons d’acquérir une maison à quatre appartements à Rumelange pour donner une chance aux gens qui veulent venir chez nous de pouvoir vivre ici aussi», explique Paul Nathan. «Je pense par exemple à des ouvriers venant du Portugal. À l’inverse, nous observons à l’échelle du secteur que certains ouvriers portugais sont tentés de rentrer dans leur pays d’origine, et ce depuis le début de la crise du Covid», pointe le patron.

Le Luxembourg va donc devoir continuer à affiner ses arguments pour rester attractif, comme la formation du personnel grâce à un effort sectoriel. «Nous comptons beaucoup sur le travail de l’IFSB à cet égard, je pense aussi au partenariat avec Neobuild pour mutualiser les efforts dans la R&D», cite Paul Nathan, qui a aussi été . Un engagement parallèle qu’il explique: «Nous avons besoin d’une Chambre des métiers forte, qui soit force de proposition sur base de constats, pour faire face aux défis actuels.» Aux côtés du président , il apporte son expérience sectorielle complémentaire pour défendre les besoins de l’artisanat auprès des responsables publics.

Expérimenter grâce aux alliances

Née de l’exploitation minière à Rumelange, à un jet de pierre de la frontière française, Poeckes s’est progressivement diversifiée en fonction de l’évolution de l’économie du pays, élargissant sa palette de services jusqu’à la rénovation et la transformation. Mais les racines sont toujours vivaces. Le secteur industriel continue d’apporter des clients récurrents. Il en est de même pour les travaux d’infrastructure, notamment dans le ferroviaire et les voiries. Pour une activité répartie actuellement entre 75% dans le bâtiment et 25% dans le génie civil.

L’entreprise a aussi su nouer plusieurs alliances et collaborations au fil de son histoire. Comme autant de nouvelles branches ajoutées à l’arbre généalogique. Citons la cousine cinquantenaire Prefalux, fondée par Arthur Nilles et . Avec la famille Poeckes, ces derniers ont porté le groupe FNP (Friob-Nilles-Poeckes) sur les fonts baptismaux. Entre l’expertise du bois de Prefalux et celle de la construction de Poeckes, des coopérations dans la digitalisation et le green building sont apparues comme évidentes.

Le centre de réfugiés de Bettembourg, au croisement des compétences du bureau d’architecture WW+ architektur + management, de Prefalux et de Poeckes . (WW+ Architektur + Management/Prefalux)

Le centre de réfugiés de Bettembourg, au croisement des compétences du bureau d’architecture WW+ architektur + management, de Prefalux et de Poeckes . (WW+ Architektur + Management/Prefalux)

Poeckes figure aussi, , au capital de Ferrac (armatures pour béton) et est partie prenante dans Recyma, dans le recyclage de matériaux inertes. Une diversification qui offre aussi une large vue sur les challenges du secteur. «Le secteur de la construction est le reflet de la société», insiste Paul Nathan. «Nous faisons face à deux défis majeurs, le premier étant la digitalisation, qui est encore en deçà de ce que l’on peut observer dans d’autres domaines et qui doit nous faire gagner en productivité.»

À son niveau, Poeckes planche sur le BIM pour améliorer ses processus et l’IOT pour la gestion des stocks. «La pose de puces peut nous aider à mieux gérer notre stock de matériel, par exemple pour optimiser le roulement des panneaux de coffrage», explique Paul Nathan.

Il faut considérer l’ensemble du cycle de vie d’une construction d’un point de vue holistique.
Paul Nathan

Paul NathangérantPoeckes

Deuxième défi majeur: la maîtrise de l’impact environnemental. Comme pour beaucoup d’autres questions, Paul Nathan plaide à la fois pour du pragmatisme et du volontarisme. Par exemple, pour la question du béton. «Je plaide pour une dédiabolisation du béton, qui peut être produit de façon ‘high tech’ et avec un moindre impact, comme c’est le cas au Luxembourg. Il faut plutôt considérer l’ensemble du cycle de vie d’une construction, d’un point de vue holistique. Or, le béton apporte aussi une certaine inertie au bâtiment, avec des effets bénéfiques sur la consommation d’énergie.»

Vers des marchés publics plus «RSE»

Autre préoccupation quotidienne: l’évacuation des terres d’excavation: «Cela représente en moyenne annuelle (…) 8 à 10 millions de tonnes de déblais de terrassement non polluants», résume le Groupement des entrepreneurs, dans un cahier de doléances publié en prélude des élections de 2023.

«Les capacités du pays sont insuffisantes, à tel point que 20 à 30% de cette terre excavée est exportée en France.» Un manque de décharge qui pèse sur le bilan carbone du secteur, le Groupement évoquant plus de 8.000 tonnes de CO2 qui pourraient être économisées si de nouvelles décharges (Deponi) étaient ouvertes.

Pour Paul Nathan, le bilan carbone sera utilisé à terme comme l’un des principaux éléments de guidage du secteur, parallèlement à l’adaptation de la législation dans l’optique d’une économie circulaire mue par le bon sens. Ou encore la prise en compte de critères extra-financiers dans les marchés publics.

«La différenciation au niveau des marchés publics s’effectue toujours autour du prix», regrette-t-il. «Or, la loi et le règlement grand-ducal encadrant les marchés publics permettent déjà de considérer des critères extra-financiers. Mais ce cadre n’est pas appliqué dans les faits, pour l’instant.»

Des défis avant, pendant et après le Covid

Économie circulaire, circuits d’approvisionnement raccourcis, réindustrialisation… des notions que le contexte géopolitique actuel remet sur le devant de la scène. Mais qui ne sont pas une découverte pour les entrepreneurs.

«Un entrepreneur réutilise déjà tout ce qu’il peut réutiliser», appuie Paul Nathan. Qui insiste par ailleurs pour que les conséquences économiques de la guerre en Ukraine – dont les ruptures des chaînes d’approvisionnement et l’inflation – n’éludent pas les défis précédents, qu’ils soient propres au Covid ou antérieurs à la crise sanitaire: baisse de l’activité, pression sur les prix, délais toujours plus courts, hausse des procédures administratives, normes plus sévères ou encore manque de main-d’œuvre.

En tant qu’entrepreneur, vous devez être optimiste tout en étant réaliste et considérer le futur avec une certaine prudence.
Paul Nathan

Paul NathangérantPoeckes

Un cocktail détonnant pour le secteur qui pèse 10% du PIB? À l’heure actuelle, le carnet de commandes est «rassurant». Un certain manque de visibilité sur les prochains mois est plus inquiétant, notamment en ce qui concerne les investissements réalisés par les pouvoirs publics et la capacité des acteurs privés à poursuivre la cadence en raison de la hausse des coûts.

«On dit toujours que quand la construction va tout va, mais quand la construction ne va plus, que fait-on?», s’interroge Paul Nathan. Il n’empêche, «en tant qu’entrepreneur, vous devez être optimiste tout en étant réaliste et considérer le futur avec une certaine prudence».

Centenaire en 2024, Poeckes est amenée à rester sur les rails d’une approche prudente. «Mon objectif est que d’ici 20 à 25 ans, un autre membre de la famille reprenne la gérance de l’entreprise, qui sera restée en bonne santé comme elle le fut lorsque j’ai pris le relais, tout en préparant la vision du futur.»

La capacité des responsables publics et des représentants sectoriels à maintenir le climat «pro business» du pays devrait permettre d’éviter un écueil: le manque de jeunes repreneurs d’entreprises. Un enjeu qui compte pour pérenniser des structures familiales qui vont aussi vivre des territoires, de Wiltz à Rumelange.