Pour qui a déjà croisé Flavio Becca à la tribune d’un stade de football ou à sa table réservée au Vinissimo à l’heure du déjeuner, par exemple, pour qui connaît ses liens forts avec sa famille – son père Aldo en premier, avec lequel il est en affaires depuis toujours et pas seulement au Luxembourg–, le mot «patriarche», employé par le président du tribunal, Marc Thill, décrit parfaitement la situation.
Sauf qu’à la différence de son sens originel, selon le Larousse (l’évêque le plus important des églises orientales ou latines), le président l’utilise pour décrire un chef de famille qui dirige ses sociétés avec quelques «largesses» par rapport à ce que prévoit la loi. «Vos proches ont reçu 20 à 30 montres chacun?», s’était déjà demandé le président à propos des 200 montres que le «patriarche» a données à son entourage et qui n’ont jamais été récupérées par la justice.
«On a le sentiment, à vous écouter, que tout se passait toujours comme ça. Vous aviez une dépense, vous étiez en vacances, vous passiez toujours par le compte d’une de vos sociétés, certes pour payer moins d’impôts. Mais vous avez des moyens personnels. Pourquoi ne pas avoir utilisé vos propres moyens?», interroge M. Thill.
«Dans le secteur dans lequel j’évolue, il faut être patient, attendre longtemps avant de voir se réaliser un projet, avant de pouvoir se verser un dividende, comme dans d’autres entreprises», répond Flavio Becca du tac au tac.
Un retour sur investissement «de 200 à 300%»
Ces montres, c’est «pour gagner de l’argent, et puis les montres sont encore là en temps de crise, pas comme un papier de banque, comme on l’a vu pendant la crise financière de 2008-2009. Nous sommes des gens qui aimons le… le matériel!», lâche-t-il avec un geste de la main qui décrit le toucher. Le besoin de toucher, par opposition à des placements financiers plus conventionnels pour un chef d’entreprise de ce niveau.
«Au vu du nombre de sociétés que vous dirigez, vous auriez pu créer une société spéciale pour ces montres», suggère le président. Un sourire lui répond, comme pour dire que ce n’était pas comme ça que «les choses» étaient organisées.
Après avoir expliqué qu’il attendait un retour sur investissement «de 200 à 300%» grâce aux montres les plus réputées, ce qui compense le fait que la majorité des 800 montres dont on parle avaient une valeur bien inférieure et suscitent nettement moins l’intérêt des collectionneurs. «Tout était là, dans le coffre, et pas à vendre» souligne-t-il, tandis que son avocat, Hervé Temime, donne une photo de ce coffre, car les policiers n’en avaient pris aucune au cours de la perquisition.
Si les deux enquêteurs, mardi et mercredi, ont décrit l’impossibilité d’attribuer une boîte et un certificat à une montre, l’entrepreneur d’origine italienne s’est dit capable «à tout moment d’établir quelle montre va avec quelle boîte et quelle facture.» Selon lui, jamais la question ne s’était posée avant l’audience de mercredi.
Becca de bonne ou de mauvaise foi?
Interrogé sur la prise en compte olé olé de ces achats, l’accusé s’est dédouané de toute intervention et a renvoyé vers ses comptables, en charge de s’occuper de cela pour ses sociétés. «Vous auriez pu demander une expertise, pour vous assurer que votre manière de comptabiliser ne représentait pas une infraction», avait suggéré le président du tribunal.
L’interrogatoire n’a rien d’amusant, le ministère public doit établir la mauvaise foi du prévenu, présumé innocent, pour pouvoir qualifier l’abus de bien social. Comme il doit démontrer que l’usage de ces moyens sont contraires aux intérêts des sociétés et que cela procède d’un enrichissement personnel ou au bénéfice d’une autre société.
L’image du patriarche qui achète des montres de luxe (et d’autres objets, comme des sacs à main ou des vêtements, exclus de la procédure), à Paris, en Italie, au Luxembourg ou sur la côte belge, est bien choisie, mais ces achats n’entraient pas dans l’objet des sociétés visées, qui ont toutes disparu aujourd’hui dans le cadre d’une réorganisation du groupe, entamée en 2010, avant la dénonciation de l’Administration des contributions directes et la perquisition du 20 septembre 2011.
Comme l’a rappelé Me Rosario Grasso, qui défend les intérêts d’ – dont une société est partie civile parce que liée à Brill et Résidence Leonardo da Vinci –, l’infraction d’abus de biens sociaux «est instantanée et ne disparaît pas», même quand le prévenu a déjà procédé à trois versements de régularisation pour une partie des montres.
Des cotes très variables pour ces montres
Difficile aussi de qualifier l’enrichissement personnel ou d’autres sociétés: les montres n’ont pas été vendues. Le prix qu’elles atteignent à la revente dépend de l’intérêt que leur portent les collectionneurs. Tout compte: la montre elle-même, sa boîte, son certificat, son bracelet, son état.
Ce jeudi matin, sur Chrono24.fr, site spécialisé dans l’achat et la vente de ces bijoux depuis 2003, par exemple, 2.413 Rolex Daytona neuves étaient en vente pour un montant allant de 25.630 euros pour une Black Steel 116500LN à 418.319 euros pour une Rainbow Pave Diamond Dial. Le site présente aussi 3.261 Rolex Daytona d’occasion, dont une Paul Newman de 1964 à 425.597 euros… sans coffret et légèrement griffée par endroit – de quoi refroidir plus d’un collectionneur.
De quoi comprendre aussi pourquoi les mettre dans un coffre-fort à l’abri a du sens.
La deuxième semaine de procès commencera mardi par la plaidoirie de Me Temime, l’avocat de M. Becca.