S’il sourit pour la photo, le nouveau CEO de Talkwalker, Lokdeep Singh, a dû prendre des décisions difficiles. «Pour préserver l’entreprise», dit-il. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

S’il sourit pour la photo, le nouveau CEO de Talkwalker, Lokdeep Singh, a dû prendre des décisions difficiles. «Pour préserver l’entreprise», dit-il. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Entre licenciements et départs volontaires, Talkwalker a perdu 36% de son staff en six mois. Aux manettes, Lokdeep Singh a ramené la start-up aux fondamentaux: une croissance durable. Finie l’euphorie post-Covid.

«Café?» Lokdeep Singh va lui-même presser le précieux nectar. Au 33 avenue J.F. Kennedy au Kirchberg, le bureau de celui qui est devenu le CEO de la pépite luxembourgeoise à l’été dernier est d’une austérité que seul un cadre avec des photos de famille et le soleil qui s’amuse avec les persiennes viennent troubler. 

Comme dans de nombreuses sociétés de la tech, qui licencient à tour de bras depuis le dernier trimestre dernier, l’euphorie de la sortie de pandémie mondiale a laissé place à un douloureux retour sur Terre. Et pour Talkwalker, un retour aux fondamentaux: des ambitions plus modestes au service d’une croissance durable sans avoir besoin d’aller solliciter des capitaux étrangers pour continuer à se développer.

Nous avons commencé en réalité par réduire tout ce qui ne relevait pas de nos forces de travail.
Lokdeep Singh

Lokdeep SinghCEO de Talkwalker

Alors que 15% de licenciements avaient été annoncés il y a six mois, l’ancien directeur «produits» qui a succédé à Tod Nielsen a vu le nombre d’employés reculer de 36%: de 621 employés dans le monde fin 2021 (dont 275 au Luxembourg), à 400 employés fin 2022 (dont 200 au Luxembourg). Pour bien les comprendre, il faut savoir que ces chiffres regroupent ceux de Talkwalker Luxembourg et des cinq autres sociétés (États-Unis, France, Allemagne, Japon et Singapour), toutes les six étant consolidées dans Trendiction, le cœur technologique de la société.

À Luxembourg, par exemple, seuls 22 postes chez Talkwalker ont été supprimés en juillet, tandis que 28 employés supplémentaires sont partis d’eux-mêmes entre août et janvier. Chez Trendiction, de 160 postes en 2021, on est passé à 135 fin 2022.

Moins d’ambition, plus de durabilité

«Nous avons étudié notre structure de coûts et nous avons commencé en réalité par réduire tout ce qui ne relevait pas de nos forces de travail», explique-t-il ce mercredi 1er février. Talkwalker a fermé son bureau australien, comptant sur ses bureaux de Singapour et du Japon, ainsi qu’un gros client de l’industrie du luxe en Chine, pour se développer dans l’Empire du Milieu et en Asie. Les premiers clients indiens continuent de gonfler les revenus Asie-Pacifique, jusqu’à fin 2020 assez limités, par opposition à ceux enregistrés en Europe et en Amérique du Nord. Les commerciaux aux États-Unis n’ont pas rempli leurs objectifs, mais les affaires se développent comme prévu dans les autres endroits d’implantation.

«La croissance a toujours fait partie de l’ADN de Talkwalker», explique-t-il. «Nous voulions une entreprise durable. Durable, cela signifie que nous sommes rentables. Financièrement autonomes. Que nous n’avons pas besoin de lever de capitaux extérieurs pour continuer à nous développer», commente M. Singh.

J’ai dû passer par là pour préserver l’entreprise.
Lokdeep Singh

Lokdeep SinghCEO de Talkwalker

Derrière ces métriques purement économiques, il y a les questions humaines. Il est loin de se «réjouir» de ces nombreux départs libres ou forcés. «Non, sur le plan humain, non, je n’ai pas de raison de me réjouir. Mais si je suis devenu le CEO, je suis aussi passé par plusieurs positions, en relation avec la partie commerciale ou technologique. Je sais quelles sont les dynamiques d’un bon business. Et aussi ce que sont les business qui ne sont pas durables. J’ai dû passer par là pour préserver l’entreprise».

Il enchaîne. «Nous devions effectuer des changements. Ils ont été difficiles pour ceux qui étaient concernés, mais aussi pour ceux qui restent et qui perdent leurs collègues. Seulement pour ceux qui restent, nous devions faire quelque chose pour devenir bénéficiaires. Et ils font maintenant partie d’une compagnie qui dégage des bénéfices.»

De 80 à 90 millions de chiffre d’affaires

«Il faut toujours du temps», explique-t-il encore, «pour être certain que les choses vont aller mieux. Nous avons commencé par réduire les coûts non liés aux personnes que nous employons, comme la fermeture de notre bureau en Australie. 50% des réductions de coûts sont venus de cette dimension-là, les bâtiments, les bonus, les commissions, les logiciels vers des partenaires tiers.» Mais, dit-il aussi, ce qui se passe sur le marché (de la tech) a validé ses décisions douloureuses.

À l’instar de nombreuses sociétés de la tech, Talkwalker se prépare-t-elle à une année compliquée? Il faudrait pouvoir se plonger dans les chiffres, mais le CEO refuse de les donner. «Nous ne donnons pas ces chiffres», s’excuse M. Singh. «Mais je peux vous dire que nous avons connu deux années, 2021 et 2022, de croissance à deux chiffres. Nos chiffres n’ont pas été audités encore, mais nous devrions voir nos revenus se situer autour de 80 à 90 millions d’euros, selon nos estimations.» Car le groupe a changé d’auditeurs, préférant PwC à EY. Pour quel bénéfice net? Mystère, mais assez pour que ni la pérennité ni la croissance de la société ne soient menacées.


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Dans un monde où l’intelligence artificielle progresse très vite, nourrie à des milliards de données, Talkwalker doit absolument préserver sa position avant-gardiste. «Il n’était pas question de toucher au produit. Et ce qui nous intéresse est de conserver nos clients, d’avoir ce qu’on appelle un ‘churn’ aussi bas que possible. Voire à amener nos clients à consommer plus pour nos solutions. J’ai eu de bons mentors tout au long de mon parcours, je sais que les décisions difficiles doivent être prises. Il y a trois points fondamentaux. D’abord, vous devez prendre des décisions. Plus vous attendez, plus dures seront ces décisions. Ensuite, les sociétés qui s’en sortent ont de très bons produits. Et il faut avoir des clients. Le Covid a interrompu de nombreuses activités, mais pas dans la tech. Au contraire, on a assisté à une adoption plus large. Au point que tout le monde a versé dans l’euphorie parce que l’argent n’était pas cher et aujourd’hui, on revient à une certaine forme de normalité», explique le CEO.

Rester à l’avant-garde technologique, une clé

«Si nous ne sommes pas en train de nous comparer ou même de nous mesurer à Apple ou Google, par rapport à nos compétiteurs, nous avons été les premiers à lancer de la reconnaissance d’image. C’est très important si vous vous souvenez qu’une image vaut 1.000 mots! Puis nos clients voulaient aussi pouvoir s’assurer qu’on reconnaisse leur logo. Nous avons été les premiers à le permettre grâce au machine learning. Puis la vidéo. Nous avons fait 18 milliards de traductions grâce à nos capacités sur la traduction. Aujourd’hui, nous avons lancé le premier outil de prédiction à 90 jours à partir de l’étude des discussions autour d’une entreprise ou d’une marque. Nous sommes contents de voir que nos prédictions se sont réalisées avec une précision assez élevée. 90 jours, c’est la limite pour avoir ce niveau de précision. Tout le monde parle de ChatGPT, mais nous avons un ChatGPT depuis novembre pour notre segment d’activité, que nous avons eu du mal à baptiser correctement. Notre solution s’appelle ‘OneClick’ et permet en un seul clic du client d’avoir une idée de la manière dont son produit est perçu sur les réseaux sociaux. En un clic, des milliards de commentaires sont ‘résumés’ et donnent un sentiment. J’en suis très fier. Notamment parce que cela montre comment nous continuons à être innovants.»

Et, assure-t-il enfin, Talkwalker tient à son ancrage luxembourgeois, où elle est née, où elle a été soutenue par les autorités et par tout ce que le pays compte de structure d’appui. «Absolument. Nous avons du succès parce que nos équipes sont loyales et entièrement vouées à notre réussite. Je n’ai pas besoin de mettre en place une ‘policy’ pour dire à quelle heure ils doivent arriver, combien de temps ils doivent travailler, etc. Ils savent exactement quoi faire et quand.»

L’accélération de l’adoption technologique favorisée par la pandémie s’accompagnera, c’est sûr, de l’accélération de l’adoption de solution comme celles de Talkwalker, dans un monde où tout le monde veut savoir à chaque instant ce que l’on dit de lui. Où la réputation et la brutalité des réseaux sociaux peuvent coûter cher pour qui n’est pas bien armé pour y faire face.

Cet article est issu de la newsletter hebdomadaire Paperjam Tech, le rendez-vous pour suivre l’actualité de l’innovation et des nouvelles technologies. Vous pouvez vous y abonner .