Les quatre économistes interrogés constatent tous une hausse de la demande pour des investissements soutenables. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Les quatre économistes interrogés constatent tous une hausse de la demande pour des investissements soutenables. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Inflation, pandémie, géopolitique, finance durable… Quatre chefs économistes de la place financière se sont assis autour d’une table à l’invitation de Paperjam et nous ont fait part de leur analyse prospective concernant l’année 2022. Voici une série d’articles thématisés pour mieux en comprendre les enjeux.

Chroniqueurs réguliers chez Paperjam, et habitués à l’exercice, , portfolio manager, coordinateur Advisory et responsable investissements durables à la BIL; Jean-François Jacquet, responsable des investissements chez Quintet Private Bank; Philippe Ledent expert économiste chez ING Belux et Alexandre Gauthy, macroéconomiste et responsable investissements chez Degroof Petercam Luxembourg nous livrent leurs analyses pour 2022.

Parmi les fonds d’investissements qui ont émergé en 2020 figurent les portefeuilles à composante ou dominante ESG, garants d’une durabilité sur des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. La vague de finance durable porte en elle beaucoup d’espoirs et constitue le grand virage conscientisé des investisseurs, mais elle comporte aussi un versant géopolitique glissant, des critères de mesure variables et des rendements encore discutables.

Les prévisions macroéconomistes sont comme les téléphones mobiles: à obsolescence programmée, sans qu’il soit possible néanmoins d’en planifier l’échéance à date précise. C’est encore plus vrai en matière de finance durable, où les prévisions sont liées à des phénomènes que l’on ne peut, par nature, maîtriser ni dans leur amplitude ni dans leur fréquence (catastrophes naturelles, goulets géopolitiques, crises sanitaires, phénomènes migratoires…). Force est de constater que les symptômes d’un monde en souffrance s’aggravent depuis quelques années. La finance durable est apparue avec l’urgence climatique, laquelle impose aux gouvernements du monde entier de revoir leurs systèmes de production et de consommation, dans presque tous les domaines. Les grandes lignes de cette nouvelle ère sont données par les réunions au sommet qui imposent des quotas et des normes (COP26 notamment) aux pays à l’empreinte carbone trop élevée.


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Un besoin de souveraineté dans les chaînes de production

En économie, ce qui est passionnant, c’est qu’en abordant un sujet, on se rend compte que tout est lié. Philippe Ledent aborde la chose par l’aspect géopolitique: «On est en train de partir sur un autre modèle de développement éco, plus vertueux c’est clair, mais ce nouveau modèle a encore besoin de matières premières, et qui dit approvisionnement dit géopolitique. Et dans le monde actuel, les tensions sont très fortes. Le monde va-t-il continuer à avancer dans la direction de la mondialisation et de l’intensification des échanges? Qui tient qui? Chine, Iran, Ukraine, les enjeux gaziers pour l’Europe, finalement, je me demande si le grand thème de 2022 ne sera pas géopolitique! L’Europe ne peut pas être autosuffisante pour des questions d’avantages comparatifs… On a intérêt à faire du commerce international, mais on a créé une dépendance d’approvisionnement à certaines zones.» L’une des solutions souvent avancées est la relocalisation, pour sortir de cette dépendance, mais aussi pour réduire l’empreinte carbone liée au transport et créer de l’emploi de valeur. Pour Olivier Goemans, la pandémie a révélé nos fragilités et le besoin de souveraineté. L’assimilation de critères ESG pour soutenir l’économie vertueuse et la conscientisation de produire avec moins d’empreinte carbone ne remettent toutefois pas en cause son adhésion à la loi des avantages comparés: «Viser la proximité, d’accord, mais on ne va pas relocaliser non plus ce qui n’a pas de sens économique.»

Le bon sens vaut mieux que le mauvais scoring  

Dans les banques, on trouve deux méthodes d’investissement durable: celle qui se base sur des critères d’exclusion comme les énergies fossiles, le tabac, les armes, la drogue ou le travail des enfants… Et celle dite de «best in class» qui récompense les entreprises qui ont les meilleurs scores, tous secteurs confondus. Si les quatre économistes constatent «une orientation claire des clients vers plus de soutenabilité», Alexandre Gauthy temporise. Il alerte sur l’écosystème encore très jeune des sociétés de rating, en charge d’établir les scores ESG auxquels se réfèrent les investisseurs soucieux de «verdir» leur portefeuille. «Lorsqu’on choisit l’indexation, le rating est nécessaire. Néanmoins, restons prudents, car les entreprises qui mettent les scores ESG sont pour la plupart américaines, il y a un quasi-monopole, avec encore beaucoup d’incohérences et d’opacité dans le principe de notation. Des entreprises qui avaient un mauvais score remontent du jour au lendemain alors que leur modèle économique n’a pas changé… Donc pour moi, c’est le bon sens qui doit prévaloir.»

Si l’on exclut le pétrole, on risque de voir les actifs pétroliers aux mains du private equity avec beaucoup moins de régulations.
Jean-François Jacquet

Jean-François Jacquet responsable des investissementsQuintet Private Bank

La méthode «best in class» est favorisée par ING Belux, comme le rappelle Philippe Ledent: «Est-ce qu’on doit donner la chance aux entreprises pétrolières de rester une entreprise d’énergie avec une trajectoire où petit à petit elle investit dans d’autres types d’énergie? C’est un débat de fond, et il y a sur le sujet des actionnaires activistes… Il y a urgence, mais les choses changent vite. Il est certain que l’on est au début d’un système de mesure qui est encore loin d’être parfait.»

L’impact autant que l’intention

Jean-François Jacquet estime également que la notation ESG ne suffit pas: «Sur le marché des actions, c’est important de travailler sur la base de principes et pas de règles. Si l’on exclut le pétrole, on risque de voir les actifs pétroliers aux mains du private equity avec beaucoup moins de régulations… Voter aux assemblées générales et s’engager avec les sociétés, ça paie. Il me semble important de ne pas se focaliser sur les scores ESG ou ‘best in class’, si l’on veut identifier ceux qui seront les gagnants de demain sur tous les plans: économique et durable.» L’investisseur est certes un citoyen, mais il a surtout la culture du résultat. La mesure de durabilité est aujourd’hui anticipative et sur note d’intention, mais elle doit aussi être basée sur le résultat. On touche alors à la question de l’impact, critère de plus en plus mesurable celui-ci, comme le rappelle Olivier Goemans: «Investir durablement, c’est plus compliqué que le simple rating. Les ratings ESG sont une vue subjective, un bulletin, une note. Mais les mesures d’impact sont factuelles. Si vous avez comme objectif de décarboner, on peut aujourd’hui calculer une trajectoire carbone. Et il y a aussi un enjeu de crédibilité. Être zéro carbone, est-ce que ça fait sens en tant qu’actionnaire? C’est un marché secondaire, mais une réalité citoyenne, sur laquelle on peut agir, et notamment via le private equity.» Une autre façon d’avoir de l’impact est, comme le souligne Jean-François Jacquet, d’investir dans les obligations vertes: «Les obligations portent sur un actif dédié que l’on peut choisir. On investit de façon primaire dans un projet durable qui fait sens pour l’investisseur et permet d’amener directement de l’argent dans ce projet.»