C’était il y a quelques jours. Pour les besoins d’une interview, rencontre avec la general manager de Wolt, Loren Danesi, le jeudi 7 mars. La licorne finlandaise est le dernier acteur en date à s’être lancé sur le marché de la livraison au Luxembourg. Elle dessert actuellement 200 restaurants et ambitionne, à terme, de se rapprocher du retail, avec la promesse d’une commande apportée au domicile ou au bureau en 30 minutes maximum.
En fin d’entretien, la discussion glisse sur la directive européenne de 2021 encadrant les travailleurs de plateformes. Un horizon alors flou et lointain tant les débats entre États membres ont longtemps ressemblé à un dialogue de sourds où s’affrontaient des intérêts divergents. «On suivra les règles. En espérant – comme l’espèrent aussi les coursiers – que chacun conservera sa flexibilité», nous répond tout de même Loren Danesi, en poste depuis quatre mois, dans ce qui ressemble alors à un pur exercice de fiction. Et puis tout s’est accéléré…
Succès et surprise
L’accord conclu le lundi 11 mars par les ministres européens du Travail constitue une victoire et une surprise. Une victoire pour la présidence belge du Conseil de l’UE, qui depuis de longues semaines était à la manœuvre pour parvenir à un compromis. Et qui s’est aussitôt réjouie sur le réseau social X: «De meilleures conditions de travail pour les livreurs de repas à domicile! Les ministres viennent d’approuver le texte de compromis sur la directive relative aux travailleurs des plateformes. Cela améliorera les droits et les conditions de plus de 28,5 millions d’Européens travaillant» dans ce domaine.
Mais c’est également une surprise dans la mesure où les obstacles et les volte-face ont été nombreux au cours des derniers mois. L’épisode de Noël dernier est à ce titre révélateur des tensions et coups de pression qui se sont fait jour entre les Vingt-Sept.
Le 13 décembre 2023, le Parlement européen et les États membres avaient annoncé, triomphaux, avoir trouvé un accord autour de la directive de 2021. Le tapis rouge semblait déroulé. Le 18 décembre, le commissaire européen était venu s’en réjouir devant la Chambre des députés. Mais quatre jours plus tard, le 22 décembre, le fragile château de cartes s’est effondré sous les coups de boutoir de la France et de l’Allemagne, notamment, lors d’une réunion des ambassadeurs. Le texte semblait promis aux oubliettes.
Pas de critères communs
C’est une version light qui cette fois a obtenu le feu vert de 25 pays, sur les 27. À nouveau, le couple Paris-Berlin s’est distingué en allant contre la majorité. La principale différence avec la mouture de décembre n’est pas anodine, elle touche à l’esprit même de la directive censée clarifier le lien entre les plateformes numériques et les travailleurs indépendants auxquels elles ont recours. Des indépendants, s’ils le souhaitent, qui à l’avenir pourront faire jouer la présomption de salariat, et donc contester leur statut d’indépendants. Ce sera alors aux plateformes de démontrer l’absence de relation salariale.
Pour le ministre du Travail luxembourgeois, , «la directive devrait assurer un équilibre entre la protection des personnes qui travaillent sur des plateformes numériques et qui se trouvent dans une situation vulnérable, et le développement de nouveaux modèles de commerce qui tirent parti des possibilités offertes par la numérisation», réagit le gouvernement dans un communiqué transmis ce 12 mars.
En revanche, les Vingt-Sept ont abandonné l’adoption d’une série de critères communs visant à la requalification du statut des travailleurs. Autrement formulé, chacun sera libre d’établir sa propre liste de critères. Tout de même, le texte introduit «la garantie de normes minimales de protection» sociale pour les travailleurs de plateforme, souligne par voie de communiqué le Conseil de l’UE.
«Encore plus d’incertitude»
Sans étonnement, le lobby européen des sociétés de mobilité à la demande, Move EU, a fait part de son exaspération: «Ce texte, bien qu’il constitue une amélioration par rapport aux versions précédentes, ne permet pas d’aboutir à une approche harmonisée dans l’ensemble de l’UE, ce qui crée encore plus d’incertitude juridique», a pointé son président, Aurélien Pozzana, cité par l’AFP.
Uber, de son côté, a appelé «les pays de l’UE à introduire des lois nationales pour donner aux travailleurs des plateformes la protection qu’ils méritent tout en maintenant l’indépendance qu’ils préfèrent». Le géant californien est pour l’heure absent au Luxembourg, où ses activités de VTC lui compliquent l’accès au marché. Entre Uber et les autorités luxembourgeoises, les discussions sont actuellement au point mort. Les avancées du lundi 11 mars peuvent-elles changer la donne? L’accord de coalition gouvernementale, en tout cas, ne ferme pas entièrement la porte: «Les voitures de location avec chauffeur (VLC), comme Uber et des services similaires, seront autorisées au Luxembourg, à condition que les chauffeurs disposent d’une licence et qu’ils bénéficient d’une couverture sociale, ainsi que d’une protection au regard du droit du travail», a-t-il été écrit.
Surveiller les algorithmes
Le texte se penche également sur le fonctionnement des algorithmes qui attribuent les missions aux livreurs, et participent ainsi à l’évaluation de leurs performances, en demandant à ce qu’ils soient placés sous supervision humaine.
«La directive rendra plus transparente l’utilisation des algorithmes dans la gestion des ressources humaines, en garantissant que les systèmes automatisés soient surveillés par un personnel qualifié et que les travailleurs aient le droit de contester les décisions automatisées. Cela permettra également de déterminer correctement le statut d’emploi des personnes travaillant pour les plateformes, leur permettant ainsi de bénéficier de tous les droits du travail dont ils ont droit», indique le Conseil de l’UE dans un communiqué.