Pour le ministère de la Santé, il faudrait éviter de servir plus de deux verres par personne lors des fêtes d’entreprise qui rythment l’agenda de fin d’année. (Photo: Shutterstock)

Pour le ministère de la Santé, il faudrait éviter de servir plus de deux verres par personne lors des fêtes d’entreprise qui rythment l’agenda de fin d’année. (Photo: Shutterstock)

Alcool et fêtes d’entreprise de fin d’année font-ils bon ménage? Pour les pouvoirs publics, il y a des limites à ne pas franchir. Mais s’ils les dépassent, que risquent dirigeants et salariés?

«Deux verres par personne, c’est suffisant.» Dans une campagne de sensibilisation visible actuellement, le ministère de la Santé invite, à l’approche des fêtes de fin d’année, à une consommation d’alcool raisonnable et raisonnée. Affichage, flyers et spots vidéo sur les réseaux sociaux sont convoqués, sur un ton décalé. Tout particulièrement visées: les fêtes «corporate». Un temps fort dans la vie sociale des entreprises sitôt décembre installé.

Appelant donc à la modération plutôt qu’à l’abstinence, les pouvoirs publics listent plusieurs recommandations censées prévenir les abus lors d’«events» entre collaborateurs. «Oubliez les alcools forts, ne remplissez pas les verres à ras bord, utilisez des verres plus petits, ne laissez pas l’alcool en libre-service, proposez systématiquement des alternatives sans alcool, mettez toujours à disposition de quoi manger»… Des précautions simples à appliquer. Simples… mais simplistes?

«Ça coule à flots»

«Non, c’est une bonne chose», assure un professionnel de la restauration, familier de l’organisation all inclusive de ces fameuses «Christmas parties». «Personnellement, j’ai assisté à des choses incroyables. J’ai vu des gens reprendre le volant… C’était criminel.» Comme cette fois, «il y a trois ou quatre ans», raconte-t-il, où, d’après ses calculs, quelque 700 litres de bière avaient atterri dans les gosiers lors d’une sauterie réunissant 500 convives. «Sans compter le reste, le crémant, le vin, les cocktails… Au Luxembourg, ça coule à flots», résume notre témoin.

La campagne de sensibilisation des pouvoirs publics met l’accent sur les «events» d’entreprise. (Visuel: Ministère de la Santé)

La campagne de sensibilisation des pouvoirs publics met l’accent sur les «events» d’entreprise. (Visuel: Ministère de la Santé)

«Sujet tabou», explique par SMS un directeur des ressources humaines du secteur de la construction, contacté pour évoquer la question. Pour le ministère de la Santé, qui rappelle que le Luxembourg est le troisième pays au taux de consommation le plus soutenu en Europe (34,4% des résidents disent boire «excessivement» au moins une fois par mois, selon la dernière enquête Eurostat disponible), l’alcool serait responsable d’un quart des accidents du travail. En 2022, 15 décès associés à un état d’ébriété ont été enregistrés sur les routes luxembourgeoises. Auxquels s’ajoutent 36 accidents avec des «blessés graves».

Place aux forfaits limités

Ceci posé, les habitudes semblent peu à peu évoluer. C’est ce qu’observe le traiteur Julien Cliquet. Il est dans le métier depuis plus d’une décennie au Luxembourg, d’abord chez Steffen, . Cette année, ce sera son septième Noël côté fourneaux. «Pendant longtemps, c’était open bar, il y a eu de gros abus, des accidents. Des jeunes de 25 ans qui, après le troisième verre, se retrouvaient sur Saturne. Il fallait arrêter. Il y a eu une réaction. Un gros, gros changement», décrit le natif de Bruxelles.

De fin octobre à début février, Julien Cliquet et ses équipes carburent au rythme de «quatre à cinq» fêtes d’entreprise par semaine. Désormais, la norme est au forfait. C’est-à-dire que l’employeur opte d’emblée pour une quantité limitée d’alcool, estimée en fonction du nombre de verres autorisés par personne. Et quand la dernière bouteille a été asséchée, consigne est donnée de ne plus servir. «Cela marche très bien, il n’y a pas de dépassement de forfait.»

Une sobriété imposée synonyme de manque à gagner, tout de même, pour les professionnels? Au contraire, rétorque Julien Cliquet: «On sait à l’avance les quantités, on sait ce que l’on veut, on sait ce que l’on gagne, cela permet d’anticiper et de mieux gérer les stocks.» Autre avantage, et pas des moindres: l’ambiance de la soirée s’en trouverait apaisée, les situations malaisantes devenant plus rares. «On a déjà eu des cas de serveuses en pleurs à cause de trucs misogynes. Il faut le dire, car c’est quelque chose que l’on ne tolère pas en interne. Quand cela se produit, ça crée une tension, il y a un petit froid qui s’installe avec les clients.»

Un événement privé

En tout cas, «cette campagne de sensibilisation est justifiée», estime lui aussi l’entrepreneur belge. «Rien de plus normal», prolonge l’avocat Pierrot Schiltz, du cabinet PSW, à la Cloche d’Or, auteur d’ouvrages consacrés aux addictions, dont «L’alcool, les drogues et le travail» (éditions Promoculture Larcier). Un livre dans lequel il prône la tolérance zéro . «Mais quelque part, c’est triste que le gouvernement ait à faire une telle campagne. Cela prouve que les gens ne sont pas suffisamment responsables eux-mêmes.» Et Pierrot Schiltz de raconter: «Dans ma voiture, j’ai fait installer un éthylomètre high-tech, le même modèle que celui de la police. Quand j’ai un doute, je souffle dedans. Si je dépasse les 0,5g [d’alcool par litre de sang], je laisse ma voiture sur place. En sept ou huit ans, j’ai pris le taxi deux fois. Tout le monde devrait faire la même chose.»

«Il n’y a pas à proprement parler de cadre légal entourant une fête d’entreprise ou des afterworks après les horaires habituels de travail», note l’avocate spécialiste du droit du travail Lorraine Chéry, du cabinet Arendt & Merdernach, au Kirchberg. La question était de savoir si le salarié peut tout se permettre dès lors que sautent les nœuds de cravate… Lorraine Chéry explique: «J’ai tendance à penser que la fête d’entreprise constitue un événement privé. Ce serait sévère de sanctionner un salarié pour avoir consommé de l’alcool durant la fête, d’autant plus si c’est l’employeur qui le lui a proposé. Selon la jurisprudence, des faits de la vie privée peuvent justifier un licenciement si ces derniers ont entraîné un trouble caractérisé au sein de l’entreprise. Par exemple, si un ou une salariée, sous l’effet de l’alcool, commence à dénigrer son patron et/ou ses collègues durant la fête d’entreprise, cela pourrait caractériser un trouble et justifier, à mon sens, une sanction. Le salarié a une mesure à garder, même en dehors de la relation de travail.»

Exemplarité

Et quid du chef d’entreprise, organisateur de la soirée, en cas d’excès? «Vous ne risquez rien», répond l’avocat et auteur Pierrot Schiltz. «Une jurisprudence française a fait frémir la population. Elle disait que celui qui servait à boire devenait complice. Fort heureusement, elle est restée isolée.» Que la fête se tienne sur le lieu même du travail (ça peut arriver) ou durant les horaires habituels de boulot (c’est quand même moins courant) «ne change rien à la donne» en matière de responsabilités, pour le dirigeant, si un incident devait éclater. «Un chef d’entreprise est quand même bien avisé s’il fait tout pour éviter cela. En disant en début de fête de rester raisonnable, en proposant un éthylomètre à la sortie, en mettant à disposition des navettes… Histoire que les employés qui en s’étant bien amusés ont oublié de compter les verres puissent avoir, à tout le moins, l’option de laisser leur voiture sur place.»

Avec tout ça, les autorités s’engagent sur la voie de l’exemplarité. S’«il n’existe pas de règles particulières au sujet de la consommation de boissons alcoolisées lors d’événements ou de fêtes internes», indique ainsi le ministère de la Fonction publique, «les agents de l’État ont entre autres pour obligation d’éviter tout ce qui pourrait porter atteinte à la dignité de leurs fonctions ou à leur capacité de les exercer, donner lieu à un scandale ou compromettre les intérêts du service public». Prost quand même?