Le changement et la digitalisation, deux axes qui ont guidé Fernand Ernster. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Le changement et la digitalisation, deux axes qui ont guidé Fernand Ernster. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

À la tête des librairies Ernster et président de la Chambre de commerce, Fernand Ernster s’est toujours laissé guider par sa fibre entrepreneuriale. Un «fonceur» qui prône l’humilité et le bon sens, face aux multiples défis des entreprises.

À la tête des librairies Ernster que vous avez considérablement développées, quel est votre secret?

. – «J’ai toujours été persuadé qu’il fallait apprendre, surtout des autres, et à tout âge. Ça n’a pas toujours été le cas, surtout dans ma jeunesse, mais j’ai appris à écouter. Je suis plutôt un fonceur, comme un cascadeur (rires). J’ai perdu deux ligaments aux biceps en snowboard et en VTT, parce que je ne prends généralement pas les chemins les plus faciles. J’ai toujours eu cette envie de développer des choses, cette fibre entrepreneuriale. Étudiant, quand je travaillais à la librairie, j’avais déjà envie de changer des choses.

J’ai vite appris que les gens peuvent avoir une grande résistance face au changement et à l’inconnu. Alors que c’est là que l’on avance. D’ailleurs, la récente élection américaine le montre. Elle nous amène dans un terrain inconnu. Il faut rester humble devant le fait que les Américains se soient exprimés, et s’adapter pour voir quelles opportunités cela peut représenter pour le Vieux Continent. C’est en tout cas l’opportunité de réfléchir à une piste pour maintenir notre compétitivité.

Comment trouver le bon équilibre entre une entreprise à faire perdurer et des changements indispensables pour «rester à la page»?

«Le premier objectif d’une entreprise familiale n’est pas d’augmenter la shareholder value mais de veiller à maintenir un patrimoine familial. Mon objectif a toujours été de faire grandir l’entreprise. À l’extérieur, tout entrepreneur essaie de montrer le meilleur, mais à l’intérieur, il y a beaucoup de défis, des périodes difficiles, des moments d’incertitude. Nous l’avons vécu lorsque beaucoup pensaient que la digitalisation allait tuer le livre. Ou au moment du Covid. Je me suis moi-même posé la question: les gens ne vont-ils pas prendre goût à Netflix et Amazon Prime Video au point de négliger la lecture, plus fatigante, mais qui donne des ailes à l’imagination? Finalement, il y a eu un certain retour vers le livre. Notre branche n’est certainement pas celle qui a le plus gros potentiel de croissance, mais la vie d’une entreprise est une aventure qui n’est jamais finie.

Quels sont, selon vous, les facteurs qui font le succès d’une entreprise?

«D’abord, l’enthousiasme de l’entrepreneur à vouloir concrétiser son idée. La réussite se limite, selon moi, à deux grands piliers: vouloir, car la motivation ne peut venir que de l’intérieur, et pouvoir. Là, c’est une affaire de moyens, pas seulement financiers: cela inclut les compétences, les outils de travail. Pour réussir, il faut une forte volonté et de l’assiduité. Et lorsque l’on tombe, il faut se relever en regardant sur quoi on a trébuché. Pour ne pas refaire l’erreur.

Auriez-vous un exemple tiré de votre expérience?

«En 1985, j’ai fait un stage dans une librairie à Munich, dans un centre commercial. J’ai remarqué que les gens qui venaient dans un centre commercial étaient déjà dans une optique de dépenser de l’argent et se faire plaisir. Lorsque nous avons eu l’occasion de nous implanter à la Belle Étoile, certains ne comprenaient pas que mon père investisse dans ce projet. Finalement, nous avons constaté que cela attirait les clients vers le livre et nous avons alors développé une notoriété que nous n’avions pas en travaillant sur notre image de marque. Cela a fonctionné parce que nous avons cru en cette idée et avons tout fait pour la concrétiser.

Quelle est votre plus grande fierté?

«Je ne réfléchis pas trop à la question, car en se la posant, on peut avoir tendance à se reposer! Je n’ai pas envie de me reposer. J’ai envie de continuer l’aventure et d’accompagner mon ou mes futurs successeurs. Dans les années 2007, 2008, 2009, l’entreprise n’était pas en difficulté, mais elle allait un peu moins bien. Avoir pu la sortir de là et avoir tiré les leçons nécessaires nous a fait grandir. Ce qui nous a toujours aidés, c’est d’avoir été très tôt ouverts à la digitalisation.

Comment?

«C’est lié à mon intérêt particulier pour tout ce qui est digital. À l’âge de 13 ans, avec des amis, on s’amusait à créer des petits programmes sur des machines à calculer. Je me souviens du premier ordinateur que mon père a accepté de financer. En contrepartie, je devais lui écrire un programme qui l’aide à calculer les salaires des employés. Cela lui a fait gagner beaucoup de temps. Quand nous avons ouvert à la Belle Étoile, nous étions une des premières librairies à avoir une gestion des stocks informatisée.

Comment appliquer la technologie et l’IA, aujourd’hui, à l’entreprise?

«Il y a toujours une grande piste de progrès à utiliser la digitalisation. Comme l’archivage électronique, dans notre cas. Mais encore beaucoup d’entreprises travaillent à l’ancienne. Leur difficulté vient peut-être d’une crainte de ne pas réussir à maîtriser les dossiers. L’intelligence artificielle va très vite et a une capacité avec laquelle le cerveau humain ne peut rivaliser. Mais il faudra toujours ce cerveau pour trancher. À l’époque, la révolution industrielle a changé le monde des bleus de travail. Aujourd’hui, c’est aux cols blancs que l’IA demande de se remettre en question. Il ne faut pas en avoir peur. C’était le cas avec internet, et finalement la connectivité a été un développement formidable.

Quels sont les plus grands défis des entreprises aujourd’hui?

«Nous sommes soumis à une réglementation qui prend trop de place dans l’exercice de nos métiers, surtout pour les petites entreprises qui doivent se conformer à un cadre réglementaire. Prenez l’ouverture d’un compte bancaire. Quand vous voyez toutes les données à fournir, c’est très difficile pour une entreprise qui débute. J’ai l’impression que nous avons un cadre européen dans lequel on essaie de tout réglementer, au détriment, parfois, du bon sens. Cela peut nous freiner dans nos développements et cela grignote sur nos marges, comme la réglementation sur les emballages. Un autre grand défi est celui des qualifications de la main-d’œuvre, qu’il faut réussir à faire venir et à faire rester.

Un autre défi majeur est celui des finances publiques, car il va falloir veiller à ce qu’elles nous garantissent le milieu dont on a besoin pour évoluer. Aujourd’hui, nous sommes dans un modèle économique de croissance, mais nous avons tous en tête que nous devons mener une transition écologique, qu’il faudra financer. C’est un point d’attention qui, au-delà de mon entreprise, me préoccupe. Car les entreprises seules ne pourront la financer. Il faut un soutien et une solidarité globale. Que chacun réalise qu’il n’est pas spectateur mais bien acteur.

Fernand Ernster: «Nous occupons une part considérable du marché, mais notre intention n’est pas d’étouffer les autres.» (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Fernand Ernster: «Nous occupons une part considérable du marché, mais notre intention n’est pas d’étouffer les autres.» (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Dans la rubrique Under50, Paperjam questionne des petites entreprises, dont les patrons évoquent souvent le poids de l’administratif. Comment alléger leurs charges?

«Peut-être que ceux qui nous imposent ces démarches devraient passer une journée en entreprise pour voir la charge qu’ils créent et le temps qu’il nous faut pour y répondre. Je ne pense pas qu’il s’agisse de mauvaise volonté, plutôt d’un manque de conscience. Je pense aussi qu’il y a de gros potentiels d’économies à simplifier tout cela. La première question est de se demander si ce que l’on fait est nécessaire.

Se développer implique de se diversifier. Comment y parvenez-vous?

«Dans un pays comme le nôtre, c’est une nécessité. Nous occupons une part considérable du marché, mais notre intention n’est pas d’étouffer les autres. Nous avons acheté en début d’année un magasin de jouets, une nouvelle activité qui nous permet d’apprendre encore et de trouver des pistes pour créer des magasins qui reflètent nos valeurs. Nous nous sommes aussi diversifiés en développant une activité de gros moins connue auprès de nos confrères libraires.

En tant que patron, il y a ce que l’on peut gérer, maîtriser, corriger, et le reste, dont on est tributaire. Comment garder le contrôle?

«La première règle, c’est l’humilité devant les faits. Il faut accepter ce que l’on ne peut pas changer plutôt que de rester préoccupé à essayer de changer des choses sur lesquelles nous n’avons pas de pouvoir. Cela a été le cas pendant le Covid. Les entreprises ont su réagir et développer de nouveaux modèles. Encore plus en pleine crise, l’entrepreneur entreprend, il ne reste pas les bras croisés à attendre que cela passe.

Face à un choix ou une décision stratégique, comment tranchez-vous?

«La question s’est posée lors de notre implantation à la Cloche d’Or qui représentait un investissement qui dépassait de loin le million d’euros. Mon épouse joue un rôle important dans l’entreprise, comme mes enfants. Je leur ai exposé le projet, avec les risques qu’il représentait pour le patrimoine familial. Nous en avons discuté. En tant qu’entrepreneur, on a beau dire que ce sont les faits qui comptent, la décision finale, vous la prenez là (il tape avec sa main sur sa poitrine). Un proverbe dit aussi que dans le doute, il n’y a pas de doute.

À la Chambre de commerce, qu’est-ce qui vous guide et quelles sont vos priorités?

«C’est le succès que le Luxembourg a su avoir jusqu’à présent. Une de mes préoccupations a toujours été que l’argent que nous recevons des entreprises leur revienne car ce sont elles qui créent de la valeur. Aujourd’hui, l’enjeu est de trouver notre place dans un marché qui s’ouvre de plus en plus et qui demande plus de transparence.

Ce qui me guide, c’est le support de l’assemblée plénière et le respect que nous avons les uns envers les autres, mais aussi une certaine proximité avec le gouvernement qui a pleinement conscience des enjeux. Il y a beaucoup de dossiers à porter. Dont celui de la durabilité qui est à la fois un enjeu majeur et une grande opportunité pour nos entreprises. Cela touche aussi à la gouvernance, au respect des collaborateurs, à tout ce qui peut favoriser la «work life balance». Le besoin de sens est de plus en plus important, et c’est un gros défi pour nos entreprises.

La flexibilité est-elle une solution?

«Elle peut être un outil qui nous aide à jongler entre les contraintes. Aujourd’hui, le discours des syndicats m’inquiète un peu. Sur le travail du dimanche, nous devons être conscients que les commerces sont soumis à une concurrence digitale 24h/24 et 7j/7. En plus de donner envie aux clients de venir, il faut leur donner l’occasion de le faire quand ils le peuvent. Il serait temps de se demander ce que l’on peut faire pour donner l’occasion au commerce physique de faire face. Et non pas le pénaliser en imposant une convention collective. Une entreprise n’est performante que si les collaborateurs le sont, et pouvoir les rétribuer selon ces performances n’est pas ce que les conventions collectives ont comme premier objectif.

Vous aurez 65 ans en 2025. Comment appréhendez-vous la transmission?

«Je l’envisage déjà depuis le moment où j’ai moi-même entamé la transmission de mon père. J’ai vu autour de moi des entreprises souffrir car leur dirigeant ne voulait pas lâcher. Alors j’ai toujours gardé en tête que cette succession devra se faire. Mes trois garçons s’intéressent au futur de l’entreprise, mais une transmission ne se décrète pas: elle se planifie et prend du temps. Au dernier sommet du Family Business Network International, j’ai vu des entreprises décider que leur CEO devait être quelqu’un d’externe pour que la famille puisse le challenger. Mon intention est aussi de mettre en place une gouvernance qui challenge le CEO, qu’il soit de la famille ou non. Aujourd’hui, tout laisse à penser qu’il sera de la famille, mais ce ne sera pas une raison pour ne pas le challenger! La transmission est engagée, mais rien n’est fixé. Nous l’envisageons en famille.»

Fernand Ernster (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Fernand Ernster (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Bio express

7 mars 1960

Naissance à Luxembourg.

1984

Titulaire d’un diplôme universitaire pratique d’économie et de droit, Fernand Ernster commence à travailler dans l’entreprise familiale.

1989

Issu de la quatrième génération, il monte à la direction de l’entreprise familiale fondée par son arrière-grand-père en 1889.

2014

Il est élu président de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC), devenue aujourd’hui Luxembourg Confederation.

2015

Il est président de la House of Training.

2017 et 2020

Il est reconduit comme président de la Luxembourg Confederation et cède le mandat en 2022 à Carole Muller.

Février 2023

Fernand Ernster reprend le mandat de Luc Frieden lorsqu’il est désigné tête de liste CSV pour les législatives, à la présidence de la Chambre de commerce.

Avril 2024

Il est officiellement élu en tant que président de la Chambre de commerce pour un mandat de cinq ans.

Les librairies Ernster

La librairie Ernster a été créée en 1889. (Photo: Matic Zorman)

La librairie Ernster a été créée en 1889. (Photo: Matic Zorman)

 Créée par l’arrière-grand-père de Fernand Ernster, Pierre, en 1889 en Ville-Haute, la librairie Ernster était située près de l’Athénée du Luxembourg. Dans les années 20, le grand-père de Fernand Ernster, Ferdinand, reprend l’entreprise. À sa mort, en 1939, sa grand-mère Claire Ernster-Kihn assure la continuité de l’entreprise jusqu’à ce que son fils Pit, le père de Fernand Ernster, la reprenne en 1958. Fernand Ernster entre dans l’entreprise en 1984 à l’âge de 24 ans. C’est grâce à lui que l’enseigne se développe encore et s’installe à la Belle Étoile, en 1988.

Le groupe emploie environ 100 salariés et compte aujourd’hui dix points de vente qui enrichissent la vie culturelle en proposant des événements tels que des séances de dédicaces, des rencontres, conférences et ateliers… S’ajoute aussi le site marchand. Ernster s’est aussi diversifiée avec son activité d’édition, en publiant des ouvrages, notamment des livres pour enfants en luxembourgeois. L’entreprise a également lancé une activité de distribution de gros et agit en tant que distributeur pour certains éditeurs.

En janvier 2024, Ernster a racheté le magasin de jouets Domino, situé rue de Louvigny, qui complète bien l’offre destinée aux enfants, en plus d’Erny Ernster implanté en face de la librairie avec une offre centrée sur les plus petits. C’est Paul, le fils de Fernand Ernster qui a rejoint l’entreprise en 2018, qui est associé-gérant de Domino.

Cet article a été rédigé pour le supplément  de l’édition de  parue le 11 décembre. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

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