Magasins au coin de la rue, centres commerciaux XXL, centres-villes… En dépit d’un rebond spectaculaire dans l’immédiat après-crise sanitaire, tous les indicateurs dégringolent quant à la fréquentation des commerces physiques. En France, la Fédération nationale de l’habillement indique que 51% de ses adhérents indépendants ont vu leur chiffre d’affaires pâlir en 2023. L’essor de l’e-commerce est la principale source d’explication. À l’échelle européenne, le chiffre d’affaires du secteur a bondi de 6% sur un an, pour atteindre un volume de 899 milliards d’euros en 2022.
Champion d’Europe de l’e-commerce cross-border (1,8 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2022), le Luxembourg n’est pas en reste. Pratiquement neuf résidents sur dix ont effectué des achats en ligne durant la pandémie. Et bon nombre d’habitudes, nées bien avant que la planète s’arrête, sont aujourd’hui ancrées dans le quotidien de chacun.
OK, mais une fois que l’on a dit ça, comment faire revenir les clients? Le challenge est de taille et «la réponse est complexe, car on a vu des acteurs digitaux se positionner sur le commerce physique également, preuve qu’il est quand même essentiel d’avoir des points de vente physiques pour les clients. Mais ces points de vente, il faut les réinventer», situe Valérie Piquemal, à la tête de Customer Centricity, un cabinet luxembourgeois de conseil en expérience client, en activité depuis 2019. Pour cette spécialiste, dont c’est le domaine d’expertise depuis plus d’une quinzaine d’années, «une bonne expérience client consiste à faciliter le ‘travail’ du client».
Les nouvelles technologies, on va le voir, occupent un rôle croissant dans cette démarche. Mais «si elles permettent des choses magnifiques, elles ne sont qu’un moyen», tempère Valérie Piquemal, qui invite les commerçants «à une ouverture d’esprit» dans la construction du lien au consommateur. «La relation avec le client va être complètement différente si on se met à sa place», assure-t-elle.
La convergence digital/physique
«Ce ne sont plus deux mondes différents, mais deux mondes qui s’entremêlent», pose Valérie Piquemal. Par conséquent, «le magasin physique se doit d’être la continuité de l’expérience digitale», sachant que le parcours client commence majoritairement en ligne, via une connexion sur le site de l’enseigne par exemple. «Pour le client, l’objectif est de préparer sa visite. Pour le magasin, c’est de préparer la visite du client.» De par leur démocratisation et leur facilité d’utilisation, des outils tels que des chatbots renseignant sur la disponibilité du produit convoité peuvent être proposés, «même par des petits indépendants».
La digitalisation constitue un frein, on ne sait pas comment s’y prendre.
L’effort, selon Valérie Piquemal, est à porter sur la base clients, à travers un CRM (Customer Relationship Management) dûment articulé et homogène – et non plus une simple «addition de briques» de renseignements disparates – «afin de disposer des bonnes informations au bon moment, quand le client se présente en magasin». Sur ce point, «le Luxembourg n’est pas en retard, il n’y a pas non plus de réticence. En revanche, la digitalisation constitue un frein, car souvent on ne sait pas comment s’y prendre.»
L’humain assisté
Ce n’est pas de la SF, c’est la réalité. Et pas forcément très compliqué du reste. Encore faut-il s’équiper. Et se former. Là encore, un CRM élaboré avec acuité peut faire la différence. «Grâce à une carte de fidélité, un numéro de client ou simplement son nom, une tablette connectée permettra de consulter l’historique d’achats du client. Voire son parcours de visite sur le site internet de l’enseigne, qui récapitulera l’ensemble des articles consultés en ligne. Cela amènera à poser des questions, à lui faire part de suggestions. Le conseil et la personnalisation restent la base du commerce physique. Pourtant, si vous vous baladez aujourd’hui en magasin, les vendeurs ne sont pas connectés», déplore Valérie Piquemal.
Ces «propositions additionnelles» sont susceptibles de déclencher des actes d’achat supplémentaires, au même titre que la réalité augmentée, avec par exemple le recours à des cabines d’essayage virtuelles, où l’on peut expérimenter une multitude de looks sans même avoir à ôter le manteau porté sur soi. Et ainsi «se voir différemment».
La technologie doit rentrer dans le magasin complètement.
Encore difficilement accessibles aux indépendants en bas de chez soi, ces miroirs connectés sont adoptés par un nombre grandissant de marques importantes. L’univers du luxe s’en est emparé. «La vague du metaverse a laissé place à l’intelligence artificielle générative avec des cas d’usage très prometteurs pour le secteur», relevait ainsi le cabinet international de conseil en management Bain & Company dans un rapport, publié fin 2023, louant in fine les vertus des nouvelles technologies: «enrichissement de la relation avec le vendeur», «renforcement de la fluidité du parcours en boutique» (avec des expérimentations pour gagner du temps dans le temps d’attente, l’étape de paiement ou la localisation en magasin du produit souhaité), «enrichissement du storytelling»…
Bingo, la demande est au rendez-vous. Selon Bain & Company, «75% des clients des maisons de luxe plébiscitent les cas d’application technologiques». «La technologie doit rentrer dans le magasin complètement», ajoute pour sa part Valérie Piquemal.
Un lieu d’expériences
«L’une des vraies innovations, c’est de concevoir le commerce physique autour du client, et non autour du produit. Autour du client, cela signifie autour d’expériences à vivre.» Pour ce faire, les possibilités sont multiples, de l’aménagement d’un espace cosy (pas compliqué) où faire patienter madame ou monsieur devant un café pendant que sa moitié est en essayage, à la mise à disposition d’une cabine high-tech (déjà plus pointu) comme celles reproduisant des conditions de froid rugueux déployées par de grandes enseignes de sport, pour le test de tenues un tant soit peu techniques. «L’occasion de vérifier que le vêtement tient effectivement chaud. Pareille interaction instaure un lien particulier au produit.» Avec des chances optimisées de susciter l’achat.
«Si vous créez un lieu de convivialité, les clients vont passer plus de temps dans votre boutique. Et les études le montrent, plus un client passe du temps dans une boutique, plus il va acheter», poursuit Valérie Piquemal. CQFD. «L’économie de l’expérience permet de dire que plus on travaille sur les expériences client, plus on va créer de la valeur pour le client, plus on va vendre, plus on va vendre cher, également.»
Plus un client passe du temps dans une boutique, plus il va acheter.
Dans le même registre, l’organisation de cours ou d’ateliers d’initiation ou de perfectionnement, comme en programment certains magasins de bricolage ou l’enseigne Apple avec ses derniers gadgets, permet d’entretenir «une relation» avec le produit. Des events associant des commerçants ou des invités d’autres domaines d’activité peuvent également être envisagés. Manière d’adopter «une pensée plus large que ses seuls produits ou sa seule activité» et «de faire venir des gens qui, habituellement, ne fréquentent pas le magasin». «Ces offres complémentaires, le commerce traditionnel en propose très peu. Au Luxembourg notamment, c’est sous-exploité.»
Le commerce étendu
Concept facile à cerner: l’acte d’achat ne commence pas plus qu’il ne s’arrête au moment d’entrer les quatre chiffres de son code de carte bancaire. En partant d’un principe: «Les gens n’ont pas besoin d’une perceuse, ils ont besoin d’un trou dans leur mur», pour reprendre la formule du professeur de marketing de la Harvard Business School, Theodore Levitt. Explication: «Cela revient à déduire, pour les commerçants, que le client n’est pas là pour se procurer leurs produits, mais pour résoudre un besoin. Il faut donc comprendre quel est ce besoin. Prenons l’exemple de l’électroménager. Si on ne vous livre pas ou si on ne vous reprend pas l’ancien matériel, vous avez un problème. Raison pour laquelle il faut pouvoir proposer des services additionnels.» Ce que Valérie Piquemal appelle «l’effet surprise».
Le commerce physique n’est qu’une étape du parcours du client.
La notion d’extension, dans ce cas, doit s’entendre pour le professionnel comme une prise de conscience qu’il est responsable non seulement de la qualité de ce qu’il vend et du service accompagnant son geste de vendeur, mais aussi du sentiment de satisfaction ou de contrariété laissé au consommateur. Et donc responsable, par ricochet, des commentaires et avis susceptibles d’êtres postés en ligne, pourtant souvent vécus comme une fatalité contre laquelle on ne peut rien.
«Tout le monde regarde les ratings sur internet, tout le monde regarde les feedbacks, et on sait que les feedbacks négatifs seront plus vite postés que les feedbacks positifs», conclut Valérie Piquemal. «On ne peut pas être uniquement dans la réaction, il faut se montrer proactif. Il s’agit d’une question d’approche et de culture. Une affaire de posture en somme. En ayant en tête que le commerce physique n’est qu’une étape du parcours du client.»