Guy Kirsch porte deux casquettes: boucher et restaurateur. Mais le constat est le même: une pénurie de talents. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Guy Kirsch porte deux casquettes: boucher et restaurateur. Mais le constat est le même: une pénurie de talents. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Les métiers de bouche, tout comme les établissements horeca, peinent à trouver la main-d’œuvre qualifiée dont ils ont tant besoin. Des bouchers aux traiteurs en passant par les serveurs, le secteur est affamé de renforts.

Avec 268 postes déclarés en avril dernier auprès de l’Adem, le personnel de cuisine et de service en restauration reste une denrée rare au Luxembourg. Le phénomène de pénurie de main-d’œuvre est loin d’être propre aux métiers de bouche: l’agence a recensé 12.684 postes vacants, soit 53% de plus sur 12 mois. 

«Le problème de la main-d’œuvre, ce n’est pas l’argent, mais c’est un dégoût de la profession», avance le chef étoilé du restaurant La ­Distillerie, . L’établissement gastronomique officie sans sommelier ni maître d’hôtel attitrés depuis un an ­maintenant. «Je ne sais pas ce qu’il faut faire. La ­restauration est en péril et je ne sais pas comment cela va évoluer, mais je crains que cela empire», se désole-t-il.

Sa brigade compte actuellement 15 recrues qui assurent la préparation et le service de 90 à 100 couverts par jour, répartis sur deux ­services dans le restaurant La Distillerie et la Brasserie Côté Cour. Le chef estime qu’il faudrait au moins cinq salariés supplémentaires pour soulager son équipe, qui travaille avec deux jours et demi de fermeture hebdomadaire.

Pendant longtemps, la restauration a été synonyme de secteur où beaucoup d’opportunités et d’argent facile étaient accessibles à de nombreux jeunes qui avaient l’envie de travailler, que ce soit en poste fixe ou en «extra», une source de revenus peu scrutée à l’époque. «A-t-on trop compté et abusé de cette grande flexibilité pendant les années fastes de la ­restauration?», s’interroge le boucher et ­restaurateur propriétaire des ­restaurants Aal Schoul à Hobscheid et Bestial à Grass. Il précise sa pensée: «Aujourd’hui, tout est beaucoup plus contrôlé et la pénurie de ­personnel donne lieu à des demandes ­salariales peu réalistes. Moins d’extras, plus de frais à l’embauche… On paye peut-être les ­exagérations du passé. Et cela n’augure pas une amélioration à court terme…»  

Les réfugiés ukrainiens: une vraie aide?

L’afflux de réfugiés ukrainiens pourrait-il être une réponse à ce manque de main-d’œuvre? Pas pour René Mathieu, qui souligne les lourdeurs administratives liées au statut extra-­européen, sans compter les difficultés de communication avec ces travailleurs expatriés.

«Je viens d’embaucher deux Ukrainiens et, franchement, ça va pour les papiers», tempère de son côté Ryôdô Kajiwara. Le chef nouvellement étoilé du restaurant Ryôdô a étoffé son équipe avec, notamment, une pâtissière ayant fui le conflit armé. «Elle a demandé le statut de réfugiée, et l’État contribue à une partie de sa rémunération», explique-t-il. 

«Je veux donner aux Ukrainiens la même chance que celle que j’ai reçue en arrivant au Luxembourg. Je me souviens que je ne parlais ni français ni anglais», se remémore le natif de Saitama, au Japon. Il a suivi son épouse jusqu’au Grand-Duché voici plus de dix ans pour un parcours qui a mené ce cuisinier de formation vers les plus grandes tables du pays, comme les restaurants Léa Linster, Le Sud, Le Fin Gourmand, le Clairefontaine et Mosconi.

Dominique Colaianni, restaurateur emblématique de la scène luxembourgeoise, fête cette année le trentième anniversaire de La Mirabelle. Il déplorait aussi récemment ne pas avoir pu embaucher des élèves ukrainiens issus d’une école hôtelière réputée de Poznan (Pologne), qui savaient travailler et voulaient rester au Luxembourg après une formation solide dans ses établissements. Il est donc à parier que le statut de réfugié permettra à la nouvelle génération d’intégrer les Espaces Saveurs…

Les bouchers, une denrée rare

Charles Hoss a de son côté pris goût à son métier lors d’un job étudiant, et n’est pas prêt à y renoncer. Le boucher âgé de 23 ans officie actuellement au sein de la boucherie Müller-Adam à Ettelbruck. «Trouver un emploi est une question de jours dans notre métier, il y a tellement peu de candidats sur le marché», observe le jeune homme. De six étudiants au début de sa formation au lycée technique de Bonnevoie, ils sont sortis moitié moins de sa promotion pour aller se perfectionner en apprentissage un an avant de travailler. «Les journées sont intenses mais ça me plaît, et les primes sont intéressantes», admet-il.

«Apprendre un métier d’artisanat, c’est la quasi-certitude de trouver un emploi, avoir la possibilité de continuer à se former et avoir même la possibilité d’entreprendre par la suite: ce sont de véritables atouts qui ont du mal à arriver aux oreilles de nos jeunes, et sans doute aussi à celles de leurs parents», soutient Robert Faymonville, directeur des ressources humaines chez Cactus. 

Le problème de la main-d’œuvre, ce n’est pas l’argent, mais c’est un dégoût de la profession. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. La restau­ration est en péril et je ne sais pas comment cela va évoluer, mais je crains que cela empire. 

René MathieuChef exécutifRestaurant La ­Distillerie

L’acteur historique de la grande distribution au Luxembourg, fort de 24 super et hypermarchés, martèle désormais cet argumentaire dans quatre à cinq écoles chaque année. Car face à la pénurie de main-d’œuvre, Cactus se voit contraint de promouvoir ses vacances de postes dans des canaux toujours plus diversifiés. 

L’enseigne a mis en place un circuit de ­formation interne, où plusieurs dizaines de candidats sont formés chaque année, tels les aspirants à des postes en boucherie, qui peuvent apprendre dans les rayons-écoles de ­Bascharage et de la Belle Étoile. 

Quant au supermarché de Howald, il abrite le rayon-école de la poissonnerie de ­l’enseigne: techniques de découpe, filetage, gestion des commandes et des pertes, techniques de vente, mais aussi connaissance des produits, y sont enseignés aux candidats désireux d’intégrer ce rayon. 

La formation dure entre quelques semaines et six mois, selon l’expérience des futurs ­poissonniers. «Nous sommes face à une ­difficulté supplémentaire, celle de trouver des ­formateurs, car pouvoir transmettre son savoir avec la pédagogie requise n’est pas ­nécessairement une compétence naturelle», ajoute .

Cactus recrute en permanence des métiers de bouche et a constaté un afflux de candidats en provenance de l’horeca durant la crise du Covid, un phénomène qui se conjugue désormais au passé. D’ailleurs, une partie de ces nouveaux venus a remis les voiles vers la restau­ration au terme des turbulences sanitaires, selon le directeur qui avance que, «parmi ceux qui sont restés chez nous, c’est principalement pour une raison de stabilité». Dans la grande distribution, le travail se fait sans coupure, contrairement à l’horeca. Mais, concernant les horaires, s’il est évident que le travail ­nocturne est limité, les larges amplitudes horaires des grandes surfaces mobilisent du personnel de 5h à plus de 20h, sept jours sur sept.

Dans les grands noms de l’artisanat local…

Le fait que les bouchers et les poissonniers qualifiés soient difficiles à trouver et à attirer au Luxembourg n’a pas qu’un impact sur la grande distribution, mais également sur les artisans locaux qui ne peuvent clairement pas faire tout, tout seuls… C’est le cri d’alarme que pousse Guy Kirsch, également boucher, lorsqu’il constate les obstacles qui se dressent devant lui pour trouver des artisans de confiance et animés par la passion du métier. Selon lui, la profession – qui a ses propres spécificités et défis – pâtit d’un déficit d’image et d’un manque d’intérêt d’une nouvelle génération luxembourgeoise peu volontariste et attirée par la facilité. Il s’explique: «Un de nos pires adversaires, si je peux me permettre le terme, pour trouver de jeunes artisans motivés et qualifiés à la sortie de l’école, c’est clairement l’État, qui offre des conditions d’horaires et de salaires inégalables. Pour les jeunes qui sont contents de devenir artisans, mais qui sont poussés par l’appât du gain et de la facilité, car n’ayant pas forcément la ­passion brute du métier, comment voulez-vous qu’ils y résistent? Travailler dans une cantine de ministère, avec le salaire et les congés que cela implique, qui peut résister à cela?»

Toujours selon lui, le premier chantier est clairement celui de la motivation à l’école, en arrêtant de tout mettre sur le dos du Covid-19. «De moins en moins de jeunes intègrent les filières professionnalisantes, comme au lycée technique de Bonnevoie avec qui je travaille régulièrement. Le fait est là: les classes se vident. La pandémie a certainement affecté l’enthousiasme pour les formations artisanales, mais elle ne peut plus être considérée comme la seule raison. Il y a à mon sens un facteur plus culturel, lié à la mentalité luxembourgeoise.»

«Apprendre un métier d’artisanat, c’est la quasi-certitude de trouver un emploi, avoir la possibilité de con­tinuer à se former et avoir même la possibilité d’entre­prendre par la suite: ce sont de véritables atouts qui ont du mal à arriver aux oreilles de nos jeunes, et sans doute aussi à celles de leurs parents.»  

Robert FaymonvilleDirecteur des Ressources humainesCactus

Il évoque également sans détour les conditions de travail dans le secteur, qui ont fortement évolué c et qui offrent de belles positions, à la rémunération avantageuse. «Il faut arrêter de croire que ­l’artisanat ne paye pas. Les salaires sont bons. Les conditions de travail aussi. Les coupures en restauration n’existent presque plus. Chez nous, par exemple, les ouvriers qualifiés peuvent avoir accès à un large éventail d’activités, de la ­restauration à l’évènementiel, en passant par la boucherie pure, bien sûr. Alors qu’il y a encore trois ans, nous stimulions notre activité traiteur, aujourd’hui, nous sommes obligés de refuser plusieurs dizaines d’évènements privés par ­saison par manque de personnel. C’est un manque à gagner et une véritable frustration.» 

Il préfère ainsi embaucher des ouvriers non spécialisés, à qui ses équipes enseignent le métier. Un modus operandi approuvé par la Chambre des métiers, avec qui Guy Kirsch assure collaborer de manière permanente. Hanna Meyer, directrice ­Marketing, communication et relations publiques de l’institution, l’affirme ainsi: «Nous motivons les patrons afin de déclarer des postes d’apprentissage et qu’ils deviennent des entreprises formatrices.» Mais la formation in situ peut-elle remplacer son pendant académique, et ce, malgré une réforme et une uniformisation du brevet de maîtrise?

On ne peut pas être au four et au moulin

Même interrogation pour les boulangeries et pâtisseries Hoffmann, qui sont sur le point d’ouvrir deux nouveaux points de vente dans la capitale. «Pour mieux fonctionner, nous devrions recruter une vingtaine de personnes», confie Jean-Marie Hoffmann, CEO de l’enseigne basée à Wormeldange-Haut. «De l’autre côté de la frontière, nous avons de plus en plus de mal à trouver des gens. Deux à trois salariés ont démissionné récemment suite à l’éloignement et l’explosion des frais de route», admet celui qui a été vice-champion du monde de la viennoiserie en 1996. Entre le relèvement du salaire minimum côté ­allemand et les primes et autres RTT côté français, le recrutement est de plus en plus ardu dans les métiers de la boulangerie-pâtisserie, comme tous ceux de bouche de manière plus générale. 

La désaffection n’a pas de frontières et, pour notre interlocuteur, les appétences des candidats ont tendance à porter sur des emplois aux horaires diurnes, voire «télétravaillables». Bref, un schéma incompatible avec la boulangerie-pâtisserie. «Nous avons cinq pâtissiers dédiés aux gâteaux design commandés pour des occasions spéciales comme des mariages. Dans ce contexte, nous sommes limités entre 50 et 60 grands gâteaux par semaine et l’on en vient à refuser certaines commandes, tant il est difficile d’y répondre, sans compter les aspects de livraison et de présence du personnel sur place», ajoute .

Une affaire d’image à régler au plus vite?

Du côté de la Chambre des métiers, on est tout à fait conscient des difficultés de recrutement rencontrées ces derniers mois par le secteur des métiers de bouche, que les profils soient recherchés dans l’artisanat ou dans l’horeca. Hanna Meyer assure ainsi qu’il y a «des chiffres enthousiasmants en matière de formation et d’embauche dans tous les secteurs de l’artisanat… sauf dans les métiers de bouche!» Les données publiées dans le dernier rapport chiffré de la Chambre vont en effet dans ce sens: dans la catégorie «alimentation» (cluster artisanal regroupant les métiers de boulanger-­pâtissier, boucher, traiteur, fabricant de glaces, de gaufres et de crêpes, meunier, chevillard-­abatteur de bestiaux et fabricant de salaisons et de tripes), si le nombre d’entreprises a bien augmenté de 1% en un an, son évolution affiche une baisse de 5% entre 2016 et 2021. Pour les emplois liés, c’est encore plus flagrant, avec une baisse de 5% sur un an et de 10% depuis 2016… 

«De l’autre côté de la frontière, nous avons de plus en plus de mal à trouver des gens. Deux à trois salariés ont démissionné récemment suite à l’éloignement et l’explosion des frais de route.» Jean-Marie Hoffmann

Jean-Marie HoffmannCEOPâtisseries Hoffmann

Guy Kirsch va d’ailleurs plus loin dans sa réflexion quant à ces baisses progressives et structurelles: «Le concept de mentor est également en train de disparaître, à mon sens. Quand j’étais jeune apprenti, j’avais la fierté de me tenir à côté de mon formateur, et c’était souvent sans salaire. À présent, on ressent une forme de jalousie des employés – et parfois du public – envers une réussite durement acquise. Les gens pensent que si je suis encore à table à 14h30 avec un bon client, je n’ai rien foutu de la journée. Ils ne m’ont certainement pas vu recouvert de sang à l’abattage tôt le matin, ou en train de m’assurer que tout se passe bien en cuisine ou sur un événement dans la soirée. À quel moment ce respect de l’artisan s’est-il étiolé? La bataille de l’image de l’artisanat est certainement une des plus difficiles à gagner…»

Afin d’agir à son échelle, notamment en matière de visibilité et de promotion de l’image des métiers artisanaux, la Chambre des métiers dispose de la plateforme handsup.lu, qui ­permet de retrouver l’actualité du secteur, mais aussi un ensemble de témoignages vidéo qui mettent en exergue les valeurs de l’artisanat. On a ainsi vu récemment dans cette collection la très médiatique chocolatière Lola Valerius, installée depuis 2020 à Esch-sur-Alzette, et qui, tout en décrivant son parcours et la manière dont elle est devenue créatrice de chocolats, appuie sur les points forts des métiers en question: d’une part, la finalité valorisante de la fonction d’artisan, qui a pour but de «rendre les gens heureux», et, de l’autre, sa capacité à «générer de l’unique, du qualitatif et du lien social», dans un monde où la tendance va souvent à l’uniformisation de la consommation depuis un écran connecté… Le point final et primordial devrait probablement être le véritable moteur de motivation proposé aux élèves des écoles formatrices: la fierté d’être artisan, la conviction de vouloir l’être longtemps, parce que «ça vaut le coup». Point.

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  parue le 22 juin 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

 

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