« Le monde est arrivé à un moment où de grands arbitrages sont nécessaires », dit Pascale Junker. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

« Le monde est arrivé à un moment où de grands arbitrages sont nécessaires », dit Pascale Junker. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Luxembourg Stratégie a présenté trois scénarios dessinant des futurs possibles pour l’économie à l’horizon 2050. De très importants arbitrages vont devoir être réalisés, constate Pascale Junker, sa chargée de direction.

Le ministère de l’Économie a décidé en 2020 de se doter en interne d’une entité de prospective stratégique: Luxembourg Stratégie. Pour prolonger le processus Rifkin mené voici quelques années?

Pascale Junker. – «Il s’agissait de garder ce volet de prospective: regarder loin pour mieux anticiper, explorer les futurs possibles pour prendre de meilleures décisions aujourd’hui. Cette méthode a convaincu. La volonté n’était cependant pas de refaire un processus Rifkin, mais quelque chose de plus ciblé sur les stratégies internes. Le gouvernement a approuvé un énoncé de missions le 25 février 2022.


Lire aussi


Une de ces missions était d’établir des scénarios de ce à quoi pourrait ressembler l’économie du Luxembourg à l’horizon 2050. Que représentent ces scénarios? S’agit-il de décrire ce vers quoi le Luxembourg doit tendre?

«L’objectif n’est pas de décider de scénarios que nous voulons voir se réaliser. Ces scénarios sont pensés comme des hypothèses qui adviennent sans que nous les contrôlions. Notre méthode est exploratoire, qualitative, basée sur la mise en commun des points de vue de différents acteurs. Mais nous avons aussi mandat d’établir une vision stratégique: comment tirer avantage des opportunités et se prémunir des vulnérabilités et des obstacles qui se dessinent dans ces scénarios? C’est une autre étape, où, après avoir collectivement apprécié la situation pour établir des hypothèses A, B ou C, nous prenons le contrôle et nous établissons une vision stratégique nous préparant au mieux pour A, B ou C. Cette vision stratégique pour faire face à ces scénarios sera présentée en mars 2023.

Nous essayons d’amener le décideur à adopter une stratégie qui le prémunit de ces extrêmes. Il faut le pousser à se demander: qu’est-ce qui peut fonctionner, sachant qu’il n’est pas possible de tout miser sur une seule chose? 
Pascale Junker

Pascale JunkerChargée de directionLuxembourg Stratégie

En octobre, vous avez présenté trois ­scénarios pour 2050: un baptisé «Circularité biorégionale» à 770.000 habitants, un deuxième appelé «Status quo» avec 1,1 million d’habitants et un troisième, nommé «Libéralisme techno-­digital», avec 1,2 million d’habitants. Mais s’il ne s’agit pas de tendre vers un de ces scénarios, comment les utiliser?

«Normalement, par encombrement cérébral, ou parce que cela nous rassure, nous adoptons une vision: par exemple, je crois en la digitalisation et je me prépare pour cela. Le risque est que cela soit trop étroit. C’est mettre tous ces œufs dans le même panier. Nous essayons d’amener le décideur à adopter une stratégie qui le prémunit de ces extrêmes. Il faut le pousser à se demander: qu’est-ce qui peut fonctionner, sachant qu’il n’est pas possible de tout miser sur une seule chose? 

Vous affirmez que vous ne voulez pas favoriser tel ou tel scénario. Mais celui de «Circularité biorégionale» semble plus enviable que les deux autres, qui dessinent un avenir plus individualiste, précaire et sombre sur le plan climatique et environnemental…

«Il est inévitable que chacun ait sa préférence. Mais il est assez difficile de faire comprendre aux gens que ces scénarios ne représentent pas ce que nous pensons, ni ne découlent d’un choix, même si nous n’arrêtons pas de communiquer autour de cela. Il s’agit d’images, qui ne sont pas contrôlables, et aucun de ces scénarios ne se réalisera exactement. Nous pensons d’ailleurs que la vérité est sûrement un hybride entre ceux-ci. 

L’utilité de ces scénarios et la manière de les utiliser peuvent paraître théoriques et éloignées des réalités quotidiennes. Comment rendre cela concret?

«Prenons l’exemple du quotidien: un ménage veut acheter une nouvelle maison. Trois ­scénarios se présentent: les deux partenaires du ménage garderont leur emploi, tout va bien, le prêt pourra être remboursé. Deuxième scénario: les deux auront une promotion, cela va encore mieux, le prêt sera remboursé dans deux ans et il sera alors même possible d’acheter une deuxième maison. Troisième scénario: une bulle immobilière explose, le ménage perd toute la valeur de son patrimoine. Si le ménage est bien avisé, il va faire en sorte d’adopter une stratégie lui permettant de faire face à ces trois scénarios. Par exemple: il n’achète pas la grande maison de ses rêves, mais loue un appartement. 

   

   

Après avoir observé les extrêmes des trois scénarios pré­sentés, il s’agira donc d’établir une vision stratégique – celle que vous allez présenter en mars 2023. De fait, chaque scénario présente des risques: avec 770.000 habitants, difficile de financer les pensions. Par ailleurs, 1,2 million d’habitants risquent de mettre encore davantage sous pression le logement, la mobilité ou l’environnement… Quelle forme prendra cette vision stratégique?

«Il s’agira de présenter des building blocks en vue d’alimenter les stratégies futures adoptées. Par exemple, face à ces trois scénarios, il vaudrait mieux entretenir la cohésion sociale que de mener des stratégies qui divisent, ou promouvoir la sobriété – car consommer moins de ressources peut nous rendre plus résilients pour les trois scénarios à la fois. La cohésion sociale ou la sobriété sont des exemples de prérequis pour se prémunir contre ces trois scénarios. Ou encore – et j’invente, nous ne sommes pas encore à ce stade avec le groupe de travail –, ne faudrait-il pas systématiquement connaître la trajectoire CO2 de toute nouvelle technologie avant de l’adopter? Ou faut-il, pour faire face à la sécheresse, construire des mégabassines de retenue d’eau ou établir des quotas d’eau pour l’industrie et l’agriculture? Ensuite, c’est au ministère en interne de calibrer ses stratégies par rapport à cette toolbox. 

Malgré tout, l’impression qui se dégage, au vu des difficultés qu’implique chacun de ces scénarios, est que le Luxembourg se trouve dans une impasse. Est-ce le cas?

«C’est un des retours que nous avons eus: ces scénarios sont trop pessimistes. Mais il faut être honnête et humble: je ne sais pas s’il est possible, aujourd’hui, de dessiner une trajectoire complètement rose. Quand vous voyez les défis qui sont devant nous, bonne chance à celui qui veut vendre au public que, en 2050, nous aurons 5% de croissance du PIB, que chacun aura un logement de 300 m2 par famille, trois voitures et des vacances trois fois par an… 

Tout en atteignant la neutralité carbone…

«Une des prémices de notre travail était que nos scénarios doivent être plausibles et s’inscrire dans un monde biophysique réel. Et donc arrêter le «yakafokon», comme dire qu’il n’y a qu’à faire des énergies renouvelables. Mais comment? Le mix énergétique mondial est composé de 15% d’énergie renouvelable et de 85% d’énergie fossile environ. Et le renouvelable ne s’est pas substitué aux énergies fossiles, il s’y est ajouté. Pour le Luxembourg, nous avons par exemple mis sous forme de graphique tous les objectifs quantitatifs que le gouvernement s’est fixés dans ses stratégies sectorielles à long terme. Cela illustre la complexité et l’envergure des transitions qui sont déjà entamées et qui doivent être accélérées si nous voulons atteindre la neutralité carbone en 2050. Il serait donc malhonnête de décrire un scénario qui considère qu’en 2050, nous atteindrons avec certitude 100% d’énergie renouvelable. D’autant que nous perdons un temps précieux à nous leurrer ainsi et à poursuivre de telles illusions. Ce n’est pas mature.  

Il faudra ainsi décliner des scénarios plus précis pour la place financière, l’agriculture, l’industrie, tout ce qui crée de la valeur économique. En se demandant notamment: faut-il relocaliser ou délocaliser tel ou tel secteur?
Pascale Junker

Pascale JunkerChargée de directionLuxembourg Stratégie

Reste qu’à la lecture de vos scénarios, les choix que devra prendre le Luxembourg semblent cornéliens…

«Ce n’est pas une situation spécifique au Luxembourg. La fenêtre des opportunités se rétrécit. De fait, l’énergie est tout. Si l’argent est une convention humaine, l’énergie fossile est physique, et une fois consommée, elle disparaît. Elle a mis un temps gigantesque à se constituer et représente un énorme cadeau à l’humanité. Notre société telle que nous la vivons est ainsi bâtie sur une créance. Car, avec cette énergie fossile que nous consommons très vite et qui encombre l’atmosphère de gaz à effet de serre – ce qui met en danger la survie de l’Homme, rien que ça –, nous prenons une créance sur l’avenir, vis-à-vis des générations futures qui devront rembourser cela.

Donc le monde est arrivé, je ne veux pas dire à une impasse, mais au moins à un moment où de grands arbitrages sont à réaliser. L’avantage des scénarios est qu’ils illustrent le fait qu’il n’est pas possible d’avoir le beurre et l’argent du beurre, et qu’il faut donc faire des arbitrages. Par ailleurs, ces arbitrages, je ne les vois pas comme une amputation, mais comme une opportunité de reprendre de la responsabilité. Cela permet de récupérer de la maîtrise sous la forme d’une stratégie qui s’établit en fonction des avenirs possibles. Et ce que je vois dans ces trois scénarios, c’est cette question: voulons-nous plus de croissance, donc plus de population, d’embouteillages, etc., afin de garantir et maintenir notre niveau de vie matériel, nos vacances, notre bien-être, notre sécurité sociale, nos pensions – ou non? 

Luxembourg Stratégie reconnaît que «les scénarios en construction tiennent compte de différentes bifurcations dont l’évolution est particulièrement incertaine à long terme». En quoi ces scénarios restent-ils viables dans un environnement aussi imprévisible que celui que nous connaissons?

«Tout le monde voudrait avoir quelqu’un qui lui prédise l’avenir. Malheureusement, personne ne le peut et la prospective non plus. On attend souvent trop de la prospective, comme on attend trop de la science. La mission de la recherche est de dire ceci: avec les données que nous possédons, nous avons un certain degré de certitude pour vous dire que A, B, C ou D peuvent se réaliser. C’est similaire pour la prospective, mais nous travaillons plutôt avec l’imaginaire et la créativité des gens. Les scénarios que nous construisons sont des hypothèses, afin de tenter de donner une certaine maîtrise de l’avenir. Actuellement, les choses sont très complexes, tout est imbriqué, la globalisation fait qu’il est très difficile de prévoir toutes les répercussions d’une décision. Donc tous les moyens sont bons pour décomplexifier, mais aussi fédérer. 

Mais quelle est l’espérance de vie de tels scénarios dans un monde de polycrises, où les cartes semblent sans cesse rebattues?

«Nos scénarios sont-ils à l’épreuve du temps? Certainement pas. Il est d’ailleurs inscrit dans notre mission qu’il est nécessaire de les actualiser. Nous ne savons pas encore à quelle échéance, mais nous voulons les actualiser régulièrement. Et aussi les décliner par sous-­secteurs et sous-­technologies. Il faudra ainsi décliner des scénarios plus précis pour la place financière, l’agriculture, l’industrie, tout ce qui crée de la valeur économique. En se demandant notamment: faut-il relocaliser ou délocaliser tel ou tel secteur? Quelle technologie faut-il? Quel type d’entreprises le Luxembourg peut-il attirer? 

Pour élaborer ces scénarios, vous avez dialogué avec de nombreux acteurs. Les entreprises ont-elles aussi été impliquées?

«Les chefs d’entreprise nous ont envoyé beaucoup de retours. Et ils nous confirment que nous sommes face à de très importants arbitrages. Manque de main-d’œuvre, de motivation au travail, difficulté à avoir des approvisionnements en temps et en heure et à des prix abordables, politique de décarbonation: ils savent pertinemment que leurs propres marges de manœuvre se réduisent et qu’un changement de paradigme est nécessaire. En outre, si les chefs d’entreprise sont très contents d’être appuyés par l’économie, notamment par le biais des aides financières, cela ne suffit pas: la charge administrative et réglementaire doit être allégée pour leur donner les moyens de réagir. À l’heure actuelle, les patrons se sentent dépourvus de cette possibilité de se réinventer.»

Cette interview a été rédigée pour l’édition magazine de  parue le 23 novembre 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam. 

 

Votre entreprise est membre du Paperjam + Delano Business Club? Vous pouvez demander un abonnement à votre nom. Dites-le-nous via