Réalisé depuis cinq ans, le consensus économique d’Idea se pose en complément de l’avis annuel publié sur base des données notamment du Statec. Il met en exergue le ressenti d’un panel d’experts: des représentants d’institutions publiques et de recherche (37 répondants), des entreprises et des banques (39 répondants), ainsi que de responsables politiques (14) et partenaires sociaux (29). Consultés au mois de février par la fondation Idea par le biais d’un questionnaire, ils ont donné leurs sentiments et analyses sur la situation macro-économique du pays et leurs prévisions pour l’année 2024. De quoi tirer des enseignements «toujours éclairants, parfois surprenants, sur le devenir à court terme de l’économie luxembourgeoise», indique l’économiste Jean-Baptiste Nivet qui résume: «On sent une demande d’actions claire sur un certain nombre de sujets», dit-il.
Le contexte demeure tendu
Principal sentiment qui ressort chez les experts interrogés par Idea: la persistance des tensions géopolitiques, sources de préoccupations et d’incertitudes. Et face à cela, «beaucoup des paris sur l’avenir portent sur la capacité à sortir de la période de polycrises et s’approprier les nouveaux paradigmes économiques», est-il indiqué dans le consensus. Sur ce point, les experts interrogés ne cachent pas leur scepticisme, 44% d’entre eux estiment très faible la probabilité d’un affaiblissement des tensions géopolitiques», et 43% estiment cette probabilité comme plutôt faible.
Si le destin du pays est intimement lié à celui de l’Union européenne, les panélistes militent pour une UE davantage active, dans certains domaines. Ils désapprouvent dans l’ensemble un élargissement de l’Europe, mais sont par exemple 77% à estimer qu’il faudrait renforcer sa souveraineté industrielle, 64% à prôner une harmonisation de la fiscalité écologique et 64% à créer une armée commune. Pour autant, le scrutin de juin ne semble pas le plus attendu. Leur attention se porte davantage sur l’élection américaine, «considérée comme la plus essentielle pour le devenir de l’économie européenne», tout comme les législatives au Royaume-Uni qui seront particulièrement scrutées.
Des tensions qui influent sur la perception des perspectives économiques. En la matière, les panélistes penchent légèrement vers une probable récession. Quant à l’évolution de l’inflation, elle ne fait pas consensus au sein du panel. Aucun d’entre eux n’anticipe en 2024 et 2025 un retour à une inflation à plus de 6%. «La majorité d’entre eux (respectivement 84% et 75%) prévoit un taux d’inflation compris entre 2% et 4%». Ils escomptent une baisse progressive de la hausse des prix (3,2% en 2024 et 2,8% en 2025).
«On sent que ces préoccupations sont encore fortes du fait que nous sommes toujours en crise. Donc nous ne sommes pas sur une véritable reprise. Après une année 2023 relativement faible en termes de croissance économique, voire négative, on n’est pas non plus dans la situation de Covid, mais nous sommes encore dans une période morose, avec un ralentissement de la situation économique», confirme l’économiste d’Idea, Jean-Baptiste Nivet.
Pas de consensus des experts non plus sur une éventuelle réduction des taux directeurs de la BCE avant le 30 juin. 39% des panélistes la considèrent comme très faiblement ou plutôt faiblement probable, et 30% pensent que cette éventuelle réduction a une probabilité élevée ou très élevée. Toutefois, les panélistes, comme le Statec, anticipent une conjoncture plus favorable pour 2025, à quelques différences près. Si le Statec évoque une croissance de 3% pour 2025, les panélistes sont eux plus réservés et anticipent une croissance de seulement 1,8%.
Une légère amélioration de l’activité économique, mais sans rebond
Concernant le Luxembourg à lui seul, «73% des panélistes anticipent une dégradation du solde budgétaire des finances publiques en raison d’une augmentation plus faible des recettes fiscales que des dépenses publiques pour 2024». Ce qui va dans le sens du projet de budget pour 2024 qui prévoit une hausse des recettes fiscales de 5,3% et des dépenses publiques de 6,4%, soit un déficit de -1,2% du PIB. «Ce déficit proviendra en partie de dépenses exceptionnelles, dont le paquet logement d’un montant de 55 millions d’euros pour donner un élan au secteur de la construction», est-il indiqué dans le consensus. Pour autant, «On voit que les experts n’envisagent pas de rebond tout de suite pour la construction, malgré les mesures qui ont été mises en place», indique l’économiste d’Idea.
Les panélistes ne s’attendent pas non plus à un rebond de l’économie, «seuls 6% d’entre eux envisagent un taux de croissance du PIB supérieur à 2% en 2024 et 21% anticipent même une nouvelle année de récession au Luxembourg.»
Côté consommation, «les panélistes estiment peu probable une baisse de la consommation des ménages». Une donnée à interpréter avec prudence. «Jusque-là, il y a eu une protection des ménages au Luxembourg, avec des aides qui ont été mises en place. On se dit que cela va continuer car les ménages sont toujours plus ou moins protégés, donc il n’y a pas de raison que la consommation baisse», explique-t-il.
Également questionnés sur la dette publique, les panélistes indiquent que la barre des 30% de dette publique serait franchie en 2029. Plus précisément, «45% des panélistes envisagent une dette publique inférieure à 30% du PIB en 2029, et 55% au-dessus de cette limite.»
Compétitivité et productivité sur la mauvaise pente
Selon le consensus, la compétitivité et la productivité seraient sur la mauvaise pente. 62% des panélistes pensent que la compétitivité du pays s’est dégradée depuis dix ans. «Au niveau de la productivité, les experts n’imaginent pas un gain de productivité, alors que c’est plutôt stagnant depuis des années voire des décennies. On sent donc un brin de pessimisme et aussi des préoccupations fortes. Il y a une volonté que le Luxembourg, via son gouvernement, et l’Union européenne agissent», explique Jean-Baptiste Nivet. Dans le même état d’esprit, la hausse de la productivité du travail par heure travaillée apparait improbable pour les panélistes. «Mais il y a une certaine inertie, si la hausse apparait improbable, cela signifie plutôt qu’elle va continuer au même niveau», commente l’économiste. Les panélistes considèrent aussi qu’une augmentation des capacités de production de l’industrie européenne serait peu réaliste.
Fin 2023, le taux de chômage s’élevait à 5,5%. Pour les deux prochaines années, le Statec prévoit une poursuite de la montée du chômage à 5,9%, tandis que les panélistes tablent sur un taux à 5,6% fin 2025. Mais ils sont tout de même 24% à envisager un taux de chômage supérieur à 6% d’ici deux ans.
Léger coup de frein sur la progression des prix de l’immobilier
Le consensus 2024 estimerait les prix de l’immobilier à 10.079€/m2 à l’horizon 2030, soit 371 euros de moins que les anticipations du consensus 2022. «Ainsi, les prix de l’immobilier ne progresseraient que de 33% sur la décennie 2020-2030, ce qui pourrait laisser espérer une certaine corrélation entre l’évolution des salaires et celle des prix à l’achat de logements».
Par ailleurs, la nécessité d’une baisse des prix immobiliers d’au moins 10% dans l’année est approuvée par le panel. «Là encore, il y a un effet très fort de la situation économique actuelle car globalement il y a quand même cette idée que les prix pourraient continuer à augmenter, mais plus faiblement», avertit l’économiste.
Quant aux taux d’intérêt, trois panélistes sur quatre estiment que les taux d’intérêt des nouveaux crédits immobiliers supérieurs à dix ans se maintiendront entre 3% et 4% en 2024. Seuls 19% anticipent une augmentation de ces taux au-dessus de 4%, et 8% anticipent une baisse en dessous de 3%. «La poursuite de taux élevés, possiblement en légère diminution autour de 3,6%, est donc le principal scénario envisagé.»
Une réforme des pensions attendue et scrutée
«La réforme des pensions a été un peu une surprise après l’élection alors qu’elle était peu abordée lors de la campagne», introduit Jean-Baptiste Nivet. Sur cette thématique, 73% des panélistes estiment qu’il faut réformer le système des pensions dans les trois ans à venir, contre 13% qui sont en désaccord. Mais de quelle façon? Plusieurs leviers ont été soumis aux panélistes. Et selon eux, «le principal levier à activer serait l’incitation des actifs à travailler plus longtemps, promu par près des trois quarts des répondants», suivi de «la baisse progressive du niveau de certaines pensions par rapport aux revenus salariaux». L’option d’une augmentation des cotisations sociales est la proposition qui recueille le moins d’approbation. «Cette absence de consensus renforce l’idée que la possible évolution à apporter au système de pensions repose sur l’activation de différents aspects majeurs de son fonctionnement», est-il noté dans le rapport.
«Sur la question des pensions, j’ai été assez surpris des leviers mis en avant, notamment que ce qui ressort le plus est d’inciter les actifs à travailler plus longtemps, et que l’augmentation des cotisations vient en dernier. J’aurai pensé que baisser le niveau des pensions serait ressorti en premier, et qu’il y aurait moins d’aversions sur le fait de baisser les cotisations sociales, même si je suis plutôt contre, dans un contexte de pénurie de talents», confie Jean-Bapstise Nivet.
Mais il n’y a pas que sur la réforme des pensions que le nouveau gouvernement est attendu. Par exemple, 50% des panélistes sont plutôt ou tout à fait d’accord avec la proposition que les classes d’impôt sur le revenu doivent être supprimées, tandis que 32% sont plutôt ou tout à fait en désaccord. Pour rappel, la fondation Idea a déjà publié une analyse sur une potentielle réforme fiscale indiquant «qu’une réforme importante du barème d’impôt sur le revenu semble difficile à envisager».
Un brin de pessimisme quant au climat
«S’il y a une incertitude au niveau économique, il y en a aussi une au niveau climatique. Sur l’objectif que le Luxembourg et l’UE se sont donné, on sent de moins en moins d’optimisme sur le fait qu’il soit atteint. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de progrès réalisés», pense Jean-Baptiste Nivet.
Le pessimisme semble donc gagner les observateurs face aux enjeux climatiques. 73% des experts estiment que l’État doit renforcer le montant de ses investissements en faveur de la transition écologique, mettant en lumière «le souhait des acteurs privés à être davantage soutenus dans leurs propres investissements environnementaux». Alors que la moitié des panélistes se disaient objectifs sur le sujet en 2021, ils ne sont aujourd’hui plus qu’un quart à l’être. «Ce pessimisme grandissant pourrait s’expliquer en partie par la plus difficile diffusion des véhicules électriques, l’absence de bouleversements majeurs des modes de consommation et la difficulté à décarboner certaines activités», indique-t-il.