Il a son franc-parler… et une culture impressionnante de l’évolution de l’espace sur près d’un demi-siècle, ce qui rend l’échange avec l’ancien astronaute français Patrick Baudry passionnant. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Il a son franc-parler… et une culture impressionnante de l’évolution de l’espace sur près d’un demi-siècle, ce qui rend l’échange avec l’ancien astronaute français Patrick Baudry passionnant. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

L’ancien astronaute français Patrick Baudry était de passage au Luxembourg, la semaine dernière, à l’invitation de la banque Degroof Petercam. Pour parler vin et espace… mais surtout espace. Un homme dont la parole est libre, ce qui rend l’échange aussi «dérangeant» qu’intelligent.

En 1985 – et vous avez déjà dû répondre à ces questions-là des dizaines de fois – vous embarquez pour l’espace et vous emmenez avec vous, pour la première fois, du vin…

«J’étais d’abord en Union soviétique, puis chez les Américains. Quand je suis arrivé chez eux, je me suis aperçu que le coca-cola allait partir dans l’espace… Je me suis dit que j’allais quand même faire quelque chose. J’ai contacté le professeur Pascal Ribéreau-Gayon, qui était le grand ponte de l’œnologie dans le monde à l’époque, qui est Bordelais, bien sûr, pour qu’il imagine des expériences réelles - pas indispensables parce que vous aurez remarqué que dans l’espace, on ne fait rien d’indispensable?

Les retours d’expérience ont l’air pourtant passionnants…

«Les astronautes font des expériences sur le système vestibulaire ou autre qu’on a déjà faites dans les années 1980. C’est un habillage pour faire penser qu’on fait de la science. On en fait, mais pas vraiment de la science innovante et constructive… Le professeur a construit un certain nombre d’expériences sur les moûts de raisin, ce qui permettait d’emmener le vin dans l’espace sans dire qu’on emmenait le vin dans l’espace. Sans être une fois de plus un Français arrogant…

Les expériences ont été agréées par le comité du vol. Je commence l’entraînement. Six mois plus tard, la ministre du Commerce extérieur de la France, Edith Cresson, a dit que ce n’était pas possible, que l’image de la France, c’était la haute technologie, pas le vin… Les expériences ont été débarquées. J’avais un ami, qui était à l’école des pilotes d’essai avec moi, qui m’a branché avec un technicien de Cap Canaveral pour qu’il planque une bouteille de vin dans la navette. Ce qu’il a fait. Au retour, j’ai récupéré la demi-bouteille. Ce n’est pas glorieux. Tant que j’étais au Centre national des études spatiales et que j’étais fonctionnaire, je ne l’ai pas dit. 

Aujourd’hui, il y a de nouveau des expériences qui sont menées à l’initiative d’une start-up de l’espace luxembourgeoise, Space Cargo Unlimited – en réalité la holding de la française Space Biology Unlimited – et qui a faire faire l’aller-retour à un Château Petrus…

C’est plus pour l’image que pour autre chose! Ça n’a aucun intérêt. De la pure communication. Sur le plan scientifique, aucun intérêt. C’est le même bidonnage que les histoires de bouteilles qui ont passé six mois à naviguer sur les océans… Le vin, moins on l’agite, mieux il se porte. Ce qui se passe dans l’espace, c’est la chose suivante: comme un peu d’air est enfermé dans la bouteille, en apesanteur, cet air se mélange intimement au liquide, dont il a la même densité. Ça fait de la mousse dans la bouteille. N’importe quel imbécile est capable de comprendre que le vin transformé en mousse pendant un certain temps, ce n’est pas bon.

Steven Nagel, Shannon Lucid, Patrick Baudry (debout) et le sultan ben Salman ben Abdulaziz Al-Saud. John Creighton, Daniel Brandenstein et John Fabian (assis) avant l’envol de Discovery en 1985. (Photo: Nasa/JSC)

Steven Nagel, Shannon Lucid, Patrick Baudry (debout) et le sultan ben Salman ben Abdulaziz Al-Saud. John Creighton, Daniel Brandenstein et John Fabian (assis) avant l’envol de Discovery en 1985. (Photo: Nasa/JSC)

En 1985, donc, vous volez une semaine sur Discovery. Vous aimez en dire quoi aujourd’hui, près de 40 ans plus tard?

«C’était un épisode important dans ma vie. C’était un rêve, je voulais aller dans l’espace. Je pensais que c’était impossible. Français, dans les années 1970, vous pouviez rêver d’espace, ça ne changeait pas grand-chose. Finalement, j’ai eu ce privilège. J’en rêvais à quatre ans, j’ai travaillé en classe pour être toujours parmi les premiers, j’ai fait l’École de l’air pour devenir pilote de chasse et j’ai fait un concours pour devenir pilote d’essai, puis la sélection du CNES avec 2.000 candidats pour deux places. J’ai été retenu. Au moment de la sélection, j’ai commencé à y croire.

La question n’est pas anodine. Récemment à Luxembourg, des jeunes ont pu effectuer le premier vol en apesanteur, dans la sélection des astronautes de l’Agence spatiale européenne (Esa), il y a un Belgo-Luxembourgeois, le secteur se développe…

«Quel secteur? L’espace utile, comme les satellites, les télécoms, l’observation, c’est très bien, mais l’espace c’est l’exploration. C’est l’homme qu’on envoie in situ là où on n’est jamais allé pour étudier ce nouvel endroit, comprendre ce qu’il est par rapport à nous, terriens. Ce qui me passionne, ce sont les engins de transport. Quand la fusée a fonctionné dix fois, ça ne m’intéresse plus. L’homme que je vénère est Elon Musk, ce n’est certainement pas le président de l’Esa, Josef Aschbacher…

Qu’est-ce qui manque à l’ambition européenne?

«On est en 2023 et l’Europe est toujours incapable d’envoyer un homme dans l’espace! Bientôt, on sera aussi incapable d’envoyer un satellite dans l’espace puisque Ariane ne fonctionne plus malgré ce qu’elle nous a coûté. Heureusement qu’il y a les Italiens, les Allemands et des Français qui font des mini-fusées, mais on ne va pas emmener des satellites de dix tonnes avec ces machins-là! Le fait que l’Europe se positionne avec une capacité de lancer des satellites, c’était important. Mais c’était une autre époque.

Aujourd’hui, en France, mais je pense que c’est général, tous les élèves les plus brillants qui sortaient de Polytechnique et de grandes écoles partaient un ou deux ans à l’étranger et ils revenaient pour entrer chez Airbus, Aérospatiale, Dassault… Aujourd’hui, ils partent toujours… mais ils restent ailleurs. Donc on garde les moins bons. On ne risque pas de dominer le monde… Sur dix ans, je pourrai vous parler de dix projets dont on parlait comme des projets révolutionnaires et mûrs… et dont on ne parle absolument plus! 

Il n’y a plus de technologies européennes qui retiennent votre intérêt?

«Non. Les nations investissent dans de gros projets qui demandent de gros investissements et quand c’est important, plus personne… On devrait être installés sur la Lune depuis 1995… Nous sommes en 2023… L’investissement pour la Station spatiale internationale dépasse pourtant les 200-220 milliards de dollars! C’est une question de vision et de qualité des hommes politiques qui dirigent les nations.

La première fois qu’on m’a proposé d’être ministre, j’ai refusé: j’avais un boulot sérieux! On développait le 330 et je n’allais pas quitter le 330 pour aller faire le saltimbanque devant des gens qui n’y comprennent rien. Je ne suis plus militaire, je ne fais plus la guerre, mais je suis citoyen et je m’intéresse à la vie de mon pays. Ceux qui travaillent et qui n’arrivent à boucler leurs fins de mois se posent des questions…»