Imaginez un pays qui redoute que son voisin ne vienne bloquer ses infrastructures technologiques étatiques avec une armée de hackers. Qui ait besoin d’une sorte de jumeau numérique hébergé dans un «coffre-fort digital». Comme l’Estonie, la Commission européenne ou Monaco, qui ont mené les discussions avec le Luxembourg, pour y enterrer un double de leurs données comme on refile ses clés à son voisin ou à sa grand-mère...
Imaginez maintenant que dans la course à l’intelligence artificielle générale – le scarytruc du futur, autrement plus flippant que ChatGPT et ses gadgets de bobos – un groupe de techo-optimistes ait jeté une bouteille à la mer. Plutôt un casier de bouteilles à la mer. Une barge, même, en dehors du contrôle d’un État, sur laquelle puisse se développer une offre d’«État-nation as a service». Plus question de répondre aux injonctions à venir du président américain, Joe Biden, ou même à celles à venir (un jour, peut-être, on verra) de l’Union européenne mais à celles de leaders quasiment autoproclamés capables de séduire autant de communautés autour de quelques intérêts…
«Le BlueSea Frontier Compute Cluster (BSFCC) est une entreprise révolutionnaire dans les eaux internationales, alliant technologie de pointe et autonomie inégalée», assurent ces promoteurs sur leur site internet. «Ses points forts sont plus de 10.000 GPU Nvidia H100 [à 30.000 dollars pièce, ndlr.] par plate-forme offrant un calcul inégalé et des performances de pointe; pas seulement un cluster de calcul, chaque BSFCC est un État-nation souverain pour l'innovation et l'accélération; atténuation des risques cinétiques avec des forces de sécurité dédiées», des membres de chaque État-nation et des représentants de Xiosky à la punchline aussi fantastique – «Invisibles en présence mais omniprésents en influence, nous sommes les architectes fantômes de la sécurité mondiale.»
«Leur statut d'État est reconnu par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) et la Convention de Montevideo, qui définissent les droits et responsabilités des États-nations. Chaque BSFCC remplit les critères d'octroi du statut d'État: une population permanente; un territoire défini; un gouvernement; la capacité d’entrer en relation avec d’autres États. A ce titre, les BSFCC sont chacun régis par leur propre charte, un document qui décrit les droits et responsabilités des résidents et des visiteurs. Chaque charte est un document vivant, susceptible d'être amendé par les opérateurs du BSFCC et leurs entreprises partenaires.»
A quoi auraient droit les habitants d’un Luxembourgistan libéré de ses problèmes de logement, de bouchons et de pénurie de talents? «Les résidents bénéficient d'une double nationalité, d'une rémunération élevée, d'une fiscalité réduite, d'un environnement de travail unique et du privilège de travailler sur des technologies de pointe.» Le tout protégé par une société privée, ont imaginé ses créateurs. «Cette combinaison de forces de défense nationales et privées offre de solides capacités d’atténuation des menaces, garantissant la sécurité de votre équipe et de vos données. Profitez de la tranquillité d'esprit apportée par les équipements de brouillage électronique, la surveillance aérienne, le camouflage optique et thermique et d'autres capacités de défense robustes.»
Au lieu de prendre cette étonnante campagne comme argent comptant, Vice a retrouvé un des chercheurs du Del Complex, Sterling Crispin, artiste et développeur de logiciels, pour en conclure… qu’il ne fallait rien conclure de la réalité de ce projet ou de sa vocation à faire réfléchir la planète.
Une chose est sûre: ce Big Bang repris en choeur par tout le monde s’inscrit dans la suite de (publié le 4 juillet 2022) et de la conférence organisée fin octobre par celui qui l’a écrit, Balaji Srinivasan.
Face à cette individualisation d’intérêts, souvent décrite comme le terrain de jeu de personnages très à droite de la droite de la société, d’autres modèles ont déjà été écrits depuis près de dix ans.
Comme le «Fully Automated Luxury Communism», société qu’Aaron Bastani décrivait déjà comme complètement automatisée à ceci près que les robots appartiendraient à la communauté et pas à des intérêts privés. «La revendication serait une semaine de travail de 10 ou 12 heures, un salaire social garanti, un logement, une éducation, des soins de santé universellement garantis», disait-il en 2015, interrogé par The Guardian. «Il y aura peut-être encore du travail qui devra être fait par des humains, comme le contrôle qualité, mais ce sera minime.»
Et si vous hésitiez entre les barges par État-nation et l’État-providence qui gère les robots pour le bien commun, un autre facteur pourrait jouer un rôle: la compréhension de la révolution verte à venir. Comment ça? Les barges ont leur propre système d’alimentation électrique. La vision d’Aaron Bastani plaçait l’utilisation d’énergie fossile ou d’énergie renouvelable dans notre monde fini de ressources. Sauf à aller chercher les ressources de l’espace: de la page 119 à 137, il évoque l'astéroïde Psyché 16, entre Mars et Jupiter, qui contient des minéraux et des minerais d'une valeur marchande estimée à 10.000 quadrillions de dollars. Qui «contiendrait» serait plus exact. Et des analyses ont montré combien ramener ne serait-ce qu’un kilo de certains matériaux sur Terre torpillerait le marché et donc le ressort économique derrière cette idée d’exploration de l’espace.
Ça non plus, ça ne vous rappelle pas un petit pays coincé entre l’Allemagne, la Belgique et la France?