«Les OpenLux du Monde, c’est du voyeurisme! Rien d’autre!» Depuis cinq ans, Me Filippo Noseda attendait de pouvoir batailler: la transparence s’impose-t-elle sur les droits fondamentaux de l’Union européenne, définis en 1950 et gravés dans le marbre depuis 2009, ou pas? Le droit au respect de la vie privée figure à l’article 7, et celui à la protection des données personnelles, à l’article 8 de la Charte européenne.
«Le premier registre des bénéficiaires effectifs est né à Londres en 2016, parce que le Premier ministre, David Cameron, y voyait un certain nombre de bénéfices à la transparence pour la société, comme le pouvoir pour des ONG ou la presse de demander des comptes à des sociétés, comme la protection des actionnaires minoritaires ou comme l’augmentation de la confiance que l’on pourrait avoir dans telle société dans telle circonstance», explique l’avocat londonien, qui a désormais quelques clients soucieux de voir leur vie privée respectée.
«Sauf qu’au Royaume-Uni, l’économie est majoritairement composée de sociétés financières, et pas d’entreprises familiales comme sur le continent. Le Luxembourg s’est interrogé sur l’opportunité de transposer la quatrième directive européenne anti-blanchiment avec cette question, mais, sous la pression de la Commission européenne, il a finalement renoncé à introduire une limitation dans l’accès à ces documents», comme elle existe dans d’autres pays.
Outre Le Monde et les 16 autres médias qui ont «scrapé» toutes les données du registre, loin de l’utilisation proportionnée du système pour répondre à un objectif légitime, comme d’autres sociétés qui vendent de l’intelligence économique, pourquoi est-ce que cela pose un problème?
Filippo Noseda. – «Un accès libre – il faut répondre sur le site à une question comme ‘Quel est le résultat de 4 divisé par 2?’ – pose des problèmes pour toute une série d’acteurs en relation avec leur vie privée. Prenons quatre exemples très concrets, vous allez voir.
- Mettons que je sois l’héritier d’une famille très traditionnelle ou religieuse et que je veuille lancer une entreprise de recherche, par exemple, dans le domaine des préservatifs ou de la lutte contre le sida. Est-ce que je fais quelque chose d’illégal?
- Imaginons qu’à Londres, où il y a de fortes communautés indiennes ou pakistanaises, où sont arrangés des mariages forcés, une jeune femme veuille ouvrir un salon de coiffure ou de beauté avec une amie et échapper à la pression familiale. Elle paie ses impôts et est totalement transparente. Mais vous imaginez l’impact si sa famille l’apprend?
- Je suis entrepreneur, j’ouvre des usines en France, en Pologne, en Roumanie, en Bulgarie ou dans n’importe quel pays où l’on mettrait l’entrepreneur sous pression. J’ai une holding au Luxembourg seulement pour des besoins de gestion de ces cinq ou six usines disséminées partout. J’ai un enfant qui va à l’école et je dois démontrer que je risque un kidnapping ou un chantage pour que mes données ne soient pas intégralement dans le registre.
- Je suis entrepreneur et, dans le cadre du Covid-19, je travaille à l’élaboration de vaccins, peut-être avec des tests pour animaux. Nous avons eu le cas à Cambridge. Je n’enfreins aucune loi, je suis en règle avec toutes mes obligations légales et fiscales, et pourtant, être dans le registre m’expose à des actions d’associations militantes!
En décembre, vous aviez saisi la justice luxembourgeoise. Le tribunal d’arrondissement a transmis six questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne sur la base de votre argumentaire et de celui de vos collègues. Aujourd’hui, vous rappelez que vous vous en prenez aussi à la Commission nationale pour la protection des données. Pourquoi ce pas supplémentaire?
«En décembre, il y avait effectivement trois plaintes d’avocats, au Luxembourg, au nom de leurs clients qui se plaignaient du RBE. Le tribunal d’arrondissement a choisi de s’adresser à la Cour de justice de l’Union européenne en considérant que ces questions devaient être tranchées par l’institution européenne*. Mais il faudra patienter de 12 à 15 mois avant que la CJUE n’apporte sa réponse et permette au juge luxembourgeois de se prononcer. Et dans l’intervalle? Tout le monde peut continuer à consulter le registre sans aucune raison particulière. Depuis les arrêts Schrems, la CNPD, comme tous les régulateurs de la donnée en Europe, a l’obligation d’agir. Et donc de s’adresser à la justice…
… qui fera la même chose que le premier tribunal…
«Peut-être, oui. Mais la CNPD va devoir demander des mesures provisoires, conservatoires. C’est là que ça change.
Et vous espérez que la justice, européenne, donc, puis luxembourgeoise, supprime le registre des bénéficiaires effectifs?
«Il ne faut pas rêver, non. Mais qu’elle assortisse la consultation du registre d’un intérêt légitime. Ce à quoi pensait déjà le législateur luxembourgeois au moment d’adopter les textes. Même le contrôleur européen en charge de la protection des données (EDPB) a publié ses recommandations: ‘En l’absence d’un tel jugement, et conformément à la jurisprudence actuelle, les autorités chargées de la protection des données sont tenues d’évaluer les cas individuels, soit d’office, soit à la suite d’une plainte, et de renvoyer l’affaire devant une juridiction nationale si elles soupçonnent que le transfert n’est pas conforme à l’article 45 dans le cas d’une décision d’adéquation, ou de suspendre ou interdire le transfert si elles estiment qu’il n’est pas possible de respecter l’article 46 du RGPD et que la protection des données transférées que requiert le droit de l’Union ne peut pas être assurée par d’autres moyens.’
L’intérêt légitime doit être examiné par un juge. Il ne s’agit pas de regarder Forbes et de décider que, si la personne est dans le classement des milliardaires, alors, oui, on va la faire bénéficier de la clause d’exception. D’ailleurs, en pratique, depuis le lancement du registre, pour accorder la clause d’exception, on attend 10 demandes, et on en accorde une.»
(* Mise à jour, ce mercredi 10 février à 19h: de toutes les questions posées dans le cadre de toutes les affaires présentées, la juge luxembourgeoise en a retenues trois, qui limitent le périmètre de la question à la CJUE aux restrictions dans des circonstances exceptionnelles et la question de l’accès général est posée dans une affaire distincte, elle aussi pendant devant la CJUE)