C’est dans le cadre feutré du Cercle Munster qu’Eric Sotto et François Gemenne ont tenu leur conférence. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

C’est dans le cadre feutré du Cercle Munster qu’Eric Sotto et François Gemenne ont tenu leur conférence. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

François Gemenne, membre du GIEC, chercheur et professeur à l’Université de Liège, et Eric Sotto, co-fondateur de la Fondation Akuo, étaient invités mercredi 30 novembre par la Fondation de Luxembourg pour parler aux conseillers de patrimoine de la Place de la philanthropie dans l’action climatique.

Quel est le message que vous souhaitez faire passer quand vous recevez une invitation comme celle de la Fondation de Luxembourg? 

François Gemenne. – «Nous allons essayer de sensibiliser les philanthropes et en particulier les gestionnaires de fortune au rôle que peut jouer la finance dans l’action climatique. Très souvent, lorsqu’on pense à l’action climatique, on pense aux “usual suspects” comme l’avion, la voiture, le charbon, le bœuf… La finance est souvent un point aveugle de l’action climatique.

Beaucoup de gens ne réalisent pas que l’essentiel de leur empreinte carbone est dans leur compte en banque qui va financer toute une série de projets d’extraction de fossiles – parfois à leur insu – en Europe ou à l’étranger. Plus on a de l’argent à la banque, plus on finance ces projets d’énergies fossiles.

Les bénéfices des compagnies fossiles ont été démultipliés cette année en raison de la crise énergétique
François Gemenne

François GemenneMembre du GIEC, chercheur et enseignant

Certains financiers le font même en toute conscience parce que les retours sur investissement demeurent importants. Les bénéfices des compagnies fossiles ont été démultipliés cette année en raison de la crise énergétique, mais pour autant ce sont des actifs qui sont extraordinairement néfastes au climat et ce sont aussi des «stranded assets», des actifs potentiellement condamnés.

Est-ce qu’avec la taxonomie européenne et le SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) donnent le change à ce niveau-là? Est-ce que vous commencez à sentir des effets?

F.G. – «On constate effectivement des inflexions dans le monde de la finance avec de nouveaux portefeuilles d’actifs qui sont orientés vers davantage de durabilité – le financement des énergies renouvelables en particulier – et ce financement devient de plus en plus rentable aujourd’hui.

Demander la sortie immédiate des énergies fossiles serait comme demander la sortie de la bière à l’Oktoberfest.
François Gemenne

François GemenneMembre du GIEC, chercheur et enseignant

Mais on constate aussi énormément de greenwashing. Toute une série de fonds dits durables continue à investir dans les énergies fossiles ou dans l’aviation par exemple.

Peut-on couper le financement des activités non vertueuses du jour au lendemain? Cela ne pose-t-il pas plus de problèmes que cela en résout?

F.G. – «On ne peut pas tout résoudre du jour au lendemain. Aujourd’hui, 85% du mix énergétique mondial en termes d’énergie primaire reste à base d’énergies fossiles. Demander la sortie immédiate des énergies fossiles serait comme demander la sortie de la bière à l’Oktoberfest. C’est très compliqué à envisager.

C’est une des raisons pour lesquelles dans l’accord de la Cop27 à Sharm el-Sheikh, il n’a pas été possible d’acter cette sortie parce que toute une série de pays émergeant s’y est opposée. Ils ont estimé que c’était un objectif trop contraignant par rapport à leur perspective de développement.

Et il y a bien entendu la question sociale qui est très importante. On voit bien dans la crise énergétique que connaît l’Europe que l’on reste dépendant des énergies fossiles et à quel point l’accessibilité aux énergies décarbonées reste limitée aux gens qui ont les moyens. Cette question ne peut pas être ignorée.

Beaucoup d’emplois restent encore également associés aux énergies fossiles. Si la transition énergétique et l’économie verte font miroiter la possibilité de création d’un très grand nombre d’emplois verts, ces emplois verts n’existent pas encore. Tandis que les emplois bruns, eux, sont occupés par des gens qu’il ne sera pas possible de replacer directement, et qui vont s’accrocher à leur emploi parce qu’ils ne veulent pas le perdre.

Nous sommes retrouvés avec un accord […] qui est un peu schizophrène puisqu’on s’engage à payer les réparations pour les dommages, mais sans s’engager à en faire davantage pour essayer de limiter ces dommages.
 François Gemenne

 François Gemennemembre du GIEC, chercheur et enseignant

Quel bilan tirez-vous de la COP27?

F.G. – «Comme toujours, c’est mi-figue mi-raisin. Par rapport aux attentes que l’on a à chaque COP, le bilan est forcément décevant. Maintenant, il y a indéniablement eu des progrès.

Le bilan dépend de la perspective de laquelle on se place.

Il y a d’abord un élément très positif qui est l’accord sur les pertes et dommages. Le fait que les pays industrialisés reconnaissent formellement leurs responsabilités dans les dommages causés par le changement climatique et s’engagent à indemniser les pays qui subissent des dommages est très symbolique. C’est l’aboutissement de décennies de revendications de la part des pays du Sud qui avaient insisté sur le fait que cette COP devait être consacrée aux conséquences du changement climatique qui passait derrière les causes.

Donc c’est une avancée politique et une satisfaction majeure pour les pays du Sud.


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La déception des pays européens et de certains activistes, c’est qu’ils espéraient lier cette reconnaissance à une ambition plus forte en matière de sortie des énergies fossiles. Ce qu’il n’a pas été possible d’acter. Et donc nous sommes retrouvés avec un accord qui déçoit les Européens, qui satisfait les pays du Sud et qui est un peu schizophrène puisqu’on s’engage à payer les réparations pour les dommages, mais sans s’engager à en faire davantage pour essayer de limiter ces dommages.

Un élément important sur lequel il faut insister, c’est qu’à la COP, il y a également toute une série d’accords qui sont passés en marge de la négociation centrale. Un accord extrêmement important, par exemple, c’est un accord d’assistance et de transfert de technologie de l’Union européenne vers l’Indonésie pour décarboner l’économie indonésienne. Un accord similaire avait été passé avec l’Afrique du Sud l’an dernier.

Et ça, c’est absolument essentiel parce que la lutte contre le changement climatique va largement dépendre des trajectoires de développement que vont suivre les pays émergents et les pays en développement. Nous n’avons pas la légitimité pour leur dire comment ils devraient se développer ou de conserver les énergies fossiles dans le sol. En revanche, bien entendu, c’est notre responsabilité de leur donner la possibilité de choisir un mix énergétique aussi décarboné que possible qui soit dans leur intérêt. Sinon, on va se retrouver au même point d’ici 20 ou 30 ans quand ils auront atteint le même stade de développement que nous.

Qu’espérez-vous de la philanthropie?

Éric Sotto. – «Aujourd’hui, il n’y a pas suffisamment de capitaux engagés au niveau de la philanthropie au niveau mondial sur la problématique du changement climatique. On attend de la philanthropie qu’elle se focalise sur le sujet. Nous voulons avoir une augmentation des sommes engagées, mais pas seulement. Un apport en compétences serait le bienvenu.

Au niveau mondial, l’engagement de la philanthropie dans la lutte contre le changement climatique reste marginal par rapport à l’action sociale. Qu’est-ce que cela vous inspire?

F.G. – «Pour ce qui est de l’engagement climatique de la philanthropie, l’Europe est très en retard par rapport aux États-Unis.

Les Européens financent beaucoup le monde de l’art ou de la recherche médicale par exemple, mais assez peu les questions du climat, alors qu’aux États-Unis, c’est l’inverse. Les philanthropes américains se sont saisis de la question bien avant les Européens. Des gens comme Jeff Bezos ou Elon Musk investissent des sommes considérables pour le climat.

É.S. – «Et parce que l’argent ne suffit pas, ils ont même monté des clubs de philanthropes. Il faut aussi être capable de mener les projets, les conduire. Ces clubs contribuent au développement de nouvelles technologies et de nouvelles solutions.

Comment expliquer ce décalage entre les Européens et les Américains?

F.G. – «Il y a plein de raisons. Je pense d’abord qu’il y a sur la question de la recherche, une différence culturelle très forte. Les grosses fortunes américaines ont eu tendance à financer les universités, notamment celles qui les ont formées. C’est une tradition qu’on ne retrouve pas en Europe.

Donc on se repose sur [les États] et on attend que la puissance publique s’empare d’un sujet qui relève du bien commun.
Éric Sotto

Éric Sottoco-fondateurFondation Akuo

É.S. – «On considère surtout en Europe que ces grandes thématiques sont l’affaire des États. Donc on se repose sur eux et on attend que la puissance publique s’empare d’un sujet qui relève du bien commun. Je pense que c’est une erreur majeure parce qu’on a parfois un engluement administratif. On a des discours, mais le passage à l’acte en Europe est extrêmement complexe, contre-productif parfois.

Comment encourager les philanthropes à investir dans un sujet vaste comme le réchauffement climatique?

É.S. – «En proposant des actions et des solutions concrètes, il faut les guider par l’exemple. On parle d’un sujet où la première réaction est souvent de faire l’autruche…»

F.G. – «… c’est important de montrer aux fondations qu’elles peuvent financer des choses très concrètes. Parfois, effectivement, on peut se poser la question de savoir si financer le climat, ce n’est pas jeter de l’argent au vent. Il est important de montrer qu’il y a des choses vraiment très, très concrètes, qui peuvent être financées et qui ont un impact.»