Sarah Lentini (Aca) et Bertrand Mohr (Britannia Europe). Le Luxembourg représente la moitié des actifs ESG dans les fonds européens et est aujourd’hui le leader mondial de la cotation des titres durables. (Photos: Britannia Europe et Maison Moderne/archives. Montage: Maison Moderne)

Sarah Lentini (Aca) et Bertrand Mohr (Britannia Europe). Le Luxembourg représente la moitié des actifs ESG dans les fonds européens et est aujourd’hui le leader mondial de la cotation des titres durables. (Photos: Britannia Europe et Maison Moderne/archives. Montage: Maison Moderne)

Si la loi ne les oblige pas encore à des quotas d’investissement dits «durables», les assureurs doivent en revanche déjà fournir des rapports détaillés sur leurs engagements ESG. Des réunions de travail sont organisées par l’Aca pour les aider à y voir plus clair.

L’autorité européenne de l’assurance (l’EIOPA, European Insurance and Occupational Pensions Authority), dont dépend le Commissariat aux assurances luxembourgeois, oblige les assureurs à une marche forcée vers plus de durabilité dans leurs investissements, justifications à l’appui. Une forme de pression sur la profession, que l’Aca (Association des compagnies d’assurances et de réassurances) s’efforce de réduire lors de sessions de travail auprès de ses membres.

Les assureurs, comme d’autres professionnels du secteur financier, ont déjà l’obligation d’avoir une vision très précise de l’exposition au risque de l’ensemble de leurs investissements, comme l’exige la réglementation européenne Solvency II.

De la même manière, ils doivent maintenant justifier cette exposition dans les investissements dits «vertueux» de type ESG (environnement, social et gouvernance), selon la directive SFDR (pour les produits d’investissements proposés aux clients) et afin d’anticiper une mise à jour (aussi attendue que redoutée) de Solvency II.

Pour le moment, aucune loi n’oblige les assureurs à proposer ou posséder un quota défini d’investissements ESG. La réglementation Solvency II est en cours de réajustement par la Commission européenne, dans le but plus global de se conformer aux objectifs européens en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

Le vote de mise à jour devrait être transposé, courant 2023, en directives nationales qui serviront alors de feuille de route pour «aller plus loin», notamment sur la définition de la nature durable de l’investissement. La directive SFDR, quant à elle, demande aux professionnels du secteur financier qui proposent des produits ESG de respecter certains critères d’information à la clientèle, pour faire rimer intention vertueuse et conformité.


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«Ces règles sont applicables aux compagnies d’assurances pour tous les actifs qu’elles détiennent pour leurs clients, mais aussi pour leur propre compte. Elles doivent avoir une vision précise tant du point de vue actif que passif», explique Bertrand Mohr, chief risk officer et responsable ESG opérationnel chez Britannia Europe, une compagnie d’assurances maritime qui a fait de l’ESG un sujet essentiel à l’agenda des comités.

S’informer pour rester en conformité

Comme plusieurs représentants et dirigeants de compagnies d’assurance-vie et non-vie au Luxembourg, il était invité par l’Aca à participer à une réunion de travail sur l’ESG le mardi 31 mai. «Les assureurs se sentent perdus face à l’exigence de l’ESG. Certains ne savent pas quel fil tirer pour s’inscrire dans une filière durable. Avec l’arrivée des nouvelles réglementations, ceux qui s’y intéressent déjà veulent connaître les critères pour rester en conformité. C’était l’objectif de ce groupe de travail», commente Sarah Lentini, responsable de la communication de l’Aca.

Les assureurs se sentent perdus face à l’exigence de l’ESG.
Sarah Lentini

Sarah Lentiniresponsable de la communicationAca Luxembourg

Soyons clairs: à ce stade, et tant que rien ne les y oblige, la plupart des assureurs ne montrent pas un zèle excessif pour faire de l’ESG une priorité. De fait, l’engagement de chaque compagnie pour des investissements plus vertueux reste variable, selon leur sensibilité au sujet, mais surtout selon celle du conseil d’administration. Une autre raison pour laquelle ce sont les responsables ESG et dirigeants de compagnies d’assurances qui ont été visés par l’Aca pour cette réunion de travail, puisque ce sont eux les prescripteurs des bonnes pratiques au sein de leurs compagnies.

ESG et risque réputationnel

«Le coût économique et réputationnel en cas de non-conformité représente un risque majeur que les compagnies ont tout intérêt à éviter», rappelle Sarah Lentini. Les compagnies qui seront déjà en conformité avec les critères actuels seront alors les mieux placées.

La manière dont les assureurs choisissent de gérer leurs activités face aux risques environnementaux, sociaux et de gouvernance peut affecter leur position concurrentielle et leur réputation sur le marché. Que ce soit au niveau de la gestion de leurs actifs, mais aussi de leur passif. En interne, les assureurs disent aussi avoir des problèmes à recruter des personnes formées à la conformité ESG, tous n’ayant pas un service dédié.

Le CRO de Britannia Europe est convaincu qu’anticiper, c’est se positionner: «Faire plus que ce qu’on nous demande, à ce stade, c’est prendre le risque de faire mal. Rester au top de chaque étape, c’est être placé sur les meilleurs rangs. Chez Britannia, d’un point de vue stratégique, nous avons choisi l’approche ‘best efforts’ sur l’ESG, on prend le sujet très au sérieux. De fait, nous serons particulièrement attentifs au développement de la régulation locale en la matière. Le Luxembourg peut utiliser ce levier en tant que Place de référence sur la finance durable pour maintenir son attractivité.»

Faire plus que ce qu’on nous demande, à ce stade, c’est prendre le risque de faire mal.
Bertrand Mohr

Bertrand Mohrchief risk officerBritannia Europe

De la fiabilité des données…

L’obligation de reporting mensuel ou trimestriel des données (ESG QRT pour «quarterly reporting templates») était également à l’ordre du jour de la réunion de travail à l’Aca.

La volonté de la profession est d’harmoniser les réglementations entre elles (Europe et USA, notamment), car le réchauffement est mondial, et si l’Europe est obligée de rapporter ses efforts vertueux, les USA et la Chine le doivent aussi. Dans ce cadre, le défi qui se pose aux assureurs est d’optimiser leurs data, pour mieux évaluer le détail de leurs investissements ESG.

Les fournisseurs de services (logiciels ou solutions de standardisation d’analyse de données par catégories) s’engouffrent déjà dans le segment, car trier, hiérarchiser et affiner les données est un métier assez éloigné de l’assurance… «Notre interdépendance avec les banques dépositaires et les gestionnaires d’actifs est capitale, car ce sont eux qui fournissent les données concernant l’ESG, le scoring notamment, que nous serons amenés à justifier», explique Bertrand Mohr.

À cette nécessité de recourir à des tiers pour fournir des données fiables s’ajoute le fait qu’il n’existe pas, au Luxembourg, d’administration centralisée pour les données communes entre banques et assurances. On comprend mieux pourquoi l’ESG apparaît encore comme une contrainte, plutôt que comme un atout concurrentiel et ne constitue pas le mode d’investissement privilégié des assureurs à ce stade.

Certes, ces derniers anticipent des risques parfois sur de longues périodes à l’avance, et l’ESG (notamment les green bounds) peut, en ce sens, apparaître comme un investissement sur le long terme. Or, les compagnies d’assurances ont besoin d’une disponibilité immédiate de leurs actifs pour couvrir les besoins en trésorerie, assurer les couvertures et les dédommagements, etc.

Le secteur de l’assurance est en train de négocier un virage, car, désormais, il ne peut ignorer l’objectif de «propreté» demandé par le régulateur européen.

Aujourd’hui, la valeur ESG est de plus en plus référencée dans les politiques d’investissement pour assurer le forward looking: le fait de maintenir les capitaux sous un horizon de trois à cinq ans. La marche est lancée, et il n’y aura plus de retour en arrière. Elle pourrait être clairement accélérée si une directive imposait d’allouer 10% en ESG, mais on n’en est pas là…