Une nuance de blanc. Un dégradé de bleu. Et pas grand-chose de plus. Au Luxembourg, l’arc-en-ciel du hard-discount s’est paré de couleurs nouvelles depuis quelques années. Celles, minimalistes, de la toute-puissante et omniprésente firme Action, dont les plus de 2.500 magasins érigés en trois décennies d’existence ont enregistré, à travers l’Europe, l’an passé, un chiffre d’affaires supérieur à 11 milliards d’euros, en hausse de 27,8% sur 12 mois. Plus qu’une vague, une déferlante de quelque 6.000 références déployées à des prix écrabouillant toute concurrence, grâce aux commandes massées, communes aux 11 pays d’implantation. Commandes aux volumes spectaculaires, négociées sans intermédiaire auprès des fabricants. Règle d’or: du rouge à lèvres aux confiseries chocolatées, en passant par le petit matériel hi-fi ou les objets de décoration de Pâques, plus des deux tiers des articles stockés en rayon doivent naviguer sous les deux euros.
Irrésistible, le raz-de-marée bleu et blanc engloutit même le Luxembourg, où le géant néerlandais du non-alimentaire avait établi ses ambitions dès 2015, à Mersch. «Les Luxembourgeois connaissaient déjà Action grâce à nos magasins en Belgique, ce qui nous a aidés quand nous avons ouvert notre premier magasin», se remémore le general manager Belux de la marque, Joeri Sanders. Depuis cette date, 10 adresses supplémentaires ont éclos dans le pays, qui ont hissé Action au rang d’élément central d’un paysage commercial d’autant plus chamboulé par le low cost en période d’inflation. Car si elles ne pèsent que pour 3% de l’ensemble des 1,11 million de mètres carrés d’espaces de vente au Luxembourg, les surfaces appartenant au hard-discount ne cessent d’y conquérir du terrain. La progression s’établit à plus de 35% depuis 2019. Action, donc, mais aussi Aldi, Lidl, Colruyt, Trafic, Zeeman…
Autrefois marginaux, si ce n’est vaguement honteux, ces nouveaux rois du retail se sont imposés au fil des ans comme une alternative mainstream plébiscitée par un nombre croissant de fidèles. Sur les réseaux sociaux, les fans d’Action s’échangent des infos sur les promos du moment ou comparent leurs achats à l’aide de hashtags personnalisés. Il faut dire que 150 nouveautés font chaque semaine leur entrée au catalogue. Aux États-Unis, les clients d’Aldi lecteurs d’un blog de partage de bons plans ont leur propre cri de ralliement lorsqu’ils se croisent dans l’allée centrale du magasin, celle dédiée aux offres ponctuelles et disponibles en quantité limitée. On ne se cache plus, non. Au contraire, on est fier de s’afficher en consommateur rusé, sachant manœuvrer dans la jungle des rabais.
Le logiciel a changé
Une jungle, en vérité, ne ressemblant plus que de très loin à ce qu’elle était à ses tout débuts, au siècle dernier. Popularisé en Allemagne à partir des années 1940, le hard-discount, dans sa version food, s’est invité au Luxembourg en 1991.
Aldi en fut le pionnier, à Dudelange, première des 18 adresses actives à ce jour, qui font de l’enseigne germanique le numéro 1 du marché national en nombre d’entités. De rares employés, des palettes disposées à même les allées, une déco spartiate… L’austérité, alors, règne en maître. Avec pour cœur de cible, côté clientèle, les ménages les moins favorisés. Une sorte de préhistoire? «Non, c’est notre histoire, rétorque dans un sourire le managing director, Pierre-Alexandre Rocour. On ne renie rien, il s’agissait de notre manière de faire et des attentes de l’époque.»
Depuis, le logiciel a littéralement muté, l’alimentaire se mariant mal, aux yeux du public, avec le dépouillement tout soviétique associé à ces magasins tristounets, et par beaucoup méprisés. La confiance n’était pas de mise. Alors, «à partir des années 2010, il y a eu un changement de stratégie de l’ensemble des acteurs, avec Lidl en fer de lance, qui ont compris que pour conquérir davantage de parts de marché, il serait nécessaire d’investir davantage dans l’expérience client, retrace Sandrine Heitz-Spahn, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université de Lorraine, spécialiste en marketing. Et donc de remettre en cause ce qui faisait l’essence même du hard-discount. C’est par la force de la communication que les acteurs ont rassuré les consommateurs.» «Voilà 12 ans que j’occupe mes fonctions. J’ai donc accompagné cette phase de transition, se souvient le porte-parole de Lidl Belgique et Luxembourg, Julien Wathieu, dont l’enseigne est arrivée au Grand-Duché 10 ans après son grand rival Aldi. Les chiffres étaient satisfaisants à ce moment-là, mais, comme dans tout secteur, il est bon de prendre du recul. Le consommateur attendait plus de nous. Tout en conservant notre modèle économique de petits prix, on a donc ajouté une expérience de shopping plus en adéquation avec le marché luxembourgeois.»
Rapport qualité-prix
En plus d’un relooking d’ampleur, avec parkings rénovés, magasins enfin spacieux, allées élargies, éclairages fignolés et aménagements dupliqués à l’identique afin d’optimiser le temps consacré aux courses, le repositionnement s’est opéré sur la fraîcheur, avec l’apparition d’îlots dédiés aux fruits et légumes, à la viande et à la boulangerie. Et, davantage que sur le prix, sur le fameux rapport qualité-prix. En misant lourd sur les marques distributeurs.
S’en est suivi, mécaniquement, un glissement sémantique. On ne parle plus vraiment de hard-discount à présent, mais plus volontiers de discount. Voire de smart-discount, appellation revendiquée par l’enseigne Colruyt par exemple. «Pour garantir les meilleurs prix, nous devons gérer nos ressources de manière intelligente. Travailler de manière efficace et veiller à nos coûts, cela fait partie de notre ADN», s’en explique le groupe belge, depuis 2008 au Grand-Duché.
Lidl, quant à lui, se voit «en discounter des familles». «Notre image a évolué», convient son porte-parole, Julien Wathieu.

Les principales enseignes au Luxembourg. (Graphique: Maison Moderne)
À l’arrivée, des spécificités demeurent, telle la profondeur de l’assortiment en rayon (le rapport peut aller d’un à dix). Mais après plus de 30 ans d’échange de best practices entre les deux concurrents, il est devenu difficile de tracer une ligne de démarcation lisible entre grande distribution traditionnelle et hard-discount en voie de «normalisation». Sans compter que les crises en rafale et l’inflation, elles aussi, ont brouillé les frontières. Et rebattu nombre de cartes. Riche, le Luxembourg l’est. Selon les derniers indicateurs d’Eurostat, son revenu disponible médian par habitant est deux fois supérieur à la moyenne européenne. Pour autant, le «reste à vivre» moyen de 4.624 euros par mois et par ménage dégringole à 1.121 euros pour les 10% des ménages luxembourgeois les plus modestes, relève le Statec. Avec un taux de risque de pauvreté atteignant 12,9% des travailleurs en 2022. Résultat: «Lorsqu’une période est compliquée, le discount, même au Luxembourg, est un réflexe absolu pour les consommateurs, qui en reviennent à l’essentiel de leurs besoins du quotidien», observe Pierre-Alexandre Rocour, chez Aldi. «Dans sa recherche de qualité et de prix, on peut comprendre que le consommateur se dirige de plus en plus vers les discounters», abonde Julien Wathieu, pour Lidl.
Tout le monde se bat pour Action
Dans un registre autre que l’alimentaire, les problématiques de pouvoir d’achat fournissent, elles aussi, une partie de l’explication à l’engouement que suscite Action, pour en revenir à lui. Un engouement observé y compris là où il n’était pas le plus attendu. «Dans le passé, personne ne voulait d’Action. Aujourd’hui, tout le monde se battrait pour l’avoir. Un virage à 180 degrés», témoigne ainsi Thierry Debourse, le directeur du Belval Plaza, où le géant néerlandais a ouvert ses portes environ un an avant le rachat par la société Firce Capital du centre commercial eschois, en 2020. Aux dires de Thierry Debourse, la présence d’Action a permis de rééquilibrer les flux de passage entre les deux sites du Belval Plaza, où se pressent plus de sept millions de visiteurs à l’année. Aubaine supplémentaire, «Action nous a permis de louer des surfaces de vente qui jusqu’alors ne l’avaient jamais été», les enseignes signant un bail ayant l’assurance de capter, au moins en partie, le public drainé par ce très populaire voisin. Tout bénéfice. «Pour beaucoup de propriétaires de centres commerciaux, c’est une locomotive», note le boss.
Pas de quoi surprendre le general manager, Joeri Sanders: «Dans tous les pays, le modèle Action a prouvé qu’il fonctionne quel que soit l’environnement. Qu’il s’agisse d’un centre commercial, d’un parc commercial ou d’un lieu indépendant. Nous sommes flexibles. Action est apprécié par les clients pour ses articles du quotidien et ces produits qui facilitent la vie ou la rendent plus confortable, et ce, au prix le plus bas. Le Luxembourg ne fait pas exception», analyse le dirigeant, sans rien dévoiler des perspectives envisagées au Grand-Duché. «Nous ne commentons pas les futures ouvertures», se borne-t-il à répondre. Au minimum 1.000 mètres carrés de magasin, des stationnements accessibles, une visibilité convenable, un site d’implantation jouissant d’une fréquentation avérée…
À partir des années 2010, il y a eu un changement de stratégie de l’ensemble des acteurs, avec Lidl en fer de lance, qui ont compris qu’il serait nécessaire d’investir davantage dans l’expérience client.
«La machine de guerre» qu’est devenu Action, pour reprendre le terme du consultant spécialiste retail Frédéric Boublil, adosse ses ouvertures à un cahier des charges des plus stricts. «Son développement à l’échelle internationale s’effectue prioritairement et majoritairement dans des zones où existent des tensions sur le pouvoir d’achat et une proportion importante de classes socioprofessionnelles moins favorisées. C’est une constante. Mais cela ne signifie pas que les catégories aisées ne sont pas intéressées par cette offre discount. Regardez en France: Aldi est présent dans le très riche septième arrondissement parisien», décrit l’expert.
La mort du ventre mou
L’essor d’Action témoigne en tout cas d’une polarisation prégnante de la société, à l’origine d’une dilution des classes moyennes pointée par de nombreux sociologues et économistes. Au niveau du commerce, le phénomène se traduit par l’émergence de deux secteurs refuges diamétralement opposés, le low cost d’un côté, donc, et l’ultra-luxe à l’autre bout de l’échelle, au meilleur de leur forme en ce moment. Mais aussi par les difficultés d’une myriade d’enseignes classées dans «le ventre mou du retail», ainsi que le désigne Thierry Debourse, c’est-à-dire celles – type C&A dans l’habillement – dont les curseurs flirtent avec le hard-discount, mais n’ayant pas adopté l’ensemble de ses codes. À tort plus qu’à raison, à en croire les dynamiques de marché et les cessations en cascade de marques de milieu de gamme.
Action, à l’exact inverse, et suivant la logique adoptée par le food à ses origines, assume de mettre le paquet sur les prix. Et sur les prix uniquement. Obsessionnellement. Avec des coûts de fonctionnement d’autant plus serrés qu’en termes de vente physique en magasin comme d’organisation logistique, l’enseigne se montre peu gourmande en personnel. En matière d’aménagement intérieur, l’accent est porté sur l’efficacité davantage que sur la convivialité. Comme le hard-discount type Lidl ou Aldi des années 1990, là encore. Mais sans que cela constitue un repoussoir, cette fois. L’aspect «cheap», au contraire, rassurerait le consommateur, comme le suggère Valérie Piquemal, fondatrice du cabinet de conseil luxembourgeois Customer Centricity, spécialisé en expérience client, en ce sens qu’il annoncerait d’emblée la couleur.
Le positionnement sur le prix, c’est une stratégie en soi. Tout est entrepris pour obtenir le prix le plus bas possible.
«Dans le marketing, éclaire cette professionnelle, il y a toujours eu la question du positionnement sur le marché. Or, le positionnement sur le prix, c’est une stratégie en soi. Tout est entrepris pour obtenir le prix le plus bas possible. Et pour soutenir le fait que vous payez peu, l’enseigne s’attache à être en cohérence visuelle avec l’objectif.» À son irruption dans le ciel, la compagnie aérienne Ryanair n’avait pas usé d’une approche différente, à partir du milieu des années 1980, avec ses allers-retours proposés à prix étranglés en contrepartie d’un service à bord et d’un confort réduits à peau de chagrin. «Nos clients sont attachés à notre formule et à nos magasins. Ce qu’ils nous disent, c’est qu’Action offre un assortiment flexible, qui s’adapte aux besoins de chacun», rapporte le general manager Belux, Joeri Sanders.
Parti pour durer
À ce phénomène qualifié par les spécialistes d’«essentialisation» de l’achat («Le client ne veut pas payer pour du superflu. Il a besoin d’un produit et de rien d’autre», résume Valérie Piquemal) s’entremêlent des bouleversements notables dans les habitudes de consommation. Grandes surfaces, supérettes de quartier, magasins bio, magasins spécialisés dans le frais, artisanat alimentaire, hard-discount… Des études rapportent que là où, à la fin du XXe siècle, un ménage se fixait en moyenne sur 3,5 points de vente, il fréquente désormais huit magasins différents pour faire ses emplettes. «Qui de l’œuf ou de la poule? Est-ce l’offre commerciale qui entraîne ce morcellement ou est-ce le consommateur qui dorénavant a envie de piocher?», s’interroge le consultant Frédéric Boublil. Avant de considérer: «Un peu des deux en fait.»
Pour lui, «les concepts ont tendance à s’installer pour plusieurs décennies», ce qui laisse à penser que le hard-discount a de beaux jours devant lui. Au point d’aiguiser de nouveaux appétits, du type Mere, le trublion russe en panne d’expansion pour le moment, mais à l’avidité galopante? «Le total de la surface commerciale au Grand-Duché est en hausse et suit progressivement celle de la population. De nouveaux acteurs, nous ne pouvons pas l’exclure dans un monde qui change à une vitesse incroyable. Tout est possible», répond posément Colruyt. Mais à l’image du managing director d’Aldi Pierre-Alexandre Rocour, le secteur émet des réserves: «Il y a de la place pour tout le monde, mais à une condition importante: qu’il y ait une plus-value importante pour le consommateur luxembourgeois. Celui qui demain arrive avec une idée révolutionnaire, pourquoi pas. Mais pour avoir du succès, il faut que l’offre corresponde à la demande.» Lidl, pour sa part, n’est pas rassasié. À ses 18 magasins actuels qui font d’elle le numéro 1 du marché en nombre d’entités, l’enseigne allemande aimerait en ajouter d’autres, idéalement dans le sud. Et les centres Leclerc sont en phase de déploiement. La saga du discount continue…
+35,9 %
Fin 2023, les enseignes discount occupaient 33,170 mètres carrés de surface de vente au Luxembourg. En hausse de 35,9% par rapport à 2019.
Bras de fer
L’absence d’organisme agréé au Luxembourg empêche d’y voir clair quant aux parts de marché que se disputent les deux discounters phares de l’alimentaire, Lidl et Aldi. À l’échelle internationale, Lidl (12.200 magasins), quatrième plus gros distributeur au monde, domine le bras de fer avec un chiffre d’affaires de 115 milliards d’euros en 2022, contre 100 milliards pour Aldi (11.600 magasins), huitième distributeur. Pour autant, le ciel n’est pas sans nuages.
En fin d’année dernière, le quotidien économique allemand Handelsblatt relevait que Lidl avait connu un repli de sa marge nette de 3,5% à 2% en 2022-2023. Tandis que Aldi Nord – la branche de la chaîne dont dépend le Luxembourg – enregistrait une perte opérationnelle avec une marge bénéficiaire négative (-1,4%).
Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de Paperjam , paru le 27 mars 2024. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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