Avec le déclin des euromarchés et face à une concurrence accrue, la Place cherche de nouveaux débouchés. La banque privée et les fonds d’investissement vont être des choix pertinents sur fond de libéralisation progressive des capitaux.
La participation des banques aux euromarchés les a familiarisés à la clientèle internationale et à ses besoins en produits d’investissement multidevises et en montages complexes. La réorientation vers le private banking en est d’autant plus facilitée que la réglementation prévoit la non-imposition de l’épargne des non-résidents, le principe de la double incrimination et le secret bancaire. D’origine jurisprudentielle, le secret professionnel sera étendu aux métiers de la banque par la loi du 23 avril 1981.
De 7 à 5.332 milliards
La diversification ne se limite pas à la banque privée. La Place explore différents marchés de niche ou en devenir, comme celui de la première devise commune européenne, l’ECU, — le marché euro-obligataire de l’ECU deviendra même une spécialité luxembourgeoise — ou des fonds d’investissement. En 1985, la directive Ucits en harmonise les dispositions législatives. Le Luxembourg sera le premier pays à la transposer, ce qui assurera aux établissements de la Place un avantage décisif sur une activité naissante. En 1983, les actifs nets gérés par les OPC au Luxembourg s’élevaient à 300 milliards de francs luxembourgeois, soit 7,44 milliards d’euros. Fin juin 2021, . Un succès certes dû à l’action volontariste des autorités en matière réglementaire, mais ne reposant sur aucun avantage de souveraineté. D’ailleurs, l’abandon du secret bancaire fut accueilli avec une grande satisfaction par les professionnels des fonds, pour qui ce secret présentait un risque de réputation qui n’était plus tenable.
Le début des années 80 est aussi l’époque du néolibéralisme. Sous les coups de boutoir de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, les verrous sautent face à un démantèlement progressif des entraves à la libre circulation des capitaux. L’ère de la mondialisation succède à celle de la guerre froide. Ouverte aux marchés transnationaux depuis ses origines, la Place s’épanouit. Le nombre de banques passe de 118 en 1985 à 220 en 1997. Le boulevard Royal étant saturé, les établissements financiers émigrent vers le plateau du Kirchberg. 1987 est une date symbolique: pour la première fois, l’emploi bancaire dépasse celui de la sidérurgie. Le pays a changé de moteur.
Le début de la fin du secret bancaire
Mais l’image de paradis fiscal fait peser sur la Place des risques d’image de plus en plus importants. Face à la pression internationale, le Luxembourg va devoir faire des compromis sur la question du secret bancaire.
Une disparition très progressive. Tout jeune ministre du Budget et également en charge de l’introduction de l’euro, est aux premières loges. «Feira fut un moment extrêmement important. Nous avons essayé de trouver une réponse intelligente à la critique que l’on nous faisait et qui consistait à dire qu’avec votre secret bancaire, vous permettez aux gens, aux résidents de nos pays, d’avoir de l’argent non déclaré chez vous.» La réponse intelligente? «Nous acceptons de taxer via un prélèvement à la source l’argent de vos résidents sans vous en révéler l’identité. L’argent non déclaré disparaît, vous prélevez un impôt, et nous maintenons la confidentialité.»
C’était un progrès, et malgré des discussions tendues, notamment avec le chancelier de l’Échiquier de l’époque, Gordon Brown, qui fut extrêmement violent durant les négociations, se remémore Luc Frieden — «Il y avait, je crois, une jalousie britannique vis-à-vis du Luxembourg» —, un accord est trouvé.
Trois pays – Le Luxembourg, mais aussi la Belgique et l’Autriche – conservent leur secret bancaire contre un prélèvement à la source. «Nous aurions pu évidemment, et nous aurions eu les applaudissements des autres pays membres, lever immédiatement le secret bancaire. On me dit parfois que nous avons attendu trop longtemps. Je ne le pense pas. Il fallait passer par différentes étapes pour arriver au but. Ce but, nous ne l’avons jamais exclu et toujours soumis à la condition d’un level playing field avec les autres places financières. Une position que nous avons maintenue jusqu’en 2013.» Les autres pays optent pour l’échange automatique d’informations, dont les modalités seront formalisées dans la directive sur la taxation de l’épargne de 2003. Texte qui laisse au secret bancaire un délai de grâce jusqu’en 2015. Comment? En prévoyant une hausse progressive de la retenue à la source jusqu’à 35%, niveau à partir duquel l’intérêt pécuniaire du secret disparaissait et où il devenait plus rentable pour le contribuable de remplir ses obligations déclaratives.
La transition vers l’argent blanc
Un délai durant lequel les banques pouvaient changer de stratégie. «Abandonner dès 2000 le secret bancaire aurait été facile. Mais économiquement, cela aurait détruit énormément d’emplois et de valeur pour le pays. Il faut se rappeler que, sur la Place, la banque privée représentait à l’époque un pourcentage énorme de l’activité. Changer les règles du jour au lendemain aurait été une grave erreur. Un système graduel sur plusieurs années en étroite concertation avec les milieux bancaires a été une bonne approche.» Un délai de grâce qui a permis aux banques privées de changer de stratégie et de s’orienter vers celle de «l’argent blanc». Durant cette période, les services de la Banque centrale du Luxembourg vont d’ailleurs multiplier les interventions pour inciter les acteurs du secteur à ne pas perdre de temps. Certains n’y arriveront pas, faute de volonté ou de vision. Au moment où l’échange automatique devenait inéluctable, des allers-retours fréquents de clients venus des pays voisins seront constatés aux abords du boulevard Royal. Les enveloppes sous le sapin de Noël cette année-là ne manquèrent pas d’argent liquide…
Feira a été un moment extrêmement difficile.
L’échange automatique que l’on n’attendait pas avant 2015 arriva finalement plus tôt. En 2013, les États-Unis imposent au Luxembourg — tout comme au reste du monde, d’ailleurs — un échange automatique d’informations fiscales, la réglementation Fatca. Dès lors, refuser aux partenaires européens ce que l’on acceptait pour les Américains ne faisait plus de sens.
«Feira a été un moment extrêmement difficile», se rappelle Luc Frieden. Pour qui «défendre son pays face aux autres avec de bons arguments est quelque chose dont il ne faut jamais avoir peur en politique». Et qui constate, amèrement, que, pas plus aujourd’hui qu’hier, l’existence d’un marché unique des services financiers ne va pas de soi.