Votre prédécesseur, Robert Kieffer, avait qualifié le système luxembourgeois de pension de «système à la Madoff». Partagez-vous son analyse?
Fernand Lepage. - «[rires] M. Kieffer a souvent tiré la sonnette d’alarme pour dire ‘attention, on est en train d’évoluer dans un système qui un jour ne sera plus finançable’. Je rappelle que c’est lui qui est à l’origine de la réforme de 1988 puisqu’à l’époque, il travaillait à l’Inspection générale de la sécurité sociale (IGSS).
Dès les années 1990, il avait mis le doigt sur des difficultés de financement à long terme en mettant en parallèle la cotisation de 24% et la promesse (prestation) qui est actuellement de 44%. La valeur de la promesse est obtenue en prenant la prime de répartition pure, c’est-à-dire la relation entre les dépenses courantes et la masse salariale sur laquelle sont prélevées les cotisations, sur une population stable pendant 80 ans.
L’écart s’est creusé au fil des réformes dans les années 1990 et 2000, qui ont amélioré le niveau des prestations tout en laissant inchangé le niveau de cotisation grâce à la croissance extraordinaire du marché du travail.
À quel moment les difficultés vont-elles apparaître?
«Personne ne peut vous le dire avec précision. Tous les 10 ans, l’Inspection générale de la sécurité sociale publie un rapport actuariel dans lequel elle calcule la prime de répartition pure. Le jour où elle dépassera les 24% de cotisation, il faudra prendre des décisions politiques.
Le prochain rapport tombera en 2023 — juste avant les élections législatives. Sachant que le rapport intermédiaire de 2017, établi sur base de données macro-économiques et démographiques d’Eurostat datant de 2015 et de projections à l’horizon 2060, indique que la prime de répartition devrait dépasser 24% en 2024.
Selon ce rapport, la réserve descendrait sous le seuil légal en 2035 et serait épuisée en 2041.
Le gouvernement devra agir dès que la réserve descendra en dessous du seuil légal de 1,5 fois le montant des pensions annuelles en augmentant le taux de cotisation.
Que se passe-t-il si la prime de répartition pure dépasse le taux de cotisation?
«Cette situation est prévue par la loi qui oblige le gouvernement à agir. Pour commencer, le jour où la prime de répartition pure dépasse 24%, le gouvernement doit déposer un projet de loi ayant pour objet de réduire de moitié ou en totalité l’ajustement annuel des pensions. Il est également prévu que l’allocation de fin d’année (environ 800 euros pour une carrière complète) soit supprimée dès que le taux de cotisation augmente.
Il s’agit avant tout d’une réponse politique. Le gouvernement peut décider de réduire les prestations, d’augmenter le taux de cotisation, de différer l’âge de départ à la retraite… ou bien d’imaginer un mélange de ces actions. Il a tous les moyens à sa disposition et dans l’idéal en accord avec les partenaires sociaux, sachant que les syndicats sont traditionnellement plutôt favorables à une augmentation des cotisations alors que le patronat l’est plutôt à une baisse des prestations.
Lors des travaux préparatoires à la réforme de 1988, il existait un consensus des partenaires sociaux pour augmenter, le cas échéant, le taux de cotisation jusqu’à 30% en partageant l’effort entre les entreprises, les assurés et le budget de l’État. Ce consensus ne semble plus exister aujourd’hui, mais il faut dire que la question ne s’est pas encore réellement posée.
D’ailleurs, les dates évoquées pour l’épuisement de la réserve ne se réaliseront pas puisque le gouvernement devra agir dès que la réserve descendra en dessous du seuil légal de 1,5 fois le montant des pensions annuelles en augmentant le taux de cotisation.
La réforme de 2012 a-t-elle changé la donne au niveau de la soutenabilité financière du régime de pension?
«D’un point de vue technique, elle a extrêmement compliqué le système puisqu’il n’y a plus une seule formule à appliquer pour calculer le montant d’une pension, mais une formule différente chaque année. Cela complique également la tâche de nos collaborateurs dans leur mission d’information et de conseil.
D’un point de vue financier, la réforme a le mérite d’exister, de freiner et de réduire les dépenses à long terme.
Le gouvernement n’ayant pas voulu reculer l’âge légal de départ à la retraite, l’idée était de prévoir une formule de calcul moins intéressante mais compensable en travaillant plus longtemps. C’était une façon délicate de faire passer la pilule mais, au final, l’effet économique arrive très tard — 15% de moins sur les prestations en 2052.
Le réservoir de main-d’œuvre frontalière commence à être de plus en plus limité et si les migrants remplacent les frontaliers, cela viendra renforcer les problèmes d’infrastructures et du logement.
Faut-il prendre des mesures dès maintenant?
«Ce qui saute aux yeux de tout un chacun, c’est qu’avec un taux de cotisation de 24% et une promesse de 44%, l’équation ne pourra pas fonctionner indéfiniment. Ce déséquilibre est pour l’instant masqué par l’augmentation continue du nombre d’actifs. Toutefois, le coefficient de charge est passé de 39 à 41 pensionnés pour 100 actifs entre 2009 et 2018, et il devrait atteindre 74% en 2060 selon les projections de l’Inspection générale de la sécurité sociale. Considérant que le nombre de pensionnés est estimé à 480.000 en 2060, il faudrait plus d’un million d’actifs pour maintenir ce coefficient à 40%.
C’est là que l’on voit les limites de notre système: il faut une croissance permanente de 3% pour se maintenir à niveau. Or, le réservoir de main-d’œuvre frontalière commence à être de plus en plus limité et si les migrants remplacent les frontaliers, cela viendra renforcer les problèmes d’infrastructures et du logement.
Cela relèverait du bon sens de commencer à prendre des remèdes le plus tôt possible afin de minimiser la gravité et la densité des mesures, et de ne pas se trouver plus tard dans l’obligation de prendre des réformes plus drastiques. C’est un leurre d’imaginer que cela va continuer comme lors des 30 dernières années.
Nicolas Buck, président de l’UEL, estime que les pensions des fonctionnaires représentent une véritable «bombe à retardement». Partagez-vous cet avis?
«Je tiens à préciser qu’il existe un régime spécial transitoire et un régime spécial qui est appliqué aux fonctionnaires embauchés après 1998. Le régime spécial ressemble en tous points au régime général. Les deux seules différences: leur cotisation n’est pas plafonnée et l’État ne verse pas les cotisations de 16% en tant qu’employeur et en tant qu’État. La part de 8% cotisée par les assurés alimente le fonds des pensions géré par l’État comme fonds spécial.
Les pensions sont payées par prélèvement du fonds des pensions et dotation du budget de l’État. Le financement des pensions des fonctionnaires a toujours été puisé dans le budget de l’État, il n’y a rien de nouveau. Il faudrait une crise longue et substantielle dans laquelle les finances publiques seraient mises à contribution pour que l’État rencontre des difficultés pour supporter le coût des pensions.
Nous avons évolué et sommes conscients de notre responsabilité éthique, écologique et sociale.
Quelle est la situation financière de la CNAP aujourd’hui?
«La CNAP est actuellement dans une situation extrêmement confortable. Elle reverse chaque année un excédent de recettes dans sa réserve, qui représentait 4,4 fois le montant annuel des prestations au 31 décembre 2018. Et cela n’a pas baissé en 2019. C’est-à-dire que sans nouvelles recettes, nous sommes certains de pouvoir payer les pensions durant presque cinq ans.
Le Fonds de compensation commun au régime général de pension a été créé en 2004 à un moment où les taux étaient élevés et où les possibilités d’investissement des caisses de pension étaient très limitées. De par la loi, il assure la gestion de la réserve et sa mission est très nette: assurer la pérennité du système.
Les investissements du FDC ont fait l’objet de critiques depuis 2011, avec à l’époque une mise en cause des investissements dans des sociétés fabriquant des armes à sous-munitions…
«Nous avons évolué et sommes conscients de notre responsabilité éthique, écologique et sociale. Nous avons mis en place une politique prenant en compte les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) avec une liste d’exclusion qui reprend les conventions internationales que le Luxembourg a ratifiées ou auxquelles il a adhéré (droit du travail, droits sociaux, environnement, droits de l’homme, lutte contre la corruption, activités liées aux armes controversées).
La société Sustainalytics contrôle les entreprises dans lesquelles nous investissons pour détecter celles qui violeraient les principes généraux. Retenir d’autres critères d’exclusion nécessite une modification de la loi.
Nos portefeuilles sont gérés par une vingtaine de gérants externes sur la base d’une stratégie d’investissement révisée tous les cinq ans et axée sur une diversification aussi grande que possible afin de répartir les risques. Fin 2019, huit compartiments ont eu une certification Luxflag «ESG» et un autre une certification «Environnement».
Dans la continuité de la transparence affichée, nous préparons cette année un rapport concernant l’exposition du FDC aux risques liés à la transition écologique.
Les investissements du FDC dans les énergies fossiles ou du moins dans une entreprise comme Total sont décriés par Greenpeace, qui rappelle les engagements du Luxembourg lors de la Cop21.
«Nous continuons à travailler sur la transition écologique et l’appréciation des risques climatiques fait partie de la stratégie d’investissement des gérants du portefeuille du FDC. Greenpeace – dont l’action devant le tribunal administratif concerne le fait que le ministre de la Sécurité sociale n’a pas répondu à sa demande d’information – met en avant que les investissements dans les énergies fossiles sont à risque financièrement.
Si les titres d’une entreprise constituent un risque financier, ne satisfont plus par ses résultats ou si elle voit sa responsabilité engagée dans le respect de critères environnementaux, elle perdra la notation minimale exigée, ne figurera plus dans le benchmark et sera exclue du portefeuille du gérant.
Dans la continuité de la transparence affichée, nous préparons cette année un rapport concernant l’exposition du FDC aux risques liés à la transition écologique.
Passons aux mythes de l’assurance-pension luxembourgeoise. Est-elle menacée par une vague de frontaliers amenés à faire valoir leurs droits à la retraite dans les prochaines années?
«Le phénomène est neutre pour la CNAP. Chaque assuré a cotisé, c’est grâce aux frontaliers et aux migrants que le niveau de la réserve est si élevé, et chacun a donc droit de toucher des prestations.
Déjà aujourd’hui, six demandes de pension sur dix concernent une carrière mixte, c’est-à-dire menée au Luxembourg et dans d’autres pays. En 2018, 44% des pensions comportaient une carrière migratoire, 52% des pensions étaient versées au Luxembourg et le reste était exporté vers 102 pays, majoritairement dans l’UE.
Et qu’en est-il des fameux 10 ans qui donneraient droit à une pension luxembourgeoise?
«C’est une question qui est posée à chaque présentation que nous faisons… et nous n’avons de cesse de casser ce mythe: pour avoir droit à la pension de vieillesse à 65 ans, il faut justifier d’une carrière de 10 ans, mais il n’est pas exigé qu’elle ait été réalisée entièrement au Luxembourg.
Toutes les périodes réalisées dans un pays de l’UE ou dans un pays conventionné sont prises en compte. À titre d’exemple, ça peut être huit ans en France et deux ans au Luxembourg. Toutefois, il se peut qu’une personne voit son droit à la pension ouvert dans un pays et pas encore dans l’autre compte tenu des différents âges de départ à la retraite.
Le niveau des prestations diffère également: le taux de remplacement correspond à 78% du salaire moyen au Luxembourg contre seulement 44% dans la moyenne européenne.»