Anne-Lise Grandjean et Claude Medernach, de la Banque de Luxembourg, préconisent d’effectuer un bilan du patrimoine à l’échelle mondiale. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Anne-Lise Grandjean et Claude Medernach, de la Banque de Luxembourg, préconisent d’effectuer un bilan du patrimoine à l’échelle mondiale. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

La transmission du patrimoine est une préoccupation majeure pour la plupart des familles fortunées. Celle-ci implique de prendre en considération de nombreux éléments si l’on souhaite préserver ou accroître le patrimoine, garantir la pérennité d’une entreprise familiale et éviter des déconvenues fiscales. Claude Medernach, legal counsel Grands Clients, et Anne-Lise Grandjean, tax & estate planner, de la Banque de Luxembourg, évoquent ces enjeux avec nous.

La transmission du patrimoine entre la génération des baby-boomers et leurs descendants s’apparente au plus grand transfert de richesse de l’histoire. Cela représente-t-il un défi pour la banque privée?

Claude Medernach (C.M.) – «Il y a lieu de relativiser cette notion de «plus grand transfert de richesse de l’histoire». Il est vrai que la masse d’actifs appelée à être transmise d’une génération, en l’occurrence celle des baby-boomers, à la suivante est la plus importante jamais connue. Cependant, cela s’étale dans le temps. Tout d’abord, les membres de cette génération sont nés entre 1946 et 1964. Ils ont aujourd’hui entre 60 et 80 ans. D’autre part, considérant l’amélioration du niveau de vie et l’augmentation de l’espérance de vie, nous n’assistons pas à un transfert unique et global, mais à une transmission progressive.

Les bénéficiaires de cette transmission, d’autre part, se trouvent souvent eux-mêmes dans des situations confortables, et même très avantageuses. Ils sont bien installés dans leur vie, parfois à la tête d’entreprises florissantes. Ils ne sont pas dans une situation de dépendance financière vis-à-vis de leurs parents.»

Ce transfert, bien que progressif, ne représente-t-il cependant pas un défi pour la banque?

C.M. – «Si. Bien évidemment. Le plus important, pour nous, est de nous tenir prêts pour accompagner cette nouvelle génération, qui est plus exigeante et, sans doute, moins fidèle. Si ses représentants souhaitent toujours pouvoir s’appuyer sur les conseils et l’accompagnement d’un interlocuteur privilégié en matière de gestion patrimoniale, ils comparent davantage, nous challengent vis-à-vis de la concurrence, sont susceptibles de changer plus facilement de partenaires bancaires.

Ils veulent plus de transparence. Ils souhaitent comprendre les tenants et les aboutissants de la relation, les coûts associés à un service. L’enjeu, pour nous, est de continuer à servir les parents, avec lesquels nous avons développé des relations de confiance solides, tout en préservant la NextGen dans le giron de la banque, cela en les accompagnant dès que possible vis-à-vis de ces enjeux de transmission, de planification et de gestion patrimoniale.»

En raison de l’allongement de la durée de vie, l’enfant est susceptible d’œuvrer longtemps à la tête de l’entreprise sans la détenir à proprement parler, sans disposer des actions.
Anne-Lise Grandjean

Anne-Lise Grandjeantax & estate plannerBanque de Luxembourg

Vous dites que la génération qui suit celle des baby-boomers n’est pas forcément dans l’attente de l’héritage de ses parents. La génération suivante, les petits-enfants, émettent-ils pour leur part le désir d’en profiter?

Anne-Lise Grandjean (A.-L.G.) - «Jusqu’à présent, nous n’avons été que peu confrontés à ce genre de situation. Au Luxembourg, les successions qui s’opèrent en ligne directe suite au décès d’un aïeul s’opèrent en principe en exonération fiscale. Une donation du vivant au bénéfice de ses enfants comme de ses petits-enfants implique en principe de payer des droits de donation. Ce cadre fiscal, spécifique au Luxembourg, peut entraîner certaines frustrations ou un sentiment d’injustice.»

Comment cela?

C.M. – «Prenons l’exemple d’un enfant qui a repris les rênes de l’entreprise de son père. En raison de l’allongement de la durée de vie, l’enfant est susceptible d’œuvrer longtemps à la tête de l’entreprise sans la détenir à proprement parler, sans disposer des actions. Le parent pourrait décider de donner ses parts de l’entreprise. Mais cela impliquerait des droits de donation. Dans beaucoup de cas, cela coûte nettement moins cher, malheureusement, de patienter jusqu’au décès. De la même manière, il est regrettable que le parent soit freiné dans la possibilité de transmettre de son vivant une partie de ses parts d’entreprise, qui reviendra de toute façon à ses descendants en cas de décès.»

En matière de succession, quels sont les grands enjeux auxquels sont confrontées les familles?

C.M. – «Ils sont de plusieurs ordres. L’un d’eux a trait à la dilution et au partage du patrimoine. La succession, dans la plupart des cas, devra s’organiser entre plusieurs branches familiales. Cela peut s’avérer complexe, surtout lorsque la masse successorale est constituée d’avoirs patrimoniaux plus ou moins liquides et distribuables. Dès lors, il est important de pouvoir identifier les attentes de l’ensemble des personnes concernées au regard du patrimoine familial. Souvent, une branche de la famille va souhaiter obtenir son indépendance financière et davantage de flexibilité par rapport aux frères et sœurs. Si ce n’est pas le cas, une gestion commune de l’indivision successorale a des avantages.

Elle permet d’accéder à de meilleures opportunités d’investissement en raison d’un volume plus important, d’obtenir de meilleures positions sur le marché ou de bénéficier de coûts réduits. D’autre part, on constate aussi que les situations familiales sont de plus en plus hétérogènes et complexes. Dans le cadre des familles recomposées, en fonction du conjoint qui décède en premier, une partie de la fortune peut passer dans l’autre branche de la famille. Cela peut créer un sentiment d’amertume dans le chef des héritiers du conjoint qui est décédé le premier.»

Les patrimoines sont plus complexes et plus internationaux que par le passé.
Anne-Lise Grandjean

Anne-Lise Grandjean tax & estate plannerBanque de Luxembourg

Au-delà de l’évolution des situations familiales, en quoi les problématiques de transmission sont-elles plus complexes que par le passé?

C.M. – «Les patrimoines sont aussi plus complexes et plus internationaux que par le passé en raison de la mobilité croissante des personnes et des biens. Ils sont constitués d’actifs de diverses natures. Au-delà des portefeuilles titres, on y trouve de l’immobilier, parfois situé à l’étranger, des contrats d’assurance-vie, des investissements en private equity, mais aussi des œuvres d’art, des bijoux, des collections. Les héritiers, par ailleurs, sont souvent partis vivre à l’étranger. Les règles applicables à la transmission peuvent varier en fonction des situations. Dans une démarche de planification, il est dès lors important de prendre en considération l’ensemble des éléments d’extranéité, afin de pouvoir trouver des solutions adaptées aux objectifs poursuivis, et de pouvoir suivre l’évolution de la famille et du patrimoine dans le temps.»

Comment, dans cette perspective, accompagnez-vous vos clients?

A.-L.G. – «La première étape est de faire un bilan du patrimoine à l’échelle mondiale, de l’évaluer et de considérer son empreinte géographique. Il faut tenir compte de la situation familiale autant que des besoins et souhaits du client. Souvent, nos clients sont multibancarisés et n’ont pas toujours conscience de l’étendue précise de leur patrimoine. En cas de souhait, nous pouvons accompagner nos clients dans leur démarche de consolidation de leur patrimoine bancaire et extrabancaire, afin de les conseiller au mieux sur leur stratégie d’investissement ainsi que sur les solutions juridiques et fiscales à mettre en œuvre.»

Le Luxembourg n’a signé aucune convention de double imposition en matière de droits de succession ou de donation.
Claude Medernach

Claude Medernachlegal counsel Grands ClientsBanque de Luxembourg

Comment la localisation des actifs impacte-t-elle la fiscalité sur la transmission?

A.-L.G. – «Pour une famille luxembourgeoise dont le patrimoine est localisé au Luxembourg, la situation fiscale est relativement simple. En effet, le pays est connu pour ne pas appliquer de droits de succession en ligne directe. Cependant, cela concerne uniquement les biens mobiliers, peu importe leur lieu de situation et les biens immobiliers situés au Luxembourg. Cependant, si les héritiers habitent dans un État qui taxe aussi les bénéficiaires, comme la France ou l’Allemagne, des droits de succession seront dus en France ou en Allemagne. Par ailleurs, une distribution inégalitaire entre tous les enfants peut également avoir des conséquences fiscales au Luxembourg.

Au-delà, il faut considérer la situation de chacun au cas par cas pour évaluer les impacts fiscaux et légaux inhérents à la succession. Pour un bien immobilier situé en France, en raison de la législation fiscale, des droits de succession vont s’appliquer sur la valeur du bien. Si le Luxembourg a conclu de nombreuses conventions visant à éviter une double imposition, celles-ci concernent uniquement la fiscalité directe. Le Luxembourg n’a signé aucune convention de double imposition en matière de droits de succession ou de donation. Il faut en avoir conscience.»

Dans certains cas, la donation peut donc s’avérer plus intéressante…

A.-L.G. – «Sur une partie du patrimoine, selon la situation, cela peut être vrai. Si l’on considère un bien immobilier en France, une donation de son vivant peut être plus intéressante qu’une transmission à la suite d’un décès. Notre rôle, dans une démarche de planification patrimoniale, est d’apporter cette connaissance des cadres civils et fiscaux qui s’appliquent à leur situation pour leur permettre de mieux appréhender le futur. Cette maîtrise du contexte international et transfrontalier demeure l’une des forces du Luxembourg et de nos experts internes dans le domaine de l’ingénierie patrimoniale.»

Si partager des actifs liquides entre héritiers paraît plus simple, ce n’est pas le cas d’une entreprise familiale.
Claude Medernach

Claude Medernachlegal counsel Grands ClientsBanque de Luxembourg

Il arrive souvent qu’une entreprise représente une part conséquente du patrimoine. Comment appréhender la transmission dans ce contexte?

C.M. – «En effet, beaucoup de clients que nous accompagnons ont construit leur fortune au départ d’une entreprise familiale prospère. Dans de nombreux cas, elle constitue le cœur du patrimoine. Si partager des actifs liquides entre héritiers paraît plus simple, ce n’est pas le cas d’une entreprise familiale. L’enjeu premier, souvent, est de maintenir la pérennité et la profitabilité de cette dernière. Cependant, les bénéficiaires ne sont pas forcément tous impliqués dans la gestion de celle-ci et ne développent pas forcément le même attachement à l’entreprise.»

Comment, dès lors, appréhender ces enjeux?

C.M. – «Il est essentiel d’anticiper et de préparer en amont la transmission d’une entreprise familiale. Plusieurs pistes peuvent être explorées. Il est par exemple possible de scinder la société d’exploitation de l’immobilier, afin de permettre que seuls les enfants actifs dans l’entreprise reçoivent des parts de la société d’exploitation. Cela peut toutefois soulever quelques problèmes juridico-fiscaux. Cette scission peut avoir des répercussions fiscales considérables, notamment en raison de la plus-value latente de l’immobilier. Si l’on souhaite exclure certains héritiers de l’exploitation, il faut s’assurer de disposer d’autres biens, hors entreprise d’exploitation, pour compenser ces enfants et éviter une violation de leur réserve légale. Enfin, pour garantir la pérennisation de l’activité, il est aussi nécessaire de trouver un compromis, entre l’immobilier et l’exploitation, relatif au bail, par exemple en recourant à la mise en place d’un bail emphytéotique.»

Quelles autres pistes peut-on envisager?

A.-L.G. – «Une autre solution, plus structurelle, réside dans la mise en place d’une ou plusieurs sociétés de tête regroupant les sociétés opérationnelles et dans lesquelles siégeront tous les enfants, qu’ils travaillent ou non dans l’exploitation. Les enfants seront alors tous actionnaires de la société holding. Ce genre de structure peut être mis en place lorsque l’on souhaite opérer une gestion commune de l’indivision successorale. Autour de cela, on peut aussi envisager des solutions plus contractuelles, par la mise en place d’une gouvernance familiale, à travers laquelle on peut par exemple déterminer les méthodes d’évaluation de l’entreprise familiale, la politique de distribution des dividendes, ou encore un pacte d’actionnaires. L’enjeu est de fixer les règles visant à atteindre les objectifs communs fixés et à anticiper certaines problématiques, liées par exemple à la cession de parts au niveau d’une branche, et à ne pas léser l’un ou l’autre des héritiers.»

Il faut aussi tenir compte des cas particuliers?

C.M. – «Oui, par exemple, la succession d’une exploitation agricole fait l’objet d’un régime particulier. Nous nous sommes récemment demandé si ces règles étaient transposables à la transmission d’une parcelle forestière. Il s’avère que, vraisemblablement, ce n’est pas le cas. Dans chaque juridiction, il y a des exceptions de cette nature. Il est important, dès lors, de nous entourer des expertises fiscales et légales, en les intégrant au niveau de nos équipes ou en nous appuyant sur des partenaires présents dans certains pays, pour permettre à nos clients d’envisager cette transmission sereinement.»

Cet article a été rédigé pour le supplément de l’édition de parue le 24 avril. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam. 

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