Anne-Sophie Theissen observe une asymétrie des droits et devoirs du contribuable par rapport à ceux de l’Administration. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Anne-Sophie Theissen observe une asymétrie des droits et devoirs du contribuable par rapport à ceux de l’Administration. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

À défaut de réforme, reportée en raison de la crise, la Chambre de commerce vient de présenter un catalogue de 10 mesures fiscales jugées nécessaires pour les entreprises en pleine phase de relance. Revue de revendications sur fond de compétition fiscale internationale.

La Chambre de commerce a dévoilé 10 mesures ponctuelles et complémentaires à ses propositions structurelles récurrentes en matière de fiscalité visant à moderniser le système fiscal luxembourgeois et à soutenir les entreprises. Des mesures, insiste la Chambre, qui ne doivent ni remplacer ni retarder une réforme fiscale plus globale. Des mesures qui ne devraient pas non plus générer d’impact budgétaire négatif significatif – «ce qui est particulièrement pertinent dans la période actuelle où les finances publiques ont été fortement sollicitées» –, et qui sont susceptibles de bénéficier à l’ensemble des entreprises, contribuant ainsi à promouvoir l’intérêt économique général.

Un catalogue de mesures qui s’articule autour de trois axes stratégiques que sont l’allègement de la charge fiscale, le renforcement des droits du contribuable et la cohérence des textes, et vise, in fine, à renforcer la compétitivité économique du pays et son attractivité fiscale. Ces mesures sont la synthèse des retours d’expérience de la House of Entrepreneurship, de la House of Startups et de plusieurs ressortissants de la Chambre de commerce et ont été sélectionnées en collaboration avec l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL). Anne-­Sophie Theissen, director legal advisor de la Chambre de commerce, passe en revue ces propositions.

Pourquoi proposer cet éventail de mesures maintenant?

Anne-­Sophie Theissen. – «Le Covid a joué dans ce timing. À cause de la pandémie, il semble que la réforme fiscale en profondeur présentée par le gouvernement doive attendre. Ces 10 mesures ne sont pas proposées en lieu et place de cette réforme structurelle, mais visent à soutenir les entreprises, alors que la relance commence à s’amorcer. Nous saluons le soutien que leur a apporté le gouvernement, mais nous pensons que l’on pourrait encore ajouter d’autres mesures pour les soutenir, alors que des États concurrents ont pris des initiatives post-Brexit/Covid visant à alléger sélectivement et stratégiquement la fiscalité des entreprises. Par ailleurs, les effets des décisions récentes en matière de taxation numérique et / ou minimale (prises à l’échelon de l’OCDE, ndlr), bien que difficilement ­chiffrables à ce stade, méritent des efforts supplémentaires pour améliorer l’attractivité du cadre fiscal luxembourgeois.

Dans cette phase de relance, quels sont les besoins des entreprises auxquels vous souhaitez répondre avec vos propositions?

«Les entreprises ont été soutenues grâce à des aides ponctuelles. Ces dernières vont maintenant doucement se tarir, ce qui est normal. Ce que ces entreprises attendent maintenant, selon nous, c’est à la fois une plus grande attractivité et une plus grande sécurité juridique en matière fiscale. Les initiatives se sont multipliées ces derniers mois dans certains pays, comme je le disais, et même la Commission européenne s’est un petit peu lancée dans l’arène de la fiscalité. Il existe un certain nombre d’axes sur lesquels on peut travailler pour rendre le Luxembourg de nouveau un peu plus attractif. La fiscalité est un sujet critique et difficile pour les entreprises. C’est le cas pour celles qui sont déjà bien établies, mais aussi pour les investisseurs potentiels. Venir s’établir au Luxembourg est un véritable challenge. Je pense qu’il y a des choses à faire à ce niveau.

Est-ce que vos membres craignent un retour de bâton fiscal au fur et à mesure que la situation économique va redevenir normale? Ils ont eu beaucoup d’aides, quid de la facture?

«Je ne pense pas que ce soit la volonté du gouvernement que d’amorcer maintenant une hausse de la pression fiscale. Ce serait totalement contre-productif. Mais il est évident qu’après une telle période d’investissements, il va bien falloir que de nouvelles recettes rentrent. Ce sont des réflexions qui devront être menées dans les semaines et les mois qui viennent. Des réflexions globales qui devront tenir compte du contexte fiscal dans son ensemble. C’est d’ailleurs pour cela que les 10 mesures que nous proposons ont un impact budgétaire neutre ou peu significatif et devraient même, à terme, générer des recettes.

Vos propositions tournent autour de deux thèmes centraux: la compé­titivité et l’attractivité fiscale du pays. Comment le pays peut-il maintenir une forme de compétitivité fiscale à l’international? Quels sont les leviers sur lesquels jouer?

«En matière de fiscalité, les temps changent et les mœurs évoluent. On sait que des choses qui étaient légales auparavant ne sont plus moralement acceptables aujourd’hui. Les questions des taux d’imposition nominaux et des incitants fiscaux s’appréhendent désormais dans un contexte plus large, européen ou international. Mais on peut prendre des initiatives locales. L’un des aspects du problème est la stabilité réglementaire. C’est un argument traditionnel du Luxembourg que l’on ne peut plus véritablement mettre en avant désormais. Les lois changent, et même assez vite, et dans un sens qui n’est pas favorable aux entreprises. Ce sont de mauvais signaux. Il y a, parmi nos propositions, des mesures qui pourraient rétablir cet équilibre.

À quelle mesure particulière pensez-vous par exemple?

«Je pense à l’utilisation des pertes reportées vers le passé. Auparavant, au Luxembourg, on pouvait reporter les pertes vers l’avenir indéfiniment. Depuis 2017, on ne peut plus les reporter que pendant 17 ans, et puis c’est fini. En revanche, il n’y a jamais eu la possibilité de reporter les pertes vers le passé.

Quand on parle de compétitivité, il faut avant tout regarder ce qui peut se passer ailleurs. Et dans ce cas, on constate que différents pays offrent cette possibilité aux entreprises. C’est le cas notamment pour l’Allemagne et le Royaume-Uni. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces deux pays, loin de supprimer ce système en période de Covid, qui met pourtant à mal leurs finances publiques, l’ont, au contraire, assoupli pour permettre de lisser la perte des revenus sur une période plus longue ou pour un montant plus important.

Et la Commission européenne, dans sa récente communication sur la fiscalité du 21e siècle, aborde cette possibilité d’utiliser des pertes aussi pour le passé. C’est quelque chose qui est important et qui pourrait contribuer à attirer de nouvelles entreprises ici. À défaut d’être précurseur sur cette mesure, le Luxembourg se doit de ne pas rester à la traîne et d’instaurer durablement un tel système.

Vous insistez sur le fait que toutes les mesures proposées par vos soins sont neutres pour les finances publiques. N’y a-t-il pas un risque, avec un tel ­mécanisme de report de pertes, d’assister à une baisse des recettes?

«C’est un risque. C’est pourquoi nous proposons que le report en arrière des pertes soit introduit progressivement ou à concurrence d’un certain montant et puisse être modulé en fonction des impôts. Cela pourra faire un trou dans le budget lors de l’année d’entrée en vigueur de la mesure, mais ce ne sera pas un trou qu’il ne sera plus jamais possible de résorber. Il faut plutôt voir cela comme un lissage des recettes dans le temps, à mettre en œuvre de manière réfléchie. Dans ce cas, éponger les pertes du passé est une solution d’avenir.

Le report en arrière des pertes, comment cela fonctionne-t-il concrètement?

«Prenons une société à responsabilité limitée de droit luxembourgeois. Lors de l’exercice N, elle a réalisé un bénéfice fiscal de 100.000 euros. Elle a donc payé, par hypothèse, au titre de cet exercice N, un montant d’impôt sur le revenu des collectivités (IRC) de 17.000 euros (soit le taux d’IRC de 17% multiplié par le montant du bénéfice fiscal de l’année). L’année N+1, la société réalise une perte fiscale de 50.000 euros. Si les dirigeants de la société optent pour le report en arrière du déficit de l’exercice N+1, ce montant de 50.000 euros est imputé sur le montant du bénéfice fiscal de l’exercice N qui a servi de base à l’IRC de l’année N – soit 100.000 euros – et la société se verra reconnaître une créance fiscale ou un droit à remboursement d’un montant de 8.500 euros, montant correspondant à celui des pertes de l’année N+1 (50.000 euros) multiplié par le taux d’IRC (17%). Ce mécanisme permettrait, dans certaines circonstances, d’accroître les liquidités des entreprises en période de perte ou de baisse de revenus.

Outre la question des pertes reportées vers le passé, quelles sont, dans votre catalogue de mesures, celles qui selon vous sont les plus importantes et les plus urgentes à mettre en œuvre?

«J’en vois deux autres, centrales dans le thème des liquidités. La première serait celle de la compensation et donc du dossier fiscal unique. L’autre mesure urgente serait celle sur la prescription.

Il faut se rendre compte qu’au Luxembourg, les délais de prescription en matière fiscale sont relativement longs. La prescription standard est de 5 ans et cela peut aller jusqu’à 10 ans. Lorsque vous regardez ce qui se passe en Belgique, en Allemagne ou en France, vous constatez que les délais sont beaucoup plus courts. De 3 à 5 ans en général. Le contribuable est donc plus vite fixé sur son sort. Ce qui veut dire que l’on ne reviendra plus sur la déclaration et l’imposition qui en résulte, ce qui n’est pas du tout le cas ici. Sans compter que l’Administration, contrairement au contribuable, n’est soumise à aucun délai pour ­procéder à la vérification des déclarations fiscales et à l’émission des bulletins d’imposition, si ce n’est l’expiration des délais de prescription.

Quelque part, l’entreprise a une épée de Damoclès suspendue en permanence au-dessus de sa tête. Au moment de planifier des investissements, ce n’est pas la situation la plus confortable pour une entreprise. Il serait hautement appréciable que les délais de prescription soient réduits.

Pourquoi les délais de prescription sont-ils aussi longs au Luxembourg?

«C’est assez étonnant pour un pays qui vante sa productivité en matière fiscale. C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Il est vrai qu’il y a, au Luxembourg, beaucoup de contribuables et pas uniquement des sociétés, et que les moyens de l’Administration ne suivent pas. Mais même si c’était éventuellement un problème de ressources, cela n’empêcherait pas que l’on réduise les délais de prescription. On peut également penser que la situation est confortable pour l’Administration puisque cela lui laisse un temps plus long pour revenir sur certains dossiers.

Selon vous, la solution peut-elle passer par un effort accru en termes d’automatisation et de modernisation des procédures de l’administration fiscale?

«Tout à fait. C’est un sujet que nous abordons souvent à la Chambre de commerce. Et dans nos propositions, ce thème transparaît dans la revendication de la compensation automatique – le netting fiscal –, une demande de longue date. Au quotidien, les entreprises doivent des impôts, mais ont également des remboursements d’impôts à toucher. Des sommes pour lesquelles une compensation leur permettrait de disposer d’une trésorerie plus importante. Ce mécanisme existe déjà en matière de TVA. Pourquoi ne pas l’étendre à tous les autres impôts, c’est-à-dire aux impôts sur le revenu des sociétés ainsi qu’aux impôts indirects?

Idéalement, cela pourrait se faire par la mise en place d’un dossier fiscal unique, de préférence numérique. Cela permettrait au contribuable d’avoir connaissance, en temps réel, de sa situation fiscale, de savoir ce qu’il doit à l’État et aussi ce que lui doit l’État. Cela permettrait également de connaître ses pertes à un instant T, quelque chose que ne permet pas actuellement le bulletin d’imposition. Cette mesure permettrait notamment d’optimiser la trésorerie des entreprises, particulièrement à l’heure où certaines d’entre elles subissent encore de plein fouet les effets de la crise du Covid-19. Des mesures très appréciées ont certes été prises par le gouvernement pour pallier cela, notamment avec les remboursements de TVA anticipés et l’extension de délai pour la remise de diverses déclarations. Cependant, un système de compensation permanent permettrait de venir asseoir ces mesures dans le temps.

Le thème du renforcement des droits des contribuables est également au cœur de vos propositions. Quid de la suspension du paiement de la dette d’impôt en cas de contestation?

«Nous recevons nombre de plaintes de ressortissants qui se trouvent obligés de payer leur cote d’impôt alors même qu’ils estiment, arguments solides à l’appui, que le montant réclamé est erroné. Le paiement obligatoire de la dette nonobstant l’exercice d’une voie de recours génère, dans certains cas, de lourds problèmes de trésorerie qui peuvent, dans les cas les plus graves, mener à la faillite de l’entreprise. Nous souhaitons trouver des aménagements à la rigidité de cette règle en nous inspirant de ce qui se fait dans les pays voisins. La France, par exemple, autorise un fractionnement du paiement entre le montant non contesté – qui est exigible immédiatement – et le montant contesté. De manière plus générale, nous observons une asymétrie des droits et devoirs du contribuable par rapport à ceux de l’Administration, notamment à l’endroit des délais et des conséquences attachées à leur non-­respect. Une asymétrie à corriger.

Dans vos propositions, vous appelez à une application uniforme des circulaires administratives.

«Que ce soit en matière de fiscalité directe ou indirecte, nous sommes régulièrement confrontés à des plaintes de nos ressortissants qui reçoivent des interprétations différentes d’une même circulaire, quelquefois même des positions différentes sur l’applicabilité même d’une circulaire, par des bureaux d’imposition différents ou même au sein d’un seul bureau. Bien que les circulaires ne soient adressées qu’aux fonctionnaires qu’elles lient, elles peuvent néanmoins faire naître des droits en faveur du contribuable qui en aurait connaissance et se baserait dessus pour en déduire un comportement.

En vue de mettre fin à ces pratiques administratives dommageables pour la sécurité juridique et l’image de la Place, la Chambre de commerce recommande l’introduction d’un principe selon lequel le bureau d’imposition serait tenu d’appliquer l’interprétation invoquée par le contribuable, lorsque cette dernière a été reprise dans une circulaire du directeur des contributions en vigueur, et dont il a pu avoir connaissance à travers une certaine publicité lui ayant été conférée.

Avez-vous déjà des retours de l’administration fiscale concernant vos demandes?

«Nous avons la chance d’avoir l’oreille attentive des différents ministères. Avec des propositions comme celles-ci, nous espérons amorcer une discussion avec le ministère des Finances afin d’aboutir à des initiatives législatives concrètes. Nous sommes confiants quant à l’instauration d’un dialogue sur le sujet. Je ne dis pas que nous aurons gain de cause sur tout, mais je pense que nous contribuons au débat et que nous faisons remonter les souhaits de nos ressortissants, ce qui est notre mission première.»

Cet article a été rédigé pour l’ parue le 28 octobre 2021.

Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine, il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

Votre entreprise est membre du Paperjam Club? Vous pouvez demander un abonnement à votre nom. Dites-le-nous via