Cette crise montre que «le modèle luxembourgeois fonctionne en temps de crise et qu’il ne faut pas faire naître des débats artificiels lorsqu’il n’y a pas de crise», souligne Michel Wurth. (Photo: Mike Zenari/archives Paperjam)

Cette crise montre que «le modèle luxembourgeois fonctionne en temps de crise et qu’il ne faut pas faire naître des débats artificiels lorsqu’il n’y a pas de crise», souligne Michel Wurth. (Photo: Mike Zenari/archives Paperjam)

Relance de la demande, sortie de crise, solution européenne, écoute des besoins des entreprises… Michel Wurth partage sa vision d’une crise sanitaire inédite qui ne doit pas aveugler les responsables publics quant à leur capacité à remettre ensuite l’économie d’aplomb. Entretien.

Président du conseil d’administration d’ArcelorMittal Luxembourg, ancien président de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL) et de la Chambre de commerce, vient de prendre la plume à l’invitation de la Fondation Idea sur le thème

Nous l’avons interrogé sur sa perception d’une crise sanitaire mondiale inédite, qui va entraîner une crise économique d’ampleur. Alors que les dirigeants européens tentent de juguler ses effets

Sommes-nous à l’aube d’une crise économique sans précédent?

Michel Wurth. – «Je resterais prudent avec le terme ‘sans précédent’. C’est certainement un épisode très difficile qui s’ouvre, comme nous l’avons déjà connu par le passé. Dans l’histoire du 20e siècle, il y a déjà eu plusieurs grandes crises, mais celle-ci a la particularité d’être globale puisqu’elle frappe quasiment toutes les zones géographiques.

La réunion de l’Eurogroupe qui se tenait mercredi va reprendre ce jeudi après un premier tour de discussions sans trouver de solution commune. Que traduit cette impasse?

«Cela traduit des politiques économiques divergentes au niveau des pays européens depuis les douze dernières années. Les Allemands ont été les seuls à adopter une politique keynésienne classique: mettre le paquet pour soutenir le pays en temps de crise et diminuer la dette quand ça va mieux. La France avait un niveau d’endettement similaire à celui de l’Allemagne au moment de la dernière crise et elle affiche aujourd’hui plus de 100% de son PIB, contre 60% pour l’Allemagne. L’Italie affiche 135% de dette. Or, ces deux pays évoquent au sein de l’Eurogroupe la mutualisation de la dette au niveau européen et un financement solidaire de la sortie de crise.

Certes, il faut financer solidairement la sortie de la crise, mais il me paraît difficile pour certains de demander aux autres de financer les largesses en matière de dépenses publiques qu’ils se sont permises pendant un certain temps. C’est cette contradiction qui devient évidente.

Comme je l’ai indiqué ‘cette idée consisterait à faire en sorte que la Banque centrale européenne procède au financement monétaire de la sortie de crise par un instrument qui pourrait être une avance non remboursable, un financement perpétuel ou du moins un financement à très long terme (par exemple 50 ans) d’instruments de dette émis par l’UE, le MES ou la BEI et qui porterait sur le coût de la crise, par exemple l’équivalent de 5 ou 10% du PIB européen. Une telle distribution de monnaie sans contrepartie se justifierait à la fois par l’absence prolongée d’inflation et par le fait qu’une sortie en «V» de la crise n’est concevable qu’en mobilisant rapidement toutes les composantes de la demande, ce qui serait de nature à rétablir la confiance des agents économiques et aurait un effet stabilisateur sur la valeur des actifs. Elle éviterait le surendettement des États et permettrait à terme le rétablissement d’une véritable politique monétaire et d’augmentation des taux d’intérêt par la BCE.’

Ceci représenterait un moyen beaucoup plus réaliste que de demander aux Allemands, aux Autrichiens, aux Luxembourgeois et à l’Europe du Nord de trinquer pour les autres.

Il faudrait passer, pour les pays de l’Eurosystème, du confédéralisme au fédéralisme en matière économique et financière, car autrement, le risque deviendrait trop important que ‘celui qui a triché impunément une fois’ puisse le refaire.
Michel Wurth

Michel Wurth

Avec comme corollaire une gestion plus rigoureuse des budgets?

«Cela serait en effet le corollaire. Utiliser la monnaie de la Banque centrale européenne, c’est en quelque sorte tricher et saper la confiance monétaire. Le corollaire devrait être l’orthodoxie financière beaucoup plus rigoureuse dans l’application des critères de Maastricht et des Semestres européens. En la matière, l’Europe s’est adaptée depuis quelques années aux contraintes des politiques nationales.

En d’autres termes, , ‘il faudrait passer, pour les pays de l’Eurosystème, du confédéralisme au fédéralisme en matière économique et financière, car autrement, le risque deviendrait trop important que «celui qui a triché impunément une fois» puisse le refaire. Ceci poserait la question de la confiance dans la monnaie.’

Plusieurs scénarios économiques sont évoqués pour décrire la suite de cette crise sanitaire. Doit-on envisager un scénario en «V», synonyme d’une forte reprise après un fort déclin, ou en «U», qui est caractérisé d’abord par une période plus ou moins longue de latence avant la reprise?

«La réponse est fonction d’un certain nombre de facteurs dans la réponse politique à la situation sanitaire et à la crise économique. Plus on essaie d’aplanir la courbe des malades, plus le retour vers la reprise sera lent. Rien que le secteur touristique risque d’être fortement impacté pour cet été, la courbe en ‘V’ ne s’appliquera donc pas dans ce cas.

Nous sommes dans une situation où l’offre a été coupée en raison de la fermeture des entreprises et, d’un autre côté, il y a une énorme baisse de la demande. Cette dernière doit reprendre le plus rapidement possible comme condition sine qua non de la reprise. Durant cette période, la politique de forte dépense va dans le bon sens, car elle permet justement d’éviter que la demande s’écroule totalement. D’une manière générale, l’économie sera beaucoup plus dérangée qu’on ne le pense.

Nous pouvons certainement, sur base de procédures et d’indications scientifiques, nous mettre d’accord avec les autorités sur la manière d’opérer le démarrage des activités, là où c’est possible.
Michel Wurth

Michel Wurth

Outre la politique de dépenses publiques, que faudrait-il faire pour relancer la demande?

«Il faut agir sur le pouvoir d’achat des personnes, des agents économiques et des entreprises. Ces dernières annulent souvent les dépenses qui ne sont pas indispensables en temps de crise, en ce compris les investissements. D’un autre côté, plus la sortie du confinement sera lente, moins la reprise sera rapide, ce qui risque de poser des problèmes au niveau de l’offre. Si je considère une entreprise comme la nôtre, avant de produire des tôles automobiles, il faut d’abord que les usines repartent. Or, elles ne repartiront que lorsque les gens achèteront à nouveau les voitures.

Ce qui pose d’ores et déjà la question de la stratégie de sortie du confinement. Comment peut-on l’envisager au Luxembourg?

«C’est d’abord la santé qui prévaut. Mais nous pouvons certainement, sur base de procédures et d’indications scientifiques, nous mettre d’accord avec les autorités sur la manière d’opérer le démarrage des activités, là où c’est possible. La décision de reprise dépendra aussi de la gestion en tant que telle de la pandémie. Une pandémie qui me semble bien gérée au Luxembourg, car nous avons des capacités disponibles, ce qui permet d’envisager de repartir sur le plan économique.

Comment se passera la reprise au niveau d’ArcelorMittal Luxembourg?

«Tout dépendra de la rapidité avec laquelle nos clients reprennent et voudraient de nouveau acheter de l’acier. La production est une des parties d’une chaîne de valeur. Nous produisons ici des travaux de construction métalliques, cela dépend donc de la reprise des pays étrangers et du niveau avec lequel cela repartira.

La mise en œuvre d’une politique de sortie de crise sera ensuite primordiale pour l’État, autrement dit mettre en œuvre un plan pour que l’hémorragie des dépenses s’arrête et que l’on puisse rétablir un équilibre et ensuite engager une politique pour se reconstituer des réserves.
Michel Wurth

Michel Wurth

Pour le Luxembourg, économie ouverte, la tempête va souffler plus fort au début de la crise?

«Nous l’avons déjà appris lors de la crise financière en 2008-2009, nous sommes descendus plus rapidement et plus fortement que d’autres, d’une part car nous sommes une partie de la chaîne dans beaucoup de flux économiques. Il faut donc attendre la reprise des clients pour recommencer à exporter. D’autre part, la place financière va souffrir comme en 2009 avec la chute des valeurs financières.

Il faut donc se préparer à un moment de difficulté financière et budgétaire pour l’État… qui va devoir recourir à l’emprunt.

«Le ministre des Finances le répète tout le temps, quand on a le triple A, on a la capacité de s’endetter lorsque les besoins le justifient. Avec un plan pour passer de 20 à 30% d’endettement par rapport au PIB, vous avez la possibilité d’emprunter 6 milliards. Ce qui devrait être fait en peu de temps, car le Luxembourg est un bon débiteur.

La mise en œuvre d’une politique de sortie de crise sera ensuite primordiale pour l’État, autrement dit mettre en œuvre un plan pour que l’hémorragie des dépenses s’arrête et que l’on puisse rétablir un équilibre et ensuite engager une politique pour se reconstituer des réserves.

L’endettement public était de 7% en 2006-2007, il a ensuite affiché plus de 20% après la crise de 2008-2009. Mais on ne peut pas augmenter tous les dix ans la dette de dix points. Il faudra donc revenir en arrière et s’inspirer de l’Allemagne qui a été capable de revenir au niveau de dette d’avant 2009 grâce à sa politique d’excédent budgétaire.

Si on pouvait établir un bilan au sens comptable des différents États, la situation luxembourgeoise serait bien plus positive que d’autres pays qui ont fortement privatisé et augmenté leur dette.
Michel Wurth

Michel Wurth

Le Luxembourg dispose-t-il de la marge de manœuvre pour suivre encore cette politique?

«Le Luxembourg a traditionnellement suivi cette politique. J’ajoute que l’État central dispose de beaucoup d’actifs. L’État n’a pas privatisé tous azimuts et dispose, comparativement à d’autres pays, d’une substance économique via ses participations dans des entreprises. Si on pouvait établir un bilan au sens comptable des différents États, la situation luxembourgeoise serait bien plus positive que d’autres pays qui ont fortement privatisé et augmenté leur dette. Cette bonne situation patrimoniale de l’État lui donne une marge de manœuvre et justifie aussi la notation du triple A.

Il faut désormais essayer de bien comprendre les besoins des PME, au fur et à mesure de la durée de la crise, pour éviter cette même forme de panique.
Michel Wurth

Michel Wurth

L’État peut-il intervenir davantage dans l’économie en tant qu’actionnaire d’entreprises – ne fût-ce que temporairement – durant cette période difficile?

«Le ministre des Finances l’a dit, en cas de problème pour une entreprise structurante pour l’économie luxembourgeoise, il ne faudrait rien exclure. D’un autre côté, il faudrait aussi se pencher sur le tissu traditionnel des entreprises. Je pense à l’artisanat, à l’horeca, au commerce de détail qui sont dans une situation extrêmement difficile en raison d’échéances qu’ils doivent continuer à payer avec zéro revenu. L’État les aide en leur fournissant des liquidités, mais peut-être faudrait-il, à un certain moment, aller plus loin. Les liquidités ne seront pas forcément adéquates pour des entreprises de ces secteurs qui ne sont pas toutes ultra profitables et qui n’auront pas toutes les moyens d’honorer leurs dettes. Un tel scénario serait dommageable pour la substance même de l’économie. J’ajoute que ces entreprises traditionnelles sont très importantes, car elles font partie de la sociologie de l’économie du pays.

Quelles seraient les aides qui pourraient être apportées dans une deuxième phase de soutien de l’État aux entreprises, après le programme de stabilisation de l’économie?

«Tout d’abord, je dois dire que la première phase a été extrêmement bien menée, tout comme la gestion de la santé publique a été très bien gérée. Il faut rendre hommage à ceux qui ont œuvré en ce sens, y compris les responsables politiques, majorité et opposition confondues, qui ont su prendre leurs responsabilités. C’est réconfortant.

Pour la deuxième phase, tout dépend de la durée de la crise et d’une reprise progressive. Il faudra attentivement écouter ce que disent les différents secteurs pour comprendre leurs besoins et parfois leurs craintes, même si elles peuvent être psychologiques. Une bonne partie de ce qui a été fait, le congé pour raisons familiales, le chômage partiel…, a permis d’éviter une forme de panique au sein de la population. Il faut désormais essayer de bien comprendre les besoins des PME, au fur et à mesure de la durée de la crise, pour éviter cette même forme de panique.

On parle beaucoup de subventions directes pour venir en aide aux PME…

«Cela peut être une des pistes. Une autre idée serait d’instaurer un système qui permette de mettre l’ensemble du flux lié aux prêts immobiliers en quarantaine, à savoir annuler tant la durée du loyer que la durée des prêts durant la période profonde de la crise. On peut aussi imaginer des aides pour un commerçant qui a acheté la collection printemps-été et qui doit malgré tout payer son fournisseur alors qu’il devra certainement solder cette marchandise.

En trois semaines, le télétravail a été déployé à grande échelle dans le pays, avec un certain succès. Que vous inspire cette «nouvelle» façon de travailler?

«C’est un des aspects les plus positifs de cette crise, car cela signifie que les acteurs économiques et les employés sont capables de s’adapter très rapidement et efficacement en utilisant les technologies modernes. Imaginez-vous une telle crise il y a 15 ans, sans les technologies actuelles. Cela aurait été une catastrophe.

Cela devrait nous donner l’occasion de repenser nos modes de travail. Encore faudrait-il, dans le cas du Luxembourg, que l’on réussisse à surmonter les contraintes réglementaires en raison des frontières, à la fois en termes de sécurité de transmission d’information et de fiscalité.

Nous devons faire un retour d’expérience constructif de cette crise pour devenir meilleurs.
Michel Wurth

Michel Wurth

Cette crise met-elle en lumière les faiblesses de la mondialisation?

«Je dirais plutôt que le management du risque a été mal fait. La plupart des responsables n’ont pas imaginé le scénario extrême que nous vivons. On voit que les pays qui ont été les plus agressifs en matière de gestion des flux tendus sont ceux qui sont dans la situation la plus difficile. C’est plutôt une réflexion d’optimisation des chaînes d’approvisionnement et une réflexion sur le fonctionnement des flux de production des biens qu’il faut mener. Je pense à des composants de médicaments qui sont produits à raison de 80% par la Chine. Si la Chine s’arrête, c’est une catastrophe. On peut corriger cette situation facilement sans remettre en cause les avantages de la mondialisation.

Le monde de demain ne sera pas forcément différent?

«Il sera certainement différent. Nous allons changer des processus, changer des protocoles, rétablir des stocks, établir une analyse des risques. J’ajoute que l’utilisation des technologies modernes pour le télétravail doit aussi nourrir notre réflexion. Nous devons faire un retour d’expérience constructif de cette crise pour devenir meilleurs. L’interaction entre les pouvoirs publics et des institutions comme la Croix-Rouge, que je suis de près, nous montre que l’on peut aussi réagir de façon très flexible et apprendre beaucoup de cette crise pour le bien du futur.

Restez-vous optimiste pour l’avenir malgré cette période difficile?

«Je suis optimiste structurellement. Le génie humain est assez exceptionnel. Il ne faut pas oublier les progrès scientifiques et technologiques des dernières années. Mais de nouveaux risques sont apparus. Souvenons-nous que Bill Gates avait prévenu que le prochain problème de l’humanité ne serait pas une guerre, mais les pandémies. Ce que nous vivons demandera aussi un peu de discipline pour éviter qu’une situation semblable ne se reproduise.

Et une forme de leadership politique…

«Absolument. Chez nous, le leadership politique s’est exprimé et a été fait de façon intelligente, en partageant la réflexion et les décisions avec les acteurs économiques et sociaux. Ce n’est pas le gouvernement qui a tout conduit seul, mais il y a eu une discussion, un dialogue. Ce qui montre que le modèle luxembourgeois fonctionne en temps de crise et qu’il ne faut pas faire naître des débats artificiels lorsqu’il n’y a pas de crise.»