Le groupement Leclerc a scellé le rachat des magasins propriétés du groupe Delhaize à la mi-novembre. (Photo: Shutterstock)

Le groupement Leclerc a scellé le rachat des magasins propriétés du groupe Delhaize à la mi-novembre. (Photo: Shutterstock)

Les premières enseignes Leclerc devraient fleurir courant 2024 dans le pays, où ses principaux concurrents, dans l’attente, jaugent avec prudence les appétits luxembourgeois du leader de la grande distribution en France, réputé offensif sur les prix.

À quoi ressemblera le paysage de la grande distribution luxembourgeoise dans les prochaines années? Les cartes auront-elles été rebattues? Et les équilibres redessinés? Aussi inattendue qu’indécise, la question cavale dans la tête des «gros» retailers du pays depuis la divulgation, au cours de l’été, d’un accord de rachat par le groupement français Leclerc des quelque 27 points de vente propriétés du groupe belge Louis Delhaize (en plein démantèlement à l’international) qui maillent le territoire. Soit deux hypermarchés Cora (Foetz et Concorde) et 25 supermarchés et shops de proximité sous la double bannière Match et Smatch.

Le patron Michel-Édouard Leclerc (71 ans) en personne s’est aussitôt fendu d’un très enthousiaste billet sur son blog personnel pour se féliciter du succès de l’opération, menée principalement par les adhérents des régions Champagne-Ardenne et Lorraine. Opération devenue monnaie courante. Fort, côté français, d’un statut de champion toutes catégories avec 23,5% de part de marché, un chiffre d’affaires 2022 porté à 43,9 milliards d’euros (hors carburants) et 754 magasins dans l’Hexagone, Leclerc avance en parallèle une partie non négligeable de ses pions à l’étranger. Après la Pologne (plus d’une quarantaine d’emplacements en plus de 25 ans), le Portugal (21), l’Espagne (13), Andorre (5) et la Slovénie (2), le Luxembourg constitue le sixième pays où livrer bataille.

Un déploiement «progressif»

Prudence et confidentialité étant de mise lors des grandes manœuvres, le dossier est resté sous les radars de longs mois durant, après l’été. Jusqu’à une prise de parole de l’OGBL, le 17 novembre, liée au sort des 1.200 salariés concernés par le rachat (Leclerc s’est engagé sur le maintien de l’emploi). L’occasion d’apprendre que la signature officielle avec Delhaize était intervenue deux jours auparavant, sans tambour ni trompette.

Quant à la suite du calendrier, il est urgent de patienter. Unique certitude: l’absorption par Leclerc des enseignes Cora, Match et Smatch s’effectuera de manière «progressive». «Il a été expliqué que 2024-2025 serait la période charnière», ajoute une source proche de la transaction. Le montant de cette dernière n’a pas filtré.

Fair-play

En attendant, la dizaine d’acteurs présents sur le secteur au Luxembourg surveille, écoute, épie. Et parfois… se tait. C’est le cas de Cactus. Sollicitée, la direction de l’enseigne doyenne au Luxembourg (56 ans d’existence) dégaine son joker, fidèle à sa ligne de conduite, sur la question de l’accueil réservé au géant français. «Cactus ne souhaite pas évoquer ses confrères, ce n’est pas notre habitude», nous fait-on savoir en substance.

Son de cloche identique ou presque du côté d’Auchan, l’autre ambassadeur français du marché, en place depuis 1996. En préambule, la marque à l’oiseau se déclare «rassurée» que «l’ensemble des personnels et des magasins de l’enseigne Cora-Match ne disparaissent pas». Avant de considérer, non sans user de fair-play, que «c’est une bonne nouvelle pour le marché d’avoir un nouvel acteur économique sur le territoire». Pour le reste, «nous serons plus à même de répondre lorsque nous connaîtrons l’étendue du déploiement de Leclerc et que nous aurons plus de précisions sur la situation», écourte-t-on.

L’enjeu des prix

De cette communication assez minimaliste à ce stade, on retiendra tout de même une chose: ni Cactus ni Auchan n’ont recours au terme «concurrent». Et ce n’est pas que courtoisie ou pur exercice de diplomatie. Sur le papier, effectivement, Leclerc a tout ce qu’il faut dans le panier à provisions pour incarner une menace, se hissant d’entrée de jeu au rang de nouveau numéro 3 de la distribution alimentaire au nombre d’établissements, derrière Cactus (74 magasins) et Delhaize (58), mais devant Aldi, Auchan (18 chacun) et Lidl (13). Or la problématique des emplacements est cruciale dans le retail. Mais de là à conclure que Cactus et Auchan ont matière à s’affoler, il y a un gap. La raison: les trois enseignes occupent des créneaux sensiblement différents.

Depuis toujours, Leclerc se targue d’être agressif sur les prix. Telle est la clé de son leadership en France. Il n’en ira pas autrement au Luxembourg. D’autant moins que les frontaliers français, familiers du groupement, s’y perdraient. Or ils sont très nombreux chaque jour à déferler en voiture et en train, ce qui représente une manne attractive. L’adroit communicant qu’est Michel-Édouard Leclerc y a glissé une allusion dans son post en ligne.

Chacun son chemin

Moralité: si épreuve de force il doit y avoir dans le futur, c’est surtout dans le camp des discounters qu’il faut aller chercher les rivaux prêts à tordre le bras au glouton breton. À commencer par Aldi, Lidl* (13 magasins) et Colruyt (6). La soudaine irruption de Leclerc est-elle synonyme de (mauvaise) surprise pour eux? «Le retail est un monde concurrentiel, nous sommes donc habitués au ‘va-et-vient’ des concurrents», pose placidement le directeur régional du belge Colruyt, Jean-Christophe Burlet. «Nous comprenons que des concurrents s’intéressent au marché luxembourgeois.»

«Il y a de la place pour tout le monde», abonde le managing director pour Aldi Luxembourg, Pierre-Alexandre Rocour. «L’arrivée de Leclerc n’est vue ni positivement ni négativement. Quand un nouvel acteur se présente, que ce soit sur le territoire grand-ducal ou dans d’autres pays où nous sommes présents, on continue à suivre notre philosophie et notre stratégie de discounter, avec notre propre chemin.»

«Pour Colruyt, peu de choses changeront», reprend Jean-Christophe Burlet, «nous continuerons toujours à faire ce que nous faisons, c’est-à-dire offrir les meilleurs prix à nos clients, pour chaque produit, à chaque instant.»

«Si les clients n’adhèrent pas…»

En plus des prix, les professionnels interrogés s’attendent à ce que Leclerc use de «marqueurs forts» sur l’image et sur la publicité-produits. «Ils devraient faire un copier-coller» des pratiques commerciales et plans d’attaque observés en France, suggère-t-on.

Mais «la France n’est pas le Luxembourg», prévient-on également, à l’image de Pierre-Alexandre Rocour: «Il faut savoir quelles seront les orientations prises et quelle sera la réponse des clients sur le terrain. On peut arriver avec la meilleure idée de discounter, si les clients n’adhèrent pas aux produits, n’adhèrent pas à l’image, n’adhèrent pas à la marque, ce n’est pas un gage de réussite.»

Alors? Projet aventureux? Ou au contraire nouvelle success story annoncée pour Leclerc? Dans le retail luxembourgeois, le bal des questions ne fait que commencer.

(*) Contactée, l’enseigne allemande n’avait pas donné suite au moment de la publication de cet article.