Pierre Maes est sans doute un des meilleurs spécialistes en droits sportifs de ce côté-ci de l’Atlantique. D’ailleurs, il vient d’être interrogé sur le sujet par le New York Times… Cet ancien de Canal+, désormais consultant indépendant dans le domaine de l’acquisition de contenus sportifs (notamment pour Telenet, en Belgique), a écrit un livre publié en 2019 et baptisé «Le Business des droits TV du foot». Ce dernier était sous-titré: «Enquête sur une bulle explosive». Or, il semble que l’explosion a désormais bien eu lieu. Explications avec le principal intéressé.
Quand on voit ce qui se passe au niveau des droits télé du foot français, où les clubs de Ligue 1 vont toucher un total annuel de 624 millions d’euros au lieu des 1,153 milliard qui devaient être versés initialement, mais aussi les (plus petites) diminutions constatées en Angleterre, en Italie ou en Allemagne concernant leurs droits domestiques, on en vient à se demander si la fameuse bulle des droits télé du foot n’a pas explosé…
Pierre Maes. – «En France, on a clairement eu cette explosion, avec ‘le scénario Mediapro’ (du nom de cette société sino-espagnole qui avait acheté la majorité des droits de la L1 contre un chèque annuel de 784 millions d’euros, avant de jeter l’éponge peu de temps après le début du championnat, ndlr). Mais dans les quatre autres grands pays du Big Five (Angleterre, Italie, Allemagne et Espagne), pour moi, cela n’a pas encore véritablement explosé. Lors des renouvellements récents des différents contrats, ces ligues ont réussi à maintenir les montants qu’elles avaient auparavant ou alors à enregistrer des baisses, certes significatives, mais qu’on ne peut pas taxer d’explosion. Cependant, à mon sens, on se trouve sur un chemin où cela risque de s’accélérer...
Cette baisse généralisée vient de là: la concurrence n’existe plus vraiment, tant un opérateur semble à chaque fois dominer le marché.
Je considère ainsi que la récente reconduction des droits de la Premier League anglaise au même tarif que celui en vigueur auparavant tient du miracle. Une reconduction réalisée sans appel d’offres, ce qui montre que la ligue anglaise n’avait aucune confiance dans le dynamisme du marché. Il est très étonnant que Sky Sports, qui doit payer 80% des plus de 1,5 milliard de livres annuels, n’ait pas profité de sa position de monopole…
Et quelle est la situation dans les autres pays?
«En Italie, les chiffres ont diminué de 10 ou 15%. En Allemagne, de 5%. Ce dernier chiffre peut paraître peu significatif, mais si on le met en perspective avec le +85% qui avait marqué le précédent appel d’offres, on constate à quel point la différence de dynamique est impressionnante.
Et en Espagne?
«Les Espagnols vont bientôt mettre sur le marché leurs droits pour la période qui ira de 2022 à 2025. Et ils appréhendent de voir Telefonica/Movistar profiter de sa situation de quasi-monopole. Car cette baisse généralisée dans le Big Five vient de là: la concurrence n’existe plus vraiment, tant un opérateur semble à chaque fois dominer le marché. Or, cette concurrence est le seul facteur qui fait monter la valeur de ces droits…
On a quand même vu Amazon rebattre les cartes, voici quelques jours en France, en s’emparant, pour les trois prochaines années, de 80% de matches de la Ligue 1. Ce qui est tout de même une surprise quand on sait que jusque-là, l’opérateur américain n’allait, en termes de droits sportifs, que sur des coups ponctuels. à l’image du dernier Roland-Garros (où il avait acquis les matches d’un seul court ainsi que la diffusion de toutes les «night sessions»). Pour vous, l’acquisition de la L1 par Amazon, c’est juste une opportunité, ou un changement de stratégie à plus long terme pour cette plateforme?
«Non, ce n’est pas un changement de stratégie. Ce qu’ils ont réalisé est un achat opportuniste et rationnel d’un produit ‘premium’. Comme ils l’avaient effectué par le passé au niveau de la Premier League en achetant spécifiquement des journées de championnat à la période des fêtes de fin d’année, dont le fameux Boxing Day, ou en se procurant une soirée de la Ligue des champions par journée en Italie ou en Allemagne.
La seule différence, ici, c’est qu’ils ont payé plus cher. Les 250 millions d’euros qu’ils vont verser annuellement deviennent leur plus gros achat en termes de droits sportifs sur notre continent. Mais Amazon a fait ça très intelligemment, avec une bonne connaissance du marché local, ce qui peut être surprenant pour un acteur global comme lui.
Amazon? Son objectif avoué est d’attirer et de fidéliser les gens vers Prime. […] Et les droits TV acquis et diffusés sur Prime Video sont là pour ça.
On me demande souvent si Amazon pourrait être intéressé par les droits mondiaux du puissant foot anglais. Ma réponse reste toujours la même: non. Son objectif n’est pas de créer une TV à péage. Son objectif avoué est d’attirer et de fidéliser les gens vers Prime. Leur montrer à quel point cette formule Prime est avantageuse et regorge de trésors cachés. Et les droits TV acquis et diffusés sur Prime Video sont là pour ça.
Si on se place du côté du vendeur français, la Ligue de football professionnel (LFP), on peut se dire que le calcul est bizarre, voire qu’il s’agit d’un vrai coup de poker. Parce qu’en préférant Amazon à son partenaire historique, à savoir Canal+, la LFP a l’air d’avoir fâché ce dernier…
«Cela ressemble à un coup de poignard dans le dos, ou à un bras d’honneur envers son principal partenaire. C’est un vrai risque. Parce qu’au final, ils ont revendu à Amazon ce que Mediapro avait acheté pour trois fois plus cher! Avec le retrait de Mediapro et l’arrivée d’Amazon, les droits français ont été divisés par deux. Avec la menace de l’être par quatre, dans le futur…
Parce que Canal+ a très mal pris la chose et ne reviendra plus?
«Non. Canal+ a annoncé qu’il ne diffuserait pas la L1 cette année, mais il n’y a rien de définitif en termes d’avenir. Canal+ a une logique d’industriel. Et obtenir le meilleur de la L1 fait partie des produits importants pour lui. Donc, lors du prochain appel d’offres, il fera tout pour récupérer les lots qui l’intéressent. Mais tout en tenant compte, au moment d’effectuer son offre, de l’expérience qu’il a du marché…
Pour moi, ce qui arrive aujourd’hui en France va aussi se dérouler dans les autres grands championnats. Soit une baisse des droits TV que j’évalue aux alentours de 50%.
Et vous voyez Amazon tenter le même genre de coup sur d’autres marchés?
«S’ils peuvent acquérir des droits… à nouveau à un tiers de leur prix, ils ne se gêneront sans doute pas [sourire].
On a beaucoup entendu parler de l’arrivée des Gafa sur ce marché des droits sportifs. Mais si l’on excepte une petite présence d’Amazon donc, cela a été majoritairement de la poudre aux yeux…
«Oui, on peut le dire. C’est un argument qui a surtout été utilisé par les ligues et les clubs pour faire peur aux opérateurs. Du style: ‘Attention, si vous ne mettez pas plus d’argent, vous allez perdre vos droits parce que Facebook arrive…’ Ce qui n’est pas arrivé.
Enfin, tout cela n’est peut-être que provisoire, vu que la stratégie des Gafa n’est pas toujours très lisible. Ils ne communiquent pas beaucoup, bien moins en tout cas qu’une chaîne de télévision…
On parlait, en début d’interview, des corrections vues ces derniers temps concernant la valeur des droits TV dans les grands championnats. Celles-ci vont-elles forcément avoir des répercussions sur les finances des clubs?
«Pour moi, ce qui arrive aujourd’hui en France va aussi se dérouler dans les autres grands championnats. Soit une baisse des droits TV que j’évalue aux alentours de 50%. Les clubs vont donc devoir apprendre à vivre avec 50% de ces droits en moins, comme les Français doivent le faire aujourd’hui. Ce qui ne pose pas tant de problèmes que ça. Dans la mesure où ils peuvent vivre en rémunérant leurs joueurs moins chers. Et où ces derniers peuvent jouer en percevant moins d’argent. Le souci est plutôt de passer de la première étape à la deuxième, où vous avez un budget moindre. Si ce n’est pas anticipé, vous risquez la faillite.
Ces opérateurs se rendent compte qu’acheter ces droits très chers n’est pas une bonne stratégie. Que cela ne permet pas d’effectuer un retour sur investissement…
Qu’est-ce qui vous permet de prédire cet écrasement des droits TV en Angleterre, en Allemagne…?
«Parce que, comme je le disais, dans la plupart de ces pays, il y a désormais un monopoleur. Mais aussi parce que ces opérateurs se rendent compte qu’acheter ces droits très chers n’est pas une bonne stratégie. Que cela ne permet pas d’effectuer un retour sur investissement.
Enfin, il y a un élément très important que nous n’avons pas encore abordé: le piratage! Or, il est très difficile de vendre un abonnement quand on peut avoir accès gratuitement au même contenu.
Mais la qualité de certains streaming pose encore parfois des soucis. Après, il est vrai qu’on assiste à l’émergence de l’IPTV…
«L’IPTV est une forme nouvelle, qui n’existait en matière de musique ou de fiction, celle du piratage … payant. Et la qualité est très bonne effectivement. Après, détrompez-vous, le streaming peut désormais être d’excellente qualité, avec des accès à la HD.
On considère aujourd’hui les droits TV du foot comme étant à leur ‘moment Napster’. Napster étant, pour rappel, ce précurseur dans le piratage de la musique arrivé voici une bonne vingtaine d’années. On parle de ‘moment Napster’ parce que le piratage devient désormais généralisé et de bonne qualité. Et cela cause la panique.
Le souci du foot, c’est la multiplication des compétitions. Ce qui fait que seuls les produits phares conservent une forte attractivité.
C’est la technologie qui explique ces 20 ans de retard sur la musique. Autant, en 2000, vous pouviez accepter de patienter cinq minutes pour télécharger une chanson, autant une retransmission sportive nécessite une bande passante bien plus large. Et ce n’est qu’aujourd’hui que celle-ci est suffisante pour permettre une retransmission de bonne qualité.
Mais le football reste quand même un produit d’appel intéressant pour une télévision, à une époque où les programmes audiovisuels se consomment «à la demande». Il a un côté très fédérateur. Tout le monde se retrouve au même moment pour vivre un événement…
«En Europe, il est, de loin, à quelques rares exceptions près, le sport n°1. Ce qui lui donne une force d’attractivité phénoménale. Son souci, c’est la multiplication des compétitions. Ce qui fait que seuls les produits phares conservent cette attractivité. En général, ceux-ci sont le championnat national, la Ligue des champions, voire peut-être la Premier League anglaise. Tout le reste est désormais du deuxième choix. Mais ces produits-là restent très forts, susceptibles, pour une chaîne à péage, d’aider à recruter des abonnés ou à garder ceux-ci.
Dans le futur, on va voir de plus en plus le fossé s’agrandir entre ces produits ‘premium’ – ces ‘properties’ comme on les appelle dans le milieu,– et le deuxième choix. Entre les grandes compétitions et les plus petites. Mais aussi entre le foot et les autres sports. Parce que, malgré la surmédiatisation dont il fait l’objet, le foot voit toujours sa popularité grandir.»
Lundi: Le club de Wiltz va jouer avec le maillot le plus écolo au monde.