Jean-Louis Zeien: «Que penser d’une association patronale qui se dit, au Luxembourg, en faveur d’une législation européenne pour le devoir de diligence, et à Bruxelles, cette même association fait un travail de lobbying pour le contraire, c’est-à-dire pour un engagement volontaire?» (Photo: Andrés Lejona/Maison Moderne)

Jean-Louis Zeien: «Que penser d’une association patronale qui se dit, au Luxembourg, en faveur d’une législation européenne pour le devoir de diligence, et à Bruxelles, cette même association fait un travail de lobbying pour le contraire, c’est-à-dire pour un engagement volontaire?» (Photo: Andrés Lejona/Maison Moderne)

Plus une économie est globalisée, plus elle est soumise au risque que certains secteurs économiques soient impliqués au niveau de violations de droits humains dans leur chaîne de valeur. Le Luxembourg a une économie globalisée avec une reprise plus rapide que prévu: le pays devrait retrouver son niveau de PIB d’ici la fin d’année avec une croissance de 4,8% en 2021.

Face à ce constat: peut-on se permettre au Luxembourg de continuer à fermer les yeux devant les menaces et risques de violation des droits humains et plaider pour un simple engagement volontaire des entreprises?

Certaines associations patronales au Luxembourg ont milité, en février 2021, lors de la consultation publique initiée par la Commission européenne, pour contrecarrer toute législation dans ce contexte en affirmant que des mesures volontaires sont tout à fait suffisantes. Donc pas de législation, ni européenne ni nationale, selon ces associations patronales et d’autres lobbies des multinationales.

Comment peuvent-elles oser revendiquer ceci alors que l’Organisation internationale du travail et l’Unicef ont averti en 2021 que le nombre d’enfants victimes du travail des enfants s’élève à 160 millions dans le monde, soit près d’un enfant sur dix parmi tous les enfants dans le monde? Neuf millions d’enfants supplémentaires sont en danger à cause de la pandémie de Covid-19. Comment ne pas entendre ce signal d’alarme à l’occasion de la Journée mondiale contre le travail des enfants?

Jouer sur deux tableaux

Au niveau de l’Union européenne, le récent rapport d’ECCJ sur le lobbying et la pression des multinationales et des associations patronales – y inclues celles du Luxembourg – montrent la direction empruntée: il s’agit de retarder l’adoption d’une législation européenne et d’affaiblir son contenu, voire à la neutraliser.

À propos du lobbying pour une solution européenne: que penser d’une association patronale qui se dit, au Luxembourg, en faveur d’une législation européenne pour le devoir de diligence, et à Bruxelles, cette même association fait un travail de lobbying pour le contraire, c’est-à-dire pour un engagement volontaire?

Jouer sur deux tableaux met en lumière les vraies intentions: il s’agit d’entraver une législation nationale ambitieuse pour continuer à plaider auprès de la Commission européenne pour le «business as usual» – c’est-à-dire empêcher des violations de droits humains envers les femmes, les hommes et les enfants affectés et des atteintes à l’environnement.

Les défis sont réels pour notre économie

Mais l’engagement volontaire a prouvé qu’il est un échec. Un exemple révélateur: en 2000, l’industrie du chocolat avait pris l’engagement d’éradiquer le travail des enfants avec des initiatives volontaires jusqu’en 2005! Après deux décennies de promesses non tenues et de projets pilotes, il faut se rendre à l’évidence: l’engagement volontaire des entreprises a échoué. Totalement.

Des rapports récents montrent que plus de 1,5 million d’enfants travaillent dans des conditions dangereuses dans les exploitations cacaoyères au Ghana et en Côte d’Ivoire. Près de 95% de ces enfants sont exposés aux pires formes de travail des enfants, comme le port de lourdes charges, la manipulation d’outils dangereux et l’exposition à des produits agrochimiques nocifs. Sans parler de l’esclavage des enfants, qui est une triste réalité dans ce secteur.

Aussi longtemps qu’un morceau de chocolat que nous mangeons au Luxembourg aura le goût amer de l’exploitation d’enfants ou même de leur esclavage sur des plantations de cacao, nous aurons un problème au niveau du respect des droits humains.

Sans vouloir multiplier les exemples «luxembourgeois»: tant que des sociétés luxembourgeoises faisant partie de l’indice boursier sont régulièrement citées dans des rapports au niveau de violations des droits humains en lien avec leurs plantations en Afrique et en Asie, nous avons un problème au niveau du respect des droits humains.

L’exemple actuel du dossier NSO avec l’espionnage de journalistes par le logiciel Pegasus dans lequel sont citées des entreprises de ce groupe ayant leur siège au Luxembourg démontre également l’urgence d’agir: la seule chose que le ministre des Affaires étrangères et européennes a pu faire en juillet dernier, c’est envoyer une lettre à ces entreprises pour leur rappeler que le Luxembourg attache une grande importance aux droits humains. Cette «mesure» montre clairement les limites que rencontre la politique lorsqu’elle veut agir en cas d’activités économiques d’entreprises luxembourgeoises qui risquent de violer les droits humains.

Il faut se rendre à l’évidence: nous avons des défis au niveau de la violation des droits humains au Luxembourg. Notre pays n’est pas une île de respect des droits humains dans un monde globalisé.

Importance économique doit rimer avec responsabilité

Il est donc grand temps d’agir. Maintenant. Introduire une législation nationale d’un devoir de diligence au Luxembourg, c’est précisément mettre enfin le respect des droits humains au centre des activités économiques dans les chaînes de valeur. Ainsi, le respect des droits humains et l’environnement feront partie de l’ADN des entreprises, également au niveau de leurs chaînes de valeur.

Nous tirons un profit énorme du fait que nous avons une économie globalisée. Mais un «profit énorme», voire un poids économique majeur, ne peut pas se cacher derrière sa taille géographique. Poids économique doit rimer avec responsabilité, également au niveau des droits humains dans les chaînes d’approvisionnement.

Parlons en effet de «responsabilité et poids économique»: aujourd’hui, le Luxembourg a une place financière importante, l’industrie des fonds d’investissement est à la deuxième place au niveau mondial après les États-Unis. Qui dit importance mondiale, dit aussi responsabilité au niveau mondial.

Le Luxembourg a dû abolir le secret bancaire, est-ce que cela a été la mort de la place financière, comme certains défenseurs du «business model» le prêchaient depuis des années? Non, évidemment.

Des acteurs économiques engagés au Luxembourg dans le devoir de diligence prouvent chaque jour que les discours alarmistes de milieux économiques selon lesquels une loi nationale pour prévenir des violations des droits humains serait la mort pour la place financière et le déclin de notre site industriel ne sont en finalité que des absurdités.

Et c’est vrai, le secteur de la finance connaît le principe de l’obligation d’une diligence raisonnable au niveau du blanchiment d’argent et du financement du terrorisme. Alors pourquoi le respect des droits humains devrait-il être moins important que ces deux activités illégales?

Les questions devraient plutôt être: quelles conditions devraient être remplies pour que le secteur financier devienne un vrai centre d’excellence au niveau durabilité et respect des droits humains? Quels sont les moyens que nous devrions nous donner pour y parvenir?

Cohérence des politiques d’un candidat ambitieux

Le mois prochain, il y aura des élections. Le Luxembourg se présente pour avoir un siège au Conseil des droits de l’Homme des Nations unies. Ne faudrait-il pas être parmi les premiers à garantir une protection des hommes, des femmes et des enfants contre les atteintes aux droits humains dans le cadre d’activités économiques?

Cet article a été rédigé pour  parue le 23 septembre 2021.

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