En dix ans, Doctena est passé d’idée un peu folle à une petite PME prospère dans six pays européens. Mais son CEO, Alain Fontaine, rêve de plus et de manière réaliste. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

En dix ans, Doctena est passé d’idée un peu folle à une petite PME prospère dans six pays européens. Mais son CEO, Alain Fontaine, rêve de plus et de manière réaliste. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Ce jour-là, le CEO de Doctena, Alain Fontaine, a fait le voyage depuis Bruxelles où il réside. À son arrivée à Bertrange, il prend la clé et ouvre la porte d’entrée. Le bâtiment de la start-up est vide. Le Covid est passé par là avec une stratégie RH faite de télétravail et d’horaires flexibles poussés à l’extrême. L’objectif est de parvenir d’ici trois ans à 10 millions d’euros de revenus annuels récurrents.

Dix ans, que vous célèbrerez ce soir à la Chambre de commerce, est-ce long?

Alain Fontaine: «Oui, parce qu’il n’y a quand même pas beaucoup de start-up qui arrivent à dix ans! Non, parce que j’ai presque encore le souvenir de notre premier rendez-vous, avec , Marc Molitor et moi, à la Coque, pour ébaucher les plans autour d’un café.

Si on regarde la situation rétrospectivement, il y a dix ans, le projet était assez avant-gardiste. Aujourd’hui, cela ne l’est plus du tout. 

«Même il y a dix ans, ce n’était pas tellement dingue. Je viens de la tech. Au début, avec une certaine naïveté, on s’était même dit que c’était simple, que cela ne consistait qu’à gérer des rendez-vous! Ce n’était pas si simple. Le plus dingue dans les yeux de monsieur et madame tout le monde, c’est qu’alors que tout le monde était déjà habitué à réserver un hôtel en ligne, à commander une pizza en ligne ou à acheter un billet d’avion en ligne, personne n’avait jamais vraiment pensé à prendre rendez-vous chez le médecin de cette manière-là. Combiner le monde des médecins avec celui de la technologie a surpris pas mal de monde. L’autre point un peu dingue, c’est les plans qu’on avait en lançant la start-up.

Normalement, on se lance en se disant que ‘’dans trois ans on aura conquis l’Europe et on sera les rois!’’ Nous nous sommes rapidement rendu compte que le monde de la médecine est un monde qui bouge très lentement. Dans 99% des cas, l’exit qu’un entrepreneur imagine au bout de trois ans n’arrive pas. Ce n’est pas du tout un sprint, mais un marathon! Même avec nos actionnaires et le CA, il y a un consensus que c’est un projet de longue haleine pour lequel il faut avoir beaucoup de souffle. Rien ne sert de courir, même si les trois cofondateurs venaient du secteur privé où les choses avancent quand même un peu plus rapidement.

Aujourd’hui, quand on regarde par rapport à il y a dix ans, prendre rendez-vous chez son médecin ou autre professionnel de la santé n’est plus rien d’extraordinaire, surtout au Luxembourg, où on a la chance d’être les seuls, très connus et très appréciés par les médecins et les patients. Ailleurs, il y a des concurrents, mais c’est un bon signe: on n’est pas sur un secteur inintéressant.

Un partenariat avec Bingli au bénéfice des médecins

Avec le DSP, sur la partie médicale, certains médecins ont du mal à adopter certaines technologies, soit parce qu’ils ne voient pas la valeur ajoutée à leur métier, soit parce qu’ils sont près de la retraite. Comment vous décririez la stratégie qui vous a permis d’en convaincre assez pour vous développer?

«Il n’y a pas 1.000 manières. Mais trois. Le premier, c’est la loi qui l’impose, mais ce n’est pas toujours facile. Puis il y a le démarchage pour sensibiliser, éduquer, convertir. Et il y a la génération d’intérêt. Chaque marché a une croissante inhérente. Ce n’est pas la peine d’avoir une armée de vendeurs pour une croissance à 50% par an si le marché ne croit que de 10 à 15% par an. De quoi faire le lien avec la relative réticence au changement et la relative lenteur avec laquelle tout changement se passe dans le monde médical.

Entre le moment où une entreprise pharmaceutique lance un nouveau médicament sur le marché – sans parler des dix années de recherche et développement – et celui où une majorité de généralistes prescrivent ce médicament, il faut encore dix ans. Au début, Doctena est passé avec un ‘’pied de biche’’ et une armée de commerciaux sur six pays. Aujourd’hui, nous avons basculé sur du marketing et de la vente en ligne et beaucoup de communication, en surfant sur la vague de la croissance organique du marché. Chaque matin, de jeunes médecins qui se lancent et d’autres qui veulent passer de 1980 à 2023…

La différence, par rapport à un médicament, c’est que votre technologie n’a pas d’impact négatif sur la vie des patients…

«Non, mais les médecins doivent payer ce service et ils sont très sensibles au prix.

Mais le médecin peut mieux s’organiser. Sa mise de départ peut vite être rentabilisée au regard du travail de son assistante, par exemple…

«Oui! Mais cette discussion n’est pas simple! Nous ne leur expliquons pas comment ils doivent travailler. Il y a un gain d’efficacité, de qualité de l’accueil, il y a moins de rendez-vous ratés, mais j’ai l’impression que beaucoup de médecins répondent qu’ils ont déjà une solution: ‘’J’ai ma secrétaire alors que là, je dois payer X euros en plus’’. Nos confrères de Doctolib, qui ont 500 millions sur leurs comptes, peuvent se permettre d’investir dans une approche plus agressive.

Alain Fontaine avec ses deux compères de départ, Patrick Kersten et Marc Molitor, en 2018. (Photo: Sebastien Goossens/SG9)

Alain Fontaine avec ses deux compères de départ, Patrick Kersten et Marc Molitor, en 2018. (Photo: Sebastien Goossens/SG9)

Cette pénurie de médecins dont on parle régulièrement et donc plus de patients par médecin, est-ce que c’est un moteur de développement?

«Oui et non. Nous avons deux produits. Le premier, c’est vraiment le portail doctena.lu comme il existe pour l’immobilier avec athome.lu ou pour la voiture d’occasion luxauto.lu, permet aux médecins qui ont besoin de faire de l’acquisition de patients de se montrer et aux patients de trouver un médecin quand ils en ont besoin. Dans beaucoup de pays, le produit est moins intéressant parce qu’ils ont déjà assez ou trop de patients et ils ne veulent plus en accueillir de nouveaux.

Là entre en jeu notre deuxième produit, le produit principal, la gestion calendaire, mais aussi des ressources, du workflow, des rendez-vous pour décharger le médecin ou son assistant ou assistante pour avoir plus de temps pour ses patients. Notre développement du produit est beaucoup allé dans cette direction-là. En Belgique, nous avons conclu un partenariat avec Bingli, une plateforme basée sur l’intelligence artificielle pour faire des prédiagnostics de patients et nous avons intégré cela dans Doctena.

Le grand avantage est que le médecin n’a pas besoin de passer 20 minutes à demander où son patient a mal et s’il a mal tout le temps, le patient peut répondre dans son canapé et le médecin aura déjà reçu le résultat avec une pré-interprétation du mal dont il souffre très probablement.

ISO27001, un label de confiance pour la sécurité des données

Est-ce que le Covid a particulièrement dopé votre activité?

«Le grand bénéfice du Covid est qu’à moyen et à long terme, cela a provoqué un changement de point de vue et d’acceptation par rapport aux solutions digitales. Le jour où les médecins ont dû fermer leurs cabinets, il fallait une solution pour permettre à un patient de parler à son médecin. Cet électrochoc a facilité l’intérêt pour la prise de rendez-vous en ligne ou la téléconsultation. Sur le court terme, c’était une période de stress. Nous avons dû nous dépêcher de sortir rapidement avec notre solution de téléconsultation parce que des dizaines de médecins nous téléphonaient chaque jour pour nous demander une solution.

L’utilisation de la téléconsultation a été phénoménale lors des confinements et des pics de la crise, mais cela est retombé aussi vite que cela est monté parce que les médecins avec les caisses de santé et les gouvernements, financièrement, préfèrent que le patient vienne perdre une demi-heure dans la salle d’attente pour parler dix minutes au médecin. Les patients ont une demande et une ouverture beaucoup plus forte. Neuf fois sur dix, le rendez-vous pourrait avoir lieu par vidéo, au moins la moitié des déplacements sont inutiles chez le généraliste.

Sur la question de la protection des données, le Covid a aussi été le théâtre d’un bond en avant pour les hackeurs et autres gens mal intentionnés. Comment protégez-vous nos données?

«Nous prenons le sujet très au sérieux. En termes de budget dans des audits ou des certifications, des tests de pénétration ou des systèmes multicouches de protection contre des attaques, ce sont plusieurs centaines de milliers d’euros par an. Depuis 2022, nous sommes certifiés Iso27001, LE standard pour la sécurité des systèmes IT. C’est à la fois pour montrer que nous faisons ce que nous devons faire, mais aussi pour nous forcer en interne à avoir toujours ce sujet.

Cette certification est une démarche permanente, un audit de contrôle une année, un nouvel examen de certification la deuxième année. Nous avons pris un DPO externe réputé et nous l’avons choisi en Allemagne en nous disant que si un DPO allemand veillait au grain, cela nous mettrait à l’abri. Dans notre management, notre CISO, Davy Cox, a un rôle dédié et il rapporte directement chez moi! Il ne fait pas partie de l’IT.

Un avenir encore à inventer

Parlons un peu de vos résultats. Les six pays, ce sont…

«Le Luxembourg, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse.

Et maintenant? Un septième?

«Cela ne fait pas partie des plans ni des appétits stratégiques. Mais nous gardons les yeux et les oreilles ouverts aux opportunités. La stratégie est d’arriver dans trois ans à notre prochaine étape, 10 millions d’euros de revenus récurrents annuels. Cette année, nous serons à six. 

40% de plus?

«Avec un taux de croissance de 15 à 20% par an, c’est ambitieux, mais jouable. Nos investisseurs préfèrent des business plans réalistes. Si on leur explique que la situation prendra finalement quatre ou cinq ans, je n’ai pas de doute qu’ils accepteront qu’on adapte le business plan. Il n’y a pas de volonté claire d’exit. À 10 millions d’euros par an de réccurrent, nous aurons le luxe d’avoir le choix. Soit on continue à se développer et donc à faire des bénéfices. Soit on imagine être à un palier intéressant pour des VC ou de très gros investisseurs avec un chèque de 25, 50 millions…

… pour aller en France?

«En France, non! Peut-être pour aller plus vite là où nous sommes ou dans d’autres pays supplémentaires ou étendre notre gamme de produits.

Il peut y avoir ces VC, oui, mais aussi un concurrent qui voudrait vous engloutir et élargir son offre ou des géants comme Google qui pourraient faire du business à partir de vos produits…

«Tout cela est plausible. Si les géants comme Google ou Microsoft vont vers la santé. Pour des concurrents comme Doctolib, ce ne sera pas avoir trois ou quatre ans: ils ont assez de chats à fouetter en Allemagne et en Italie après leurs gros investissements. Et le Luxembourg est tellement petit, en Belgique, la sensibilité vis-à-vis du prix est tel que Doctolib n’y verrait peut-être pas de bons clients pour elle…

Est-ce que votre modèle est comparable à ce qui existe aux États-Unis, par exemple?

«Non. Si vous regardez la santé aux États-Unis, les assurances santé, ce n’est pas du tout pareil qu’ici. Les Américains sont plus axés sur l’acquisition de patients et surtout de patients qui ont de gros portefeuilles. Ici, les médecins n’ont pas le droit de faire de la publicité, ils n’ont pas le droit de faire du démarchage, ni en tant que médecin de dépenser de l’argent pour de la concurrence déloyale… Après, il peut y avoir un acteur qui dans un souci de diversification décide d’investir.

Ce qu’on voit beaucoup dans le monde des laboratoires…

«Oui. Aussi dans les logiciels pour hôpitaux. L’américain Cermer a beaucoup de clients en Europe.

Combien êtes-vous maintenant?

«Une soixantaine. Notre taux de rétention est très bon.

Tout le monde est en télétravail? 

«Oui.

Il faut gérer la productivité, l’environnement réglementaire…

«Certains doivent venir régulièrement au bureau pour des raisons fiscales. Mais nous avons mis en place en plus des horaires hyperflexibles. Certains dans l’IT commencent à 5h30, bossent ici jusqu’à midi et ils rentrent. Sur la productivité, nous avons remarqué qu’elle a augmenté. La nature du travail qu’on fait se prête extrêmement bien au télétravail. Je suis loin de dire ‘’télétravail pour tout le monde’’ ou ‘’les patrons qui n’autorisent pas le télétravail sont des cons’’, il y a des métiers ou ce n’est pas possible. Mais là où ça peut fonctionner, oui, faisons-le. Chez nous, ça marche. Sur 60, une bonne vingtaine travaille dans l’IT, une bonne quinzaine dans le support client, sept ou huit dans le marketing et la business intelligence. Évidemment, il faut que ces personnes soient un minimum équipées chez elles.

Les gens de Thionville ne vivent plus un cauchemar, l’équilibre vie professionnelle-vie privée est bon, mais il y a le revers de la médaille pour ceux qui n’arrivent pas à séparer les deux vies ou ceux qui ont besoin des contacts sociaux. Avant le Covid, la première question que posaient les candidats portait sur le salaire. Aujourd’hui, c’est ‘’est-ce que je peux travailler de la maison?’’. Il y a aussi l’élément générationnel. Sur la productivité, nous mesurons certains éléments, comme la satisfaction du client. Moi, je vois que mes équipes font du bon travail. 

Et demain? L’entreprise «ronronne» après dix ans. 

«Soyons prudents en disant que le business ronronne. Nous avons un historique avec son lot de difficultés passées à absorber. Le jour viendra dans les 18, 24 ou 36 mois à venir où nous pourrons dire que nous avons fait le job et que nous avons mis en route un gros diesel qui avance. La technologie appliquée au monde de la santé permet d’être aussi fous, autant dans la science-fiction qu’on veut. Avec l’IA, c’est l’année prochaine… Il y aura des choses à faire. Pour Doctena, pour rester pragmatique, les accélérations majeures les plus plausibles seraient de reconsidérer la position par rapport à l’expansion géographique, d’imaginer aller en Pologne, en Roumanie, au Brésil, en Argentine… et de diversifier le produit autour des besoins des médecins et des hôpitaux.

Et vous, vous personnellement?

«J’ai créé ma première boîte en 2001, à peine sorti de l’école. Une agence web. Toute ma famille a développé et développe la Brasserie Simon. Bien que j’ai dit ‘’non’’ à mon père pour la reprendre, je suis content que ma sœur et lui poursuivent cette aventure avec succès. De mon côté, j’aime bien créer. Je mourrais si j’avais un job de bureau. L’entrepreneuriat fait partie de moi et j’adore la technologie, j’ai toujours adoré la technologie. Nous verrons.»