Quand les dessins des enfants renvoient en direct à la réalité. (Photo: DR)

Quand les dessins des enfants renvoient en direct à la réalité. (Photo: DR)

L’embrasement couve sur les hauteurs autrefois luxuriantes de Cox’s Bazar: le sort des Rohingyas nous interpelle sur la dignité de la condition humaine. Philippe Depoorter (Friendship Luxembourg) partage le retour d’un voyage marquant au Bangladesh.

Au retour d’un dixième voyage au Bangladesh, je me suis senti interpellé au plus profond de moi-même par ce qu’il m’a été donné de voir, apprendre, écouter et comprendre sur la situation des Rohingyas.

C’est d’habitude, au nord du Bangladesh, dans la région défavorisée et délaissée des Chars que je me rends, auprès de ceux que Friendship appelle les «ultrapoors». J’y ai découvert l’extrême précarité de leurs conditions de vie, mais également la flamme qui illumine leur regard: celle de la perspective d’un chemin pavé d’espoir vers une possible dignité retrouvée. Bien souvent, grâce à l’admirable travail de Friendship.

Je me suis dès lors interrogé sur l’origine du malaise puis de la colère que j’ai senti monter en moi, à mon insu, lors de ma visite sur les hauteurs de Cox’s Bazar. Car les conditions de vie à proprement parler de celles et ceux que j’ai croisés au sein des camps n’étaient pas vraiment moins bonnes que celles des populations du Nord.

L’aide d’urgence massive de nombreuses – trop nombreuses? – ONG présentes sur place semble en effet aller presque au-delà de ce dont disposent bien d’autres Bangladais, nous y reviendrons. Quelle était donc l’origine de cette vague qui progressivement me submergeait?

C’est en voyant des dessins d’enfants, dans une école de Friendship, que j’ai commencé à comprendre ce qui rendait la situation des Rohingyas si particulière.

La brutalité des représentations de ce que ces enfants avaient vécu me renvoyait à celle, plus sournoise, des autorités birmanes ne permettant à ces familles souvent décimées qu’un retour sans passeport ni statut, sinon celle, bien difficile, des autorités bangladaises ne leur offrant aujourd’hui d’autre solution que celle d’un statut intermédiaire et provisoire.

«Devenus migrants malgré eux, les Rohingyas sont désormais également devenus apatrides.» (Photo: DR)

«Devenus migrants malgré eux, les Rohingyas sont désormais également devenus apatrides.» (Photo: DR)

Alors je me suis dit qu’entre un passé traumatique, impossible à oublier, et un futur tout aussi impossible à imaginer, les réfugiés rohingyas étaient comme pris en étau. Et que la plus grande des précarités humaines était peut-être celle de cet enfermement mental avant d’être physique, cette privation de se penser et moins encore d’imaginer un avenir. L’obscure absence d’espoir et une dignité à jamais ensevelie.

Devenus migrants malgré eux, comme le sont les habitants des Chars, du fait des incessantes inondations, les Rohingyas sont désormais également devenus apatrides. Il s’agit là d’une seconde différence, importante. Car bien que contraints d’aller d’île en île au gré des inondations, les habitants des Chars disposent d’une terre, certes hostile, mais sur laquelle ils restent les bienvenus. Et ce n’est donc pas tant de la dépossession de ce qui autrefois leur appartint dont sont victimes les Rohingyas, que d’un déracinement au sens premier du terme, celui qui nous prive d’une terre d’origine, d’une patrie et de repères auxquels se raccrocher quand autour de soi, tout commence à vaciller.

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J’ai passé le reste de nombreuses soirées à échanger avec les équipes de Friendship pour mieux comprendre comment il avait été possible d’en arriver là et ce qu’il était encore envisageable d’espérer. J’ai ressenti, chez eux comme chez moi, comme un besoin cathartique et presque thérapeutique de verbaliser ce à quoi nous nous trouvions confrontés, avant de pouvoir le raisonner.

C’est ainsi au travers de leur récit et parfois de leurs larmes, encore deux ans après, et malgré la pudeur de leurs propos que j’ai découvert l’atrocité du parcours du peuple Rohingya, soumis à des discriminations planifiées depuis de nombreuses années avant d’être victimes du pire de ce que le genre humain est capable d’accomplir.

J’ai appris que la plus généreuse des solidarités fut d’abord celle des communautés vivant là où sont venus se réfugier les Rohingyas. Avant qu’une forme de surenchère de l’aide humanitaire internationale ne vienne maladroitement, quoiqu’involontairement, monter les uns contre les autres, ces communautés accueillantes ayant soudainement le sentiment d’être moins bien loties que ceux à qui ils avaient tant donné.

Mais j’ai aussi été confronté au relatif pessimisme de tous nos interlocuteurs quant à l’avenir, malgré leur infini dévouement et leur propension à ne jamais céder au découragement. En effet, à les écouter, aussi longtemps que la Chine et la Birmanie continuent à privilégier leur entente économique, que le Bangladesh ne trouve pas d’issue à une situation devenue inextricable… et que la communauté internationale attend la prochaine crise humanitaire pour pouvoir se détourner de celle-ci, le soleil ne reviendra plus sur les collines de Cox Bazar.

La suite, nous la connaissons. Car il ne manquera plus qu’un couvercle sur la cocotte-minute de Cox’s Bazar. Les ONG s’en iront tôt ou tard avec l’argent qui finira par se diriger là où se déroulera la prochaine crise humanitaire. Un inéluctable rationnement de tout sera progressivement mis en place. La drogue, le sexe puis les armes entreront dans les camps. Car en l’absence de toute activité économique, à sans cesse recevoir sans jamais pouvoir donner ni rendre, un insupportable sentiment de dépendance précèdera celui d’une injustice et d’un désespoir allant grandissant. La haine puis la violence remplaceront les trésors d’espoir et de vie, qui, au prix d’un extraordinaire engagement de Bangladais de la région ou ayant rejoint les équipes d’aide humanitaire (dont Friendship), renaquirent des cendres des exactions d’il y a deux ans. Et du statut légitime de victimes, les Rohingyas se retrouveront tôt ou tard sur le banc des accusés, stigmatisés collectivement pour les actes isolés d’extrémistes… poussés à le devenir.

Pour autant, quelques jours après ma visite, le cyclone Bulbul (de force 10) qui devait décimer tout le sud du Bangladesh, dont la région de Cox’s Bazar, s’est finalement retrouvé ralenti puis dévié par la forêt des Sunderbands. Nous rappelant que le pire pouvait toujours être évité.

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«Realisation leads to responsibility» se plaît à nous rappeler Runa Kahn. La responsabilité de cette crise et de la façon dont une réponse lui sera apportée, ou non, est clairement d’abord politique. Mais de ce côté-là, il semble n’y avoir que peu de lumière au bout du couloir. Quant aux ONG, gardons-nous de leur demander ce pour quoi elles ne sont pas faites, qui plus est, si c’est pour les soupçonner ou les accuser ensuite de prise d’influence. Avec la tournure que prennent les choses, plusieurs d’entre elles risquent de se retrouver face à un véritable conflit de loyauté.

Alors, il ne reste que nous. Car quand bien même ce drame nous semble bien lointain ou désormais «sous contrôle» grâce à l’aide humanitaire, c’est d’abord et surtout de la dignité de notre condition humaine qu’il s’agit. Lutter contre l’oubli est notre devoir premier avant de prendre chacun, individuellement, le temps de la réflexion sur l’exercice de notre responsabilité d’homme ou de femme formant une seule et même humanité.

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J’ai quitté le Bangladesh avec le souvenir de ce jeune adolescent venu à ma rencontre dans le camp Rohynga. Il aurait pu être mon fils; il aurait pu être votre fils si le hasard de la vie en avait décidé autrement. Il m’a demandé, dans un anglais parfait, ce que j’étais venu faire. Je lui ai répondu que j’étais venu lui rendre visite, tout simplement. Il a souri. À ma question de savoir ce qu’il espérait pour l’avenir, il m’a dit avec maturité et aplomb qu’il souhaitait rentrer chez lui. Mais que les dirigeants de son pays étaient mauvais et qu’il lui faudrait donc trouver d’autres chemins pour construire sa vie. Avant d’ajouter que son meilleur atout serait celui de pouvoir poursuivre des études sérieuses. Alors j’ai fermé les yeux et je me suis mis à espérer qu’il garde longtemps encore la flamme conquérante de l’enfance… et que jamais ne le rattrape l’embrasement qui couve aujourd’hui là-bas, à quelques milliers de kilomètres de chez nous, sur les hauteurs autrefois luxuriantes de Cox’s Bazar.

Membre du Conseil d’Administration de Friendship Luxembourg

Novembre 2019*

*Ce texte a ouvert la conférence «Restoring Dignity, Sustaining Hope: How much can a humanitarian organisation do?» organisée le 12 novembre par Friendship Luxembourg. Une exposition sur le même sujet, intitulée «I am a Rohingya», est en place jusqu’au 21 décembre à la , Espace 1.