Professeure de finance à l’Université du Luxembourg, Diane Pierret cosigne l’étude «Green Collateral» avec Artashes Karapetyan, Szymon Kopyta, Maximilian Rohrer et Roberto Steri. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Professeure de finance à l’Université du Luxembourg, Diane Pierret cosigne l’étude «Green Collateral» avec Artashes Karapetyan, Szymon Kopyta, Maximilian Rohrer et Roberto Steri. (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne)

Une étude de l’Université du Luxembourg alerte: malgré ses bénéfices écologiques et économiques, l’habitat vert reste réservé aux ménages aisés. Cela accentue les clivages sociaux dans l’accès au logement durable, explique l’une des coauteures de l’étude, l’économiste Diane Pierret.

Votre choix s’est porté sur le marché norvégien pour cette étude. Pour quelle raison?

Diane Pierret. – «La Scandinavie, connue pour sa grande ouverture en matière de transparence, offre un accès sans précédent à des données détaillées indispensables à notre recherche. Ces informations, englobant les prêts, les types d’habitations et les transactions immobilières, enrichies de caractéristiques précises telles que le classement énergétique des logements, sont essentielles pour observer l’évolution du portefeuille d’actifs des ménages. La Norvège se distingue comme le seul pays offrant une telle richesse d’informations.

Qu’entendez-vous par logement «vert» et «brun»?

«En théorie, un logement vert est celui qui, à profil et taille égaux, entraîne une consommation énergétique et des coûts associés nettement inférieurs. En pratique, nous nous référons au classement PEB (certificat de performance énergétique ou CPE au Luxembourg, ndlr), qui évalue les logements de A – représentant une efficacité énergétique optimale – à G – indiquant une performance énergétique faible.

Vous parlez d’une «prime» pour les maisons écologiques. À quoi correspond-elle?

«Cette prime se traduit par une valorisation supérieure des biens immobiliers verts. Elle reflète la disposition des investisseurs à payer plus pour ces propriétés, en raison de leurs caractéristiques durables.

En Norvège, un logement classé A coûte en moyenne 7,5% plus cher qu’un logement classé G.
Diane Pierret

Diane Pierretprofesseure de financeUniversité du Luxembourg

Quelles sont vos observations?

«Notre étude révèle une augmentation systématique du prix en lien avec l’efficacité énergétique. Par exemple, un logement classé A coûte en moyenne 7,5% plus cher qu’un logement classé G. Cette tendance se maintient même à l’intérieur d’un même immeuble, avec des appartements ayant une classe énergétique différente.

Comment apparaît la Norvège en matière de distribution de logements durables?

«Les données suggèrent que, même en Norvège, les logements verts sont majoritairement acquis par des ménages à revenus plus élevés. L’exigence d’une mise de départ pour pouvoir emprunter ainsi que les contraintes macroprudentielles renforcent particulièrement les barrières financières pour les ménages moins nantis. Cela se traduit par une réduction des prêts octroyés à ces ménages, et exacerbe l’inégalité d’accès aux logements écologiques.

Quels sont les gains potentiels, pour la société, d’une allocation plus efficace de logements verts?

«Ces logements sont non seulement bénéfiques pour l’environnement, mais ils offrent également des avantages économiques significatifs. Le coût énergétique des maisons écologiques est substantiellement plus bas – environ 10 fois inférieur – que celui des maisons brunes. Une meilleure répartition des logements verts pourrait donc entraîner d’importants gains en termes d’égalité économique et sociale.

L’accès élargi aux logements écologiques pour les ménages à faibles revenus représente un enjeu majeur.
Diane Pierret

Diane Pierretprofesseure de financeUniversité du Luxembourg

Il est important de souligner que l’égalité absolue n’est pas notre objectif ultime. Cependant, dans le contexte spécifique du logement vert, il est évident que le bien-être économique total pourrait être optimisé. Actuellement, certains ménages à faibles revenus sont contraints de résider dans des appartements vétustes et très énergivores, ce qui les rend vulnérables à des difficultés financières extrêmes, au point parfois de ne plus pouvoir participer à la consommation générale. Cet état de fait ne concerne pas seulement les individus, mais peut également avoir des conséquences systémiques, risquant d’engendrer une crise économique plus large. L’accès élargi aux logements écologiques pour les ménages à faibles revenus représente donc un enjeu majeur, non seulement pour la justice sociale mais aussi pour la stabilité et la santé de l’économie dans son ensemble.

Êtes-vous propriétaire?

«Oui, j’ai acheté une maison en ville à Luxembourg.

Avez-vous considéré des critères d’efficacité énergétique lors de votre achat?

«Je n’ai pas eu l’opportunité de choisir entre plusieurs maisons: il y en avait une qui convenait à mes besoins, et mon objectif était d’obtenir les meilleurs prix et emprunt possibles. L’offre limitée ne m’a pas permis de prioriser la performance énergétique.

Cela illustre les limites de votre étude dans le contexte luxembourgeois: dans un marché où l’offre est restreinte, les acheteurs sont souvent contraints de prendre ce qui est disponible…

«C’est exact, le choix est probablement plus large en Norvège qu’au Luxembourg. Cette rareté alimente l’augmentation des prix, affectant plus sévèrement les logements verts, qui sont déjà moins nombreux. À titre personnel, je ne possède pas une maison verte, mais une vieille maison qui nécessiterait des travaux de rénovation pour améliorer son efficacité énergétique. Le choix était restreint, surtout avec mon souhait de rester proche du centre-ville et du Kirchberg. Pour un logement vert, il faut être prêt à investir dans la rénovation d’un logement existant.

Les moins aisés sont les plus touchés par les contraintes financières et, par conséquent, sont ceux qui tireraient le plus parti d’un logement écologique.
Diane Pierret

Diane Pierretprofesseure de financeUniversité du Luxembourg

Ou s’éloigner et construire à la campagne…

«Mon choix de résider près du centre et de mon lieu de travail est aussi lié au fait que j’utilise les transports en commun. Si je devais vivre plus loin pour diminuer le prix de mon logement, je devrais sans doute utiliser une voiture, ce qui m’exposerait au risque de variation de prix des carburants. Cela ajoute une autre inégalité pour les ménages qui sont contraints financièrement dans leur choix d’habitation.

Qu’est-ce qui caractérise le marché immobilier vert au Luxembourg?

«Il y a d’abord le niveau élevé des prix de l’immobilier, bien qu’il y ait eu une légère baisse ces derniers mois. Ensuite, il faut considérer les prix de l’énergie, dont l’augmentation a un impact disproportionné sur les ménages à revenus plus faibles. Le Luxembourg a également la particularité d’attirer beaucoup de capitaux étrangers. Les investisseurs qui n’ont pas l’intention d’habiter dans les propriétés achètent principalement des constructions neuves, ce qui fait monter les prix des logements verts plus que ceux des logements bruns. Ce faisant, on éloigne encore plus les ménages qui bénéficieraient le plus à être dans un logement économe en énergie vers des logements moins efficaces.

À vous entendre, le Luxembourg souffre d’une allocation particulièrement inégalitaire des logements verts…

«L’analyse montre que les moins aisés sont les plus touchés par les contraintes financières et, par conséquent, sont ceux qui tireraient le plus parti d’un logement écologique. Les ménages dont les revenus sont corrélés aux prix de l’énergie se trouvent dans une position particulièrement précaire. Quand les prix de l’énergie augmentent, leurs revenus tendent à diminuer, ce qui les rend doublement vulnérables. Cela est particulièrement vrai pour les employés du secteur de la construction au Luxembourg, actuellement en difficulté avec des licenciements dus à la crise énergétique, à l’inflation élevée et à la baisse de la demande. Il aurait été grandement bénéfique, pour ces ménages, d’accéder à des logements plus économes en énergie.

Les subventions ciblées représentent une mesure directe et potentiellement efficace.
Diane Pierret

Diane Pierretprofesseure de financeUniversité du Luxembourg

À cette mauvaise allocation des logements verts s’ajoute un second dysfonctionnement: au Luxembourg, les acheteurs fortunés, souvent non résidents, se concentrent sur l’achat de logements neufs et verts, poussant leur prix à la hausse de façon disproportionnée. Pendant ce temps, le prix des logements moins efficaces sur le plan énergétique, généralement habités par des ménages moins aisés, n’augmente pas au même rythme. Cela crée un double fardeau pour ces ménages à faibles revenus: leur pouvoir d’achat immobilier ne s’améliore pas, tandis que l’accès aux logements verts devient de plus en plus coûteux.

Pour résumer, il y a là une inefficacité de marché qui pourrait justifier une intervention du gouvernement?

«Dans la mesure où ces dysfonctionnements conduisent à une diminution de la richesse globale et du bien-être social (welfare), une intervention sur le marché peut être justifiée. Il existe de nombreuses options d’intervention, et c’est là que la quantification des effets peut orienter les décisions: cela pourrait se traduire par des subventions pour l’achat de logements verts, destinées à certains ménages, par exemple.

Quels seraient, selon vous, les instruments de politiques publiques les plus à même de promouvoir l’adoption de logements verts?

«Les subventions ciblées pour l’achat de logements verts représentent une mesure directe et potentiellement efficace. Elles pourraient être plus spécifiquement orientées vers certains types de ménages qui en auraient le plus besoin. Une autre mesure pourrait concerner des restrictions quant à qui peut acquérir des logements verts, en particulier pour décourager les achats purement spéculatifs. Une initiative intéressante que le Luxembourg a mise en place pour lutter contre l’inflation et les surcoûts énergétiques est l’instauration d’un plafond sur les prix de l’énergie. Cela a permis d’atténuer l’impact de la crise énergétique sur les ménages les plus vulnérables. Bien que cette mesure ne favorise pas directement l’accès aux logements verts, elle représente une forme d’intervention publique bénéfique.

Il serait envisageable de moduler les exigences en fonds propres pour l’achat d’un logement en fonction de son efficacité énergétique.
Diane Pierret

Diane Pierretprofesseure de financeUniversité du Luxembourg

Quels seraient les ajustements possibles sur le plan de la régulation bancaire?

«Au niveau macroprudentiel, il serait envisageable de moduler les exigences en fonds propres pour l’achat d’un logement en fonction de son efficacité énergétique. Cela implique de revoir les règles relatives au ratio prêt-valeur («loan-to-value ratio») et au ratio prêt-revenu («loan-to-income ratio»), qui sont les exigences de capitaux propres pour les acheteurs. On pourrait également envisager une régulation différente pour les fonds propres requis des banques elles-mêmes.

Ou pondérer différemment les risques?

«Depuis Bâle 2, les banques centrales influencent l’allocation des prêts dans l’économie, principalement via le système des pondérations pour le risque («risk weights»). Ces pondérations sont conçues pour refléter le risque de crédit de l’emprunteur. Cependant, on pourrait aussi considérer le risque associé à la fluctuation de la valeur de marché de la maison, surtout si l’on anticipe une difficulté future à vendre des maisons avec de mauvais ratings énergétiques. Les banques, dans une certaine mesure, prennent déjà en compte la valeur de marché, mais cela pourrait être étendu pour intégrer les considérations environnementales et d’efficacité énergétique.»

Risque systémique et violon

Diane Pierret est née à Messancy (Belgique) en 1986. C’est une spécialiste en matière de banque, d’intermédiation financière, de risque de liquidité, de risque systémique, de réglementation et de politique monétaire. Elle est, depuis septembre 2019, professeure au département Finance de l’Université du Luxembourg. Elle a auparavant enseigné comme professeure assistante à HEC Lausanne ainsi qu’à la New York University Leonard N. Stern School of Business en tant qu’assistante de recherche. Passionnée de musique, elle est violoniste dans l’Orchestre de la place de l’Europe et a fait partie d’orchestres symphoniques en Belgique, en Suisse et aux États-Unis.

Des aides financières

Interpellé sur les conclusions de l’étude, le ministère de l’Environnement, du Climat et de la Biodiversité rappelle qu’il tente de couvrir en partie les possibilités de construction et de rénovation durable, respectivement le recours aux énergies renouvelables, par le biais de ses programmes Klimabonus: «À l’heure actuelle, ces aides financières ne dépendent pas des revenus du demandeur. Par ailleurs, un régime d’aides financières complémentaire du ministère du Logement et de l’Aménagement du territoire s’adresse aux ménages à faibles revenus.»

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de Paperjam paru le 27 mars 2024. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.  

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