Sissel Tolaas, vous être diplômée en chimie, mais aussi en mathématiques, en linguistique et en arts visuels… Comment vous êtes-vous intéressée aux odeurs et pourquoi ?
« Les humains ont cinq sens mais ne les utilisent pas de la même façon. La vue, en particulier, est réellement surdéveloppée par rapport à l’odorat dont on n’utilise que 20 % des capacités. Or, pour avoir une appréhension globale, une perception complète de ce qui nous entoure, il faut aussi tenir compte des odeurs. Mes connaissances en chimie me permettaient de comprendre la composition moléculaire d’une odeur. J’ai voulu reproduire les parfums liés à la météo, un sujet qui préoccupe beaucoup les Scandinaves. Pour une fois, je n’utilisais plus mon nez simplement pour inspirer et expirer, mais comme outil d’analyse. J’ai découvert que j’avais un odorat très développé. J’ai mis ensemble ces savoirs au service de l’exploration olfactive et de l’éducation à celle-ci.
C’est ainsi que vous avez commencé une collection d’odeurs ?
« Oui, il y a plus de 20 ans que j’ai commencé à répertorier les odeurs de tout ce qui nous entoure : les cheveux sales, les fleurs, le tabac, les poubelles, l’encre de machine, les feuilles mortes, les crottes de chien, l’asphalte, le melon, l’herbe coupée, le cheddar… J’ai rassemblé environ 10.000 odeurs du quotidien, sous la forme de répliques liquides qui sont rangées et classées un peu comme une bibliothèque.
Pour vous, il n’y a pas de hiérarchie dans les odeurs ?
« En général, les gens sont binaires en matière d’odeurs, ils ne considèrent que les ‘bonnes’ ou les ‘mauvaises’ odeurs. Mais en fait, les odeurs sont intimement liées à notre vécu. Nous respirons 27.000 fois par jour. À chaque inspiration, nous faisons entrer en nous des milliers de molécules qui réveillent dans notre mémoire des choses parfois enfouies, refoulées, oubliées et qui resurgissent. Nous sommes comme des bébés en matière d’odeurs, nous revenons à l’état d’êtres purs, émotionnels, primaires. Le nez, c’est le plus court chemin vers les émotions, l’inconscient, les désirs. Un extraordinaire champ d’expérimentation, encore vierge paradoxalement.
Pourquoi notre odorat est-il si peu éduqué, si vierge ?
« À cause de ce rapport aux émotions, les odeurs donnent lieu à des préjugés. C’est pour cela qu’il est si difficile de modifier la perception que nous en avons. Tout est une question d’éducation et de culture. Nous vivons aujourd’hui dans un monde désodorisé, pasteurisé et camouflé afin de nous protéger. Pourtant, cela nous prive de bien des informations importantes. Le marketing a réussi à coloniser un territoire laissé vacant par la science. On ne communique plus sur les odeurs qu’à travers l’industrie de la parfumerie.
Vous détestez les parfums ?
« Je n’ai rien contre le parfum. Mais une odeur contient des informations sur des situations et des personnes que l’on a le droit de connaître avant de choisir de les camoufler. Si nous parfumons tout machinalement autour de nous, y compris nous-mêmes, comment sommes-nous censés savoir qui nous sommes ? Personnellement, je ne porte pas de parfum, je n’utilise pas de bougie odorante. Mon identité olfactive est tout aussi unique que mes empreintes digitales… Je n’ai pas à la cacher.
Si la connaissance sur les odeurs est si mal partagée, comment la développer, comment avoir un vocabulaire commun ?
« Je pense qu’il est possible d’exercer notre nez afin de parvenir à l’utiliser aussi bien que nos yeux et nos oreilles. C’est encore une fois une affaire de culture, donc d’éducation. Je travaille avec des jeunes pour leur apprendre à reconnaître les odeurs et développer leur sens de l’odorat et beaucoup de mes interventions dans les musées vont dans ce sens : ouvrir l’esprit et les narines. Quant au vocabulaire commun, en effet, c’est compliqué puisque les odeurs renvoient à des émotions. C’est pour cela que, parallèlement à ma collection d’odeurs, j’ai inventé des termes nouveaux pour les désigner sans affect. C’est le Nasalo, avec des mots qui sortent les odeurs de leur contexte : GIISH est l’odeur de l’argent, JAMP de la tarte aux pommes, MUQUN, celle des fruits crus…
Justement, vos installations, interventions et performances dans le champ de l’art contemporain ont de quoi dérouter, parfois amuser, parfois choquer…
« Ce qui concerne le nez relève en grande partie de l’enfance, à un moment où l’on n’a pas encore intégré différents codes sociaux. L’ironie, l’humour, le côté léger et joyeux vont de soi pour moi. Je pense qu’on retient mieux en riant. Et la provocation… oui, c’est utile pour faire passer le message. Quand je me suis ‘parfumée’ avec Guy # 7, une odeur de transpiration masculine, j’ai pu observer les réactions des gens, j’ai pu leur expliquer qu’ils ressentaient une sorte de trahison parce qu’ils s’attendaient à une fragrance féminine et non à des phéromones masculines. Je suis persuadée qu’en acceptant l’odeur de son voisin, on peut changer l’humanité.
Tout en fustigeant l’usage des parfums masquants et la mainmise du marketing, vous avez travaillé pour différentes marques (Louis Vuitton, H & M, Ikea, Estée Lauder, Mercedes-Benz). N’est-ce pas une contradiction ?
« Quand, chez Henkel (fabricant de lessive, ndlr), je finis ma conférence en offrant des savons parfumés à la sueur ou quand, pour Daimler, je propose une odeur d’accident de voiture, avec du sang, de l’essence et du pneu brûlé, je ne suis pas dans la contradiction… Mais bien sûr, je sais que les marques se servent de moi pour avoir bonne conscience. Ce sont elles qui me permettent de développer mes recherches pour d’autres projets.
Parmi vos autres projets, les SmellScapes, sorte de cartographies odorantes des villes, sont impressionnantes. Comment travaillez-vous ?
« Pour chaque ville, la méthodologie est la même : je choisis un ou plusieurs quartiers dans lesquels je renifle tout ce qui me semble emblématique des lieux. Je vérifie que les odeurs sélectionnées sont présentes à long terme avant de les dupliquer, et je dessine progressivement une géographie d’odeurs urbaines pour faire réagir les habitants.
Vous faites aussi réagir quand vous créez des fromages à partir de bactéries humaines…
« C’est un travail mené avec la Harvard Medical School autour de la question de la phobie des bactéries qui sont pourtant indispensables à la vie. En répertoriant les bactéries humaines naturelles et celles des fromages, j’ai vu tant de similitudes que j’ai décidé de passer le cap : j’ai fabriqué un fromage avec celles de mon nez ou de mes aisselles. À l’odeur, des critiques gastronomiques ont tellement aimé qu’ils ont voulu y goûter… Jusqu’à ce que je leur indique la provenance… »
Sissel Tolaas sera l’invitée de Design Friends pour une conférence, le 16 octobre à 18 h 30 au Mudam.