335 sociétés civiles immobilières (SCI) ont été créées depuis le début de l’année au Luxembourg (chiffre arrêté au 15 novembre). C’est beaucoup?
Denis Colin. – «Pour le Luxembourg, oui. Une société civile peut avoir un objet qui est mobilier ou immobilier. Souvent, on parle de sociétés civiles immobilières, notamment en France, parce que les sociétés civiles sont constituées, pour l’essentiel, afin de détenir de l’immobilier. Il y a une petite spécificité luxembourgeoise: on constitue des sociétés civiles pour détenir autre chose que de l’immobilier, et notamment des objets mobiliers, plus exactement des voitures. Il y a un vrai phénomène. La société civile est le corps juridique créé par deux personnes au moins pour détenir quelque chose en bon père de famille. Avec un “i” derrière, soit pour détenir de l’immobilier, mais pas de manière commerciale, soit pour détenir des objets mobiliers, comme une collection de tableaux, même si on en revend un ou deux de temps à autre pour en acheter de plus beaux. Beaucoup d’étrangers se dotent de cette structure légère pour immatriculer des voitures au Luxembourg. Ce qui explique entre un très bon tiers et la moitié des créations de sociétés civiles. Mais c’est vrai qu’à l’échelle du Luxembourg, il se crée beaucoup de sociétés à vocation immobilière.
Qu’est-ce que cela procure comme avantage d’avoir une SC pour une ou plusieurs voitures?
«Il faut vérifier la légalité finale, mais cela permet d’abaisser les taxes d’immatriculation. Aujourd’hui, quand vous voulez immatriculer un véhicule neuf à grosse cylindrée en France, par exemple, il y a des taxes de mise en circulation qui sont hors de prix. Le fait de la détenir dans une société civile (SC) fait que le véhicule est immatriculé au Luxembourg et les taxes liées à l’immatriculation sont beaucoup plus faibles.
Entre les deux SC, mobilière et immobilière, quelles sont les différences?
«Théoriquement, l’objet social. Les gens vont souvent en faire un objet fourre-tout, et parfois ne même pas l’appeler société civile immobilière, mais société civile. Mais si les choses sont bien faites et que c’est seulement pour une ou des voitures, on va le dire dans l’objet.
On pourrait créer une SC pour la collection de timbres à 113 millions d’euros de la famille royale d’Angleterre? Pour des tableaux? Des bijoux? Des fusils?
«Voilà! Ça pourrait être de la détention de tout bien, l’essentiel est que le but soit civil. Détenir dans l’intention de conserver, éventuellement de louer, parfois de revendre pour acheter un bien de nature équivalente. Par contre, pas question dans l’objet d’avoir des activités commerciales, d’acheter dans l’intention avouée ou inavouée de revendre à court terme pour réaliser une plus-value.
Court terme, ça veut dire quoi? Pour un tableau, par exemple?
«En immobilier, c’est cinq ans. Pour un tableau, ce qui va être plus déterminant, ce que le juge va éventuellement chercher à savoir, c’est quelle est votre intention au moment de l’achat. Cinq ans, c’est un “indicateur révélateur”, mais quand bien même vous détiendriez un bien depuis moins de cinq ans, mais que vous pourriez prouver que votre intention au moment de l’achat n’était pas la revente, vous échapperiez à la commercialité. C’est un procès d’intention.
C’est subtil…
«C’est pour cela qu’on va regarder la “vitesse de rotation du stock”. Est-ce que, sur l’ensemble du stock, on a une rotation qui est plutôt celle d’un commerçant ou plutôt celle d’un père de famille? Bien sûr, pour faire vivre une collection, il faut revendre de temps en temps. L’acte de revente n’est pas interdit, mais il doit être accessoire. La réalité est que ce public finit souvent par ajouter la voiture de son voisin, puis de son ami. Ça achète et ça vend. La vitesse de rotation des biens détenus peut être telle que la société civile va devenir commerciale. L’administration fiscale va dire: “Non, sous un habit civil, vous avez une activité commerciale.” Ce qui fait évoluer les règles fiscales.
Comme pour la TVA?
«Oui, par exemple. Si les biens sont des voitures, la fiscalité change et il y aura la détermination d’un bénéfice commercial et l’obligation d’une tenue comptable de commerçant. En cas de faillite, la responsabilité des associés serait celle des commerçants. Cette société civile immobilière, si elle a une activité commerciale, devrait demander une autorisation d’établissement au ministère de l’Économie. L’administration fiscale en ferait le constat, et vous devriez alors aller voir le juge pour contester ce constat! Le deuxième constat serait donc fait par le juge commercial. Car on assiste en effet à des requalifications de sociétés civiles en sociétés commerciales. En cas de faillite, la responsabilité des associés est beaucoup plus facile à engager si l’activité est commerciale.
Pourquoi?
«La responsabilité des associés d’une société civile est illimitée. Si vous et moi créions une société, la responsabilité serait illimitée, mais pas solidaire. Si on crée une SC à trois, A détient 80%; B, 10% et C, 10%. En cas de faillite, qui est responsable de quoi? Avec la SCI, les trois personnes sont responsables à parts viriles, chacun à un tiers des dettes, celles-ci étant divisées par le nombre d’associés. Les créanciers vont devoir poursuivre chaque associé pour le tiers qui lui est attribué. S’ils arrivent à démontrer que l’activité de la SC est commerciale, ils vont activer la responsabilité solidaire. Chacun est responsable de toutes les dettes, donc les créanciers peuvent s’attaquer à l’un des trois. À C parce qu’il est le plus riche. C peut ensuite engager une action secondaire pour être remboursé. On voit des requalifications dans le domaine de la promotion immobilière, les avocats ont tendance à mettre en avant la commercialité de l’activité pour mettre en œuvre la solidarité.
Si une société civile n’a pas vocation à faire des bénéfices, comment pourrait-elle faire faillite? J’achète des tableaux, je ne peux pas faire faillite…
«Oui, en théorie. Une société civile qui achète vraiment pour détenir a peu de chance de faire faillite, ou alors c’est effectivement révélateur d’une activité commerciale menée en sous-main. Mais on peut très bien imaginer le cas d’une SCI qui détient un bien immobilier: le bien immobilier flambe, il n’était pas assuré et il y avait un emprunt bancaire. La banque va quand même réclamer son argent. Le bien a toujours de la valeur grâce à son terrain. La SCI sera en état de faillite. La faillite est strictement réservée à l’activité commerciale. Pour pouvoir saisir les gens, il faut pouvoir démontrer que le droit commercial s’applique. J’ai déjà vu des personnes faire refaire leur toiture, pour finalement se rendre compte que cela coûte une fortune. Ils ne paient pas le charpentier. Ce dernier, sans dire que la société est en faillite, doit aller s’adresser à chacun des associés.
Ça peut être un piège, non?
«Dans mes cheminements et mes lectures, quelque chose m’a particulièrement effrayé. C’est le privilège de l’administration. Dans la loi générale de l’impôt, il existe une disposition qui dit que si on est associé dans une société civile, l’administration peut notifier un bulletin d’imposition à un seul des associés avec effet contre tous. En reprenant notre exemple à trois associés, l’Administration des contributions traite le dossier, envoie par courrier simple le bulletin d’impôts à C, qui oublie d’en parler aux deux autres. Alors que ce bulletin comporte des redressements, le délai pour réclamer s’écoule. On ne peut plus rien faire. La société civile est transparente. Elle détermine un montant d’impôt reporté par quote-part auprès de chaque associé. Un associé peut être concerné par un impôt sans jamais en avoir été notifié. L’autre risque à s’associer dépend de la configuration que vous souhaitez me proposer. Pour immatriculer un véhicule au Luxembourg, mais sans avoir un associé, par exemple. Je fais alors office d’associé complémentaire, vous prenez 999 parts et j’en prends une pour vous arranger. Je suis un petit associé, mais je prends 50% des responsabilités au nom de la part virile. Si vous ne payez pas la voiture, le vendeur va m’envoyer une facture parce que je dois m’acquitter de 50% du véhicule. Ça peut être piégeux!
Il y a un troisième risque. Pourquoi fait-on une société civile immobilière? Vous et moi avons vu une belle affaire pour investir. Nous achetons l’immeuble que nous détenons à 50% chacun. Il faut faire attention au moment de rédiger les statuts. Car on peut constituer une société pour une durée limitée ou illimitée. La créer pour une durée illimitée permet de ne pas oublier de la renouveler. À tout moment, l’un d’entre nous peut demander la liquidation de la société, puisque nul ne peut être tenu de rester en indivision. De ce fait, ça ne sert à rien de se mettre en société. Il faut donc créer la société pour une durée limitée, de 50, 60 ou 90 ans.
Le bien dont on parle est forcément sur le territoire du Luxembourg?
«Non! C’est une détention immobilière! Nue ou meublée. Le fait de détenir des biens meublés ne fait pas, à la différence des autres pays, que vous êtes réputé avoir une activité commerciale. Ce n’est pas le cas au Luxembourg.
Que recherchent ceux qui s’y intéressent pour un bien immobilier?
«Fiscalement, les avantages liés à l’organisation d’un patrimoine par une société civile immobilière sont à la marge. Véritablement à la marge! Parce que c’est un outil qui est transparent. Vous ne faites que décompter des revenus en commun transmis par quote-part des associés. Il n’y a pas de régime propre à la SCI, contrairement à d’autres pays. Comme en France, où on peut opter pour l’impôt sur les sociétés (IS). Vous créez une SCI et changez de régime, l’IS, une option définitive. La règle fiscale des sàrl et des SA sera alors appliquée, et présente en France un intérêt fiscal particulier sur les possibilités d’amortissement. Sauf à la marge, dans des situations très particulières. À titre d’exemple, la première est qu’en général, il n’y a pas de droits de succession en ligne directe au Luxembourg. Mais si vous êtes résident luxembourgeois, que vous décédez et que vos héritiers sont en France, il y a des droits de succession. C’est malheureux, mais ce n’est pas criminel, dans le sens où il n’y aura pas de double imposition. Mais il y a un cas dans lequel le Luxembourg impose les successions: c’est le cas où un non-résident reçoit en héritage un bien immobilier situé sur le territoire luxembourgeois. Il y a imposition et c’est particulièrement cruel, parce que cette succession sera aussi imposée en France si l’héritier est français. Les personnes qui sont dans cette situation doivent loger tout cela dans une société civile immobilière. Ce ne serait plus le bien immobilier qui serait l’objet de la succession, mais les parts sociales de la SCI. L’administration regarderait ces parts sociales comme des valeurs mobilières et l’héritier échapperait à cette imposition au Luxembourg.
Pour un couple qui achète, je ne vois honnêtement pas de valeur ajoutée à détenir le bien par une SCI plutôt qu’en indivision dans le couple.
Cela ne sous-entend pas que l’on fasse rentrer l’héritier, du vivant de celui dont il héritera, dans la SCI?
«Non. Si vous ne prenez pas de dispositions, le non-résident sera exposé aux droits de succession s’il reçoit de l’immobilier en direct. C’est le seul cas fiscal. Il y en a un deuxième, lié à l’impôt sur la fortune immobilière en France, où le fait de détenir de l’immobilier situé en France par une SCI pourrait faire, selon certains experts, échapper le bien détenu à des Luxembourgeois. Ce n’est pas stable. Il y a un petit oubli dans la convention fiscale, car les sociétés à prépondérance immobilière n’ont pas été rattachées à l’immobilier au sens général. Oubli qui sera corrigé tôt ou tard. Quand vous organisez une détention immobilière, il faut s’interroger sur la pérennité des textes. Ces deux cas ne sont pas des situations qui sont, à mon avis, amenées à perdurer de manière infinie. Ça ne durera pas 10 ans.
Prenons un couple qui détient un bien immobilier commun. Quel est leur intérêt? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux régler cela chez le notaire?
«Pour un couple qui achète, je ne vois honnêtement pas de valeur ajoutée à détenir le bien par une SCI plutôt qu’en indivision dans le couple.
À quoi sert la SCI, du coup?
«Fiscalement, à presque rien. Elle ne sert qu’à créer un cadre libéral dans lequel on peut organiser notre acquisition en commun d’un bien immobilier. Si on fait de l’histoire, ça a été un outil fiscalement très intéressant. Il y avait un système qui permettait de tout exonérer avec une société civile immobilière. Il suffisait de faire détenir de l’immobilier, une SCI via une société de gestion de patrimoine familial (SPF), c’était simple comme tout. La SPF est exonérée d’impôts, mais son activité est très limitée. Avec une SCI, elle pouvait détenir des valeurs mobilières. C’était d’une simplicité biblique et d’une efficacité redoutable… mais il y a l’abus de droit. L’abus de droit est la correction ultime du juge fiscal sur les montages très efficients, qui n’ont été construits que dans une perspective d’échapper à l’impôt. Cela a pris fin il y a deux ou trois ans. La loi de finance a précisé que les SPF ne pouvaient plus détenir de SCI. C’était tellement facile que cela exposait au risque d’abus de droit. Le juge qui reprochait à quelqu’un d’emboîter les deux outils sans aucune réalité économique, juste pour l’impôt, le sanctionnait pour abus de droit.
Ça veut dire que dans la nouvelle formule…
«Dans la nouvelle formule, il n’y a pas d’avantages fiscaux.
C’est ténu. Pourquoi les gens le font-ils quand même? Est-ce qu’ils ont raté l’évolution d’il y a deux ans?
«C’était tellement facile qu’il y avait quand même des conseils, dont je faisais partie, qui recommandaient à leurs clients de ne pas y aller parce qu’ils risquaient d’être rattrapés par l’abus de droit. Ils y vont pour des raisons juridiques, pour tricoter un cadre de détention astucieux et personnalisé de leur bien immobilier. Ce que je vois aussi, ce sont de gros patrimoines familiaux qui sont répartis dans des SCI et chacun des enfants a des proportions différentes dans chaque SCI. 80% pour l’un, ses frères et sœurs 10% dans celle-ci, alors qu’il aura 60% et ses frères et sœurs 40% dans celle-là. Les parents prennent la précaution de dire que les enfants sont propriétaires de l’intégralité du patrimoine, mais la SCI a été créée pour qu’ils en soient les gérants et le gérant est irrévocable. Il ne peut y avoir changement de gérant que pour cause de décès.
Sans avoir besoin d’aller chez le notaire?
«Pour créer la SCI, vous n’êtes pas obligé d’aller chez le notaire. Vous me rencontrez, on établit les statuts, on se rend au Registre du commerce, on indique qui sont les associés, qui est le gérant, comment ça se gère, etc. Ensuite, admettons qu’on ait créé une société civile immobilière, puis qu’on identifie notre immeuble de rapport. On va alors chez le notaire. Ce n’est pas nous qui achetons, mais la SCI, si le gérant a assez de pouvoir pour le faire. Demain, vous pourriez vendre vos parts dans la société civile immobilière. À qui? À une troisième personne. Mon seul privilège est de dire que je ne veux pas de cette troisième personne. Vous pouvez vendre vos parts sociales sans aller voir le notaire. Ce faisant, cette troisième personne rachète 50% de l’immeuble et 50% de la dette qui y est associée. Nous pourrions même vendre les 100% de la SCI, sans aller chez le notaire.
Sans compter la notion de «croupier»…
«C’est prévu par le Code civil, étonnamment. La convention de croupier stipule que j’ai le droit de figurer dans les statuts, pour représenter les parts et bénéficier de tous les droits patrimoniaux rattachés à ces parts sans que votre nom figure, même quand je vous les ai cédées par convention. Le véritable détenteur des parts n’apparaît pas. Notamment pour faire échec au problème d’agrément, quand quelqu’un n’est pas d’accord pour que vous vendiez vos parts à une troisième personne. Dans la société, le gérant n’aura affaire qu’à vous, sans avoir à discuter avec la troisième personne.
Les évolutions montrent que la jurisprudence finit par dicter l’usage, non?
«En 2002, la loi a changé. Mais 15 ans auparavant, la pratique fiscale avait aussi changé, et l’Administration de l’enregistrement retoquait systématiquement les transmissions de parts sociales. Elle considérait que la transmission de parts sociales d’une société à dominance immobilière était la transmission du bien immobilier, et donc qu’elle devait percevoir ses droits d’enregistrement. Elle taxait systématiquement. Les recours formés par les propriétaires étaient inopérants: le juge allait dans le sens, dès 1984, de l’administration fiscale. De 2002 à 2020, il y avait un intérêt fiscal pour les contribuables les plus audacieux à détenir une SPF et une SCI.»
Cette interview a été rédigée pour l’édition magazine de parue le 23 novembre 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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