À gauche: Etienne de Callataÿ, cofondateur d’Orcadia Asset Management. À droite: Alan Picone, associé et responsable du marché de la gestion d’actifs chez KPMG Luxembourg. (Photos: Matic Zorman/Maison Moderne/Archives/KPMG)

À gauche: Etienne de Callataÿ, cofondateur d’Orcadia Asset Management. À droite: Alan Picone, associé et responsable du marché de la gestion d’actifs chez KPMG Luxembourg. (Photos: Matic Zorman/Maison Moderne/Archives/KPMG)

Porteuse d’opportunités pour le secteur financier, l’évolution des priorités géopolitiques en Europe soulève également la question de l’intégration des investissements de défense dans une approche durable. Les clients ne se laissent pas convaincre si facilement.

Les banques commerciales vont-elles contribuer à réhabiliter la défense européenne? Le revirement à 180 degrés de Belfius pourrait le laisser penser. Après des années d’exclusion stricte, la banque publique belge a assoupli en janvier sa politique de crédit pour le secteur de la défense. Elle autorise à nouveau le financement de biens militaires, sauf pour les armes controversées, pour les entreprises belges. Cette évolution touche d’abord les portefeuilles en gestion discrétionnaire et les conseils en investissement. Puis elle s’étendra à certains fonds.

Des discussions ont lieu au sein de la Fédération bancaire européenne pour préciser la position du secteur bancaire européen sur ce sujet. «Ce que nous pouvons déjà dire, c’est que le cadre de la finance durable de l’UE est compatible avec l’investissement dans la défense», déclare l’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL).

Il n’existe aucune restriction au financement d’un secteur particulier, selon l’association. «Les investissements dans la défense, comme dans tout autre domaine, doivent être évalués au cas par cas. Seules les armes controversées font l’objet de réglementations juridiques spécifiques. La décision revient donc aux banques, en fonction de leur stratégie RSE (responsabilité sociétale des entreprises) et de leur gestion des risques, ainsi qu’aux clients, qui choisissent librement d’inclure ou d’exclure ce secteur de leurs investissements.»

De grands acteurs du private equity investissent depuis longtemps dans ce type de stratégie.
Alan Picone

Alan PiconeassociéKPMG

Cela laisse entrevoir des opportunités pour la Place. «La question de la défense européenne devenant une question stratégique, mais également un potentiel sujet industriel, les flux financiers transfrontaliers jouent un rôle essentiel dans ce type de projets. Ainsi, la place financière luxembourgeoise en tant que hub permettant de mobiliser des flux financiers pour des projets importants pour l’avenir de notre continent peut jouer un rôle important dans ce contexte», souligne l’ABBL.

Contactée également, l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi) n’a pas souhaité s’exprimer, jugeant «un peu prématuré» de prendre position. Associé et responsable du marché de la gestion d’actifs chez KPMG Luxembourg, Alan Picone constate en tout cas l’intérêt croissant du marché. «On observe une forte dynamique, tant du côté de l’offre que de la demande, pour des véhicules thématiques ou des fonds liés à la défense», note-t-il.

Ce mouvement s’appuie sur un socle existant: «De grands acteurs du private equity, comme Carlyle ou Advent, investissent depuis longtemps dans ce type de stratégie. Cela répond notamment aux besoins de diversification des portefeuilles institutionnels.» Mais la tendance s’étend aujourd’hui au-delà des seuls professionnels. «Les efforts récents pour rendre certains produits accessibles au public – ce qu’on appelle la retailisation – devraient bientôt inspirer des stratégies similaires pour les investisseurs individuels.»

Menace sur le pilier S

L’intégration des investissements de défense dans une approche durable n’en interroge pas moins le monde financier. Alan Picone estime que cette évolution est à la fois inévitable et déjà à l’œuvre: «La réglementation en matière de durabilité est en constante évolution. Elle n’est ni figée ni définitive. La géopolitique est maintenant au cœur de cette transformation.»

L’expert observe ainsi des réflexions pour intégrer dans une logique ESG. «Beaucoup d’industries concernées – notamment dans les technologies ou la cybersécurité – ne sont pas incompatibles avec une approche durable. La réglementation actuelle permet déjà une analyse au cas par cas, sans interdiction systématique», déclare-t-il, au diapason de l’ABBL.

Au-delà de l’évaluation individuelle des projets, c’est peut-être la définition même des critères ESG qui mérite d’être réinterrogée. «Certains estiment que sans action face aux menaces actuelles, c’est le pilier social – le S – qui pourrait être compromis. Dans ce contexte, les investissements en défense servent de leviers pour la résilience sociale. Ils s’inscrivent ainsi dans les objectifs ESG.»

Je constate peu d’enthousiasme à intégrer l’armement dans des portefeuilles responsables.
Etienne de Callataÿ

Etienne de CallataÿcofondateurOrcadia Asset Management

Pour le responsable de KPMG, intégrer ces nouvelles stratégies dans les chaînes d’investissement est assez simple: il suffit de lancer de nouveaux produits ou d’adapter des approches déjà en place. Le véritable enjeu se situe ailleurs, dans le positionnement stratégique des organisations. «Souhaitent-elles être motrices, attentistes ou en retrait? Ces choix, souvent dictés par des considérations de réputation, sont au cœur des réflexions actuelles.»

Etienne de Callataÿ a choisi son camp: en retrait. Le cofondateur d’Orcadia Asset Management, une société luxembourgeoise de gestion patrimoniale focalisée sur l’investissement responsable, admet avoir été interpellé par quelques clients récemment. «Ils nous ont posé des questions sur l’exclusion de l’armement de nos portefeuilles. Mais cela reste très marginal, en dessous de 1% de notre clientèle», précise-t-il.

L’économiste insiste: il y a demande et demande. «Aujourd’hui, il y a surtout celle des entreprises du secteur de la défense qui cherchent du crédit pour étendre leurs capacités de production. Et la réponse se trouve du côté des banques comme Belfius. En gestion d’actifs, bien sûr, certains clients voient un devoir ‘éthique’ de financer l’effort de défense, d’autres identifient une opportunité de rendement… Mais dans l’ensemble, je constate peu d’enthousiasme à intégrer l’armement dans des portefeuilles responsables, tant chez les clients particuliers qu’institutionnels.»

Alignement sur l’indice MSCI

Et de rappeler que la majorité des gestionnaires s’en remettent aux grands fournisseurs d’indices ESG comme MSCI, qui continuent à exclure le secteur de l’armement de leurs méthodologies. «Tant que ces référents ne changent pas leurs critères, nous maintenons cette exclusion. Cela n’empêche personne, individuellement, de compléter ses investissements à titre personnel. Mais en ce qui me concerne, je reste partisan d’une définition exigeante de l’investissement responsable, et donc d’une exclusion des armes.»

Étienne de Callataÿ déplore une certaine instrumentalisation du débat. «Dans certains cercles économiques ou politiques, on accuse l’investissement responsable d’avoir affaibli l’Europe face à la Russie. Comme si ne pas avoir investi massivement dans des usines d’armement était responsable de l’invasion de l’Ukraine ou de notre vulnérabilité stratégique. C’est une accusation absurde. Même si vous et moi avions investi dans ce secteur, cela n’aurait en rien dissuadé l’agression russe, ni changé significativement la capacité de résistance ukrainienne. Il faut cesser de faire de l’ESG un bouc émissaire.»

(Quel rôle la Banque européenne d’investissement entend-elle jouer dans cette discussion? Découvrez les explications de son vice-président, Robert de Groot, dans un second volet.)