Élodie Viau doit être une pile électrique. Levée très tôt, la nouvelle directrice des télécommunications et des applications intégrées de l’Agence spatiale européenne (ESA) lit tout et envoie message sur message aux membres de son équipe, alors que le soleil n’est pas levé, et la lune pas couchée. L’Europe doit aller vite, répète-t-elle. Pas trop vite. Mais vite.
Ça fait quoi, une directrice des télécommunications et des applications intégrées de l’Agence spatiale européenne?
Élodie Viau. – «Mon département a un champ d’activité très large, de la technologie aux services, produits et applications. Il y a de la technologie qui peut être au niveau des équipements du futur, l’innovation de rupture, jusqu’aux infrastructures système dans les partenariats publics-privés avec des sociétés commerciales ou des institutions. Dans le secteur des télécoms, nous regardons vraiment à la fois le marché privé et le secteur institutionnel des 22 États membres de l’Agence spatiale européenne. Nous sommes là pour booster le développement du secteur commercial en Europe. Pour les applications et les services, en plus des 200 personnes de mon service, nous avons un réseau d’incubation, 60 localisations en Europe, où nous avons des bureaux, avec des task forces locales, qui sont là pour aider des entreprises, des start-up ou autres, même non membres de l’ESA. Nous sommes responsables de l’avancée de leurs projets, de les guider, de les financer – ce qui n’est pas la partie la plus importante –, en complément du soutien technique et entrepreneurial et de l’accès à notre réseau.
L’innovation peut arriver à des niveaux très différents, de la technologie aux infrastructures de l’espace, ou dans les services et les applications.
Vous avez une influence, donc, sur ce qui se développe, ou non? Mais c’est très important d’avoir accès à des technologies en «very early stage». Comment gérez-vous la dualité?
«C’est très important de comprendre qu’il y a deux niveaux: le premier nous permet de financer selon des thématiques, selon trois lignes stratégiques. La première est la 5G-6G, la deuxième est sur la communication optique, et la troisième est sur la sécurité de l’espace. Même dans ces thématiques, nous sommes en contact avec le secteur non spatial. Par exemple, nous soutenons l’industrie automobile pour développer des solutions qui utilisent la 5G pour la voiture autonome. Plus la voiture est autonome, plus c’est important d’avoir un lien avec l’espace qui amène la sécurité. Si vous êtes dans un environnement 5G et que votre voiture est autonome, il n’est pas possible de perdre de la connectivité entre deux zones géographiques… Il faut un système de sauvegarde depuis l’espace. Ou bien vous avez des capteurs qui sont installés sur la route. Et l’espace est la manière la plus efficace de s’assurer que la voiture a l’information essentielle en temps réel.
Donc, c’est vrai, l’ESA a une influence sur le paysage politique et public. Nous devons être attentifs aux nouvelles technologies, aux nouvelles tendances, ce à quoi nous croyons. Par exemple, pour la 5G-6G, je crois que la mobilité ou la logistique sont proches de la maturité, alors qu’il y a d’autres secteurs qui requièrent de l’attention, comme l’éducation ou la télé-éducation.
Nous devons garder une certaine flexibilité pour nous adapter à l’environnement des changements. Nous parlons de Covid. Il y a eu une série d’innovations auxquelles nos équipes ont apporté du soutien pendant cette crise. Nous voyons que le prochain challenge sera le climat ou la transformation digitale de la société.
À propos de l’industrie elle-même, nous sommes là pour aider le marché. Les entrepreneurs viennent nous voir avec leurs idées. Ce n’est pas que dans un sens, de l’ESA vers le marché. En 15 ou 16 ans, nous avons ainsi soutenu plus de 1.000 start-up, et ces start-up viennent avec leurs idées de dingue, et c’est ce que nous voulons. Qu’elles les pitchent à mon équipe, qu’on puisse les évaluer, sur le plan du business et de la technologie. Nous devenons l’oncle ou la tante de ces sociétés. On les aide à croître et à enregistrer des succès. Le succès peut être une question d’argent, une question d’emplois qu’elles créent, ou même d’impact qu’elles ont sur la société. J’ai un exemple d’une start-up qui a beaucoup de localisations un peu partout dans le monde. C’est un aussi un succès, parce que ça montre que, de l’Europe, nous pouvons avoir un état d’esprit innovant. Parfois, ils viennent avec des choses que nous n’aurions jamais imaginées!
Comment vous les jugez, ces nouvelles idées? Par exemple, le chiffrement de la communication par la lumière, développé chez votre ancien employeur, SES, est très en avance.
«Je crois que vous devez avoir la capacité d’écouter les gens. De les écouter vraiment. Écouter est une compétence-clé. Quand vous prêtez attention à ce qui se passe dans le monde, vous voyez finalement ces tendances. Ce travail sur l’optique a commencé il y a quatre ans, avec Ibisa.
Au début, nous avons commencé à un niveau technologique, et pas avec la volonté de développer un service. Pour la distribution de clé chiffrée pour rendre sûre la communication, nous pouvons observer de plus en plus de hacking d’ordinateurs, qui sont de plus en plus performants. Vous commencez à vous demander comment répondre au risque de hacking. Inventons une solution! Vous répondez par la technologie ou par la réponse au problème. Ils viennent avec des idées sur l’IA, sur le cloud ou sur la 6G – alors que la plupart du temps, les gens me demandent: ‘C’est quoi la 6G?’. C’est comme si on m’avait demandé avant l’essor des ordinateurs ce qu’était un ordinateur!
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La solution n’est pas forcément spatiale! Pour la clé de chiffrement, je suis récemment allée voir Post, et nous développons de nouveaux services avec eux. Il faut parler avec les autres, être connectés.
Chaque matin, je passe deux à trois heures à lire les infos et j’envoie des dizaines de liens à mon équipe. C’est ma manière de surveiller le marché. Être curieux.
Cette semaine, j’étais à une réunion avec Air Liquide. Où est le rapport entre les télécoms et Air Liquide? Si vous n’écoutez pas d’autres champs, vous ne verrez jamais rien. Maintenant, nous allons monter des partenariats autour des données ou de la gestion de l’internet des objets, de la santé. Vous saviez que 20% de leurs revenus sont issus de la santé? Je l’ignorais.
C’est le même processus que les start-up. Idéation, bootstrapping… À la différence des États-Unis et de la Nasa, beaucoup de start-uppers savent qu’à la fin, ils ont une chance d’obtenir un contrat avec l’Agence spatiale américaine. Sommes-nous capables, en Europe, d’assurer à ces jeunes entrepreneurs qu’à un certain point, ils pourront vendre leurs technologies à l’ESA? À la France? Que vous serez leur client?
«C’est essentiel pour eux d’avoir un client. Pas totalement immédiat. Mais oui! Avec un exemple que j’aime bien citer: ClearSpace. C’était une start-up en Suisse, dans un incubateur. Aujourd’hui, l’ESA a lancé une compétition ouverte, que cette start-up a remportée. Ils vont développer la solution pour lutter contre les débris en orbite. Évidemment, ce ne sera pas le cas pour toutes les start-up.
[Ce que nous ferons, à l’échelle locale, ce n’est pas réinventer la roue, mais les mettre en relation avec des partenaires locaux, comme le Technoport. Nous essayons aussi de rendre plus facile l’accès aux financements de l’ESA pour ces start-up. Puis, nous les mettons en contact avec les industriels de chaque pays, en fonction du profil de la start-up.]
Pour cela, nous essayons aussi de construire des ponts avec la Commission européenne pour intéresser d’autres secteurs d’activité, des partenaires privés. Aux États-Unis, certains marchés sont verticaux, c’est plus facile.
Est-ce qu’on pourrait être d’accord pour dire que c’est plus compliqué en Europe, parce qu’il existe malgré tout des egos nationaux, parce que le marché européen est très fragmenté? Les discussions budgétaires de l’ESA en sont un très bon exemple chaque année…
«Ma perspective est qu’il est exact que le marché est fragmenté et que nous avons des fleurons nationaux, mais nous voyons que, lorsque nous voyons une technologie ou un service intéressant, tous les autres vont la/le regarder. C’est naturel de vouloir promouvoir son pays.
Quand on travaille au Luxembourg, on le comprend mieux que les autres. Quand vous vivez au Luxembourg, vous savez que le Luxembourg veut rester Luxembourg, mais son charme vient aussi de ce qu’apportent les frontaliers et les non-Luxembourgeois. Tout le monde amène ses idées et challenge l’innovation. L’Europe est un peu comme le Luxembourg, pour l’espace. Mais je ne vais pas cacher qu’il faut faire un effort pour montrer aux gens pourquoi ils ont intérêt à travailler ensemble. Ce n’est pas différent aux États-Unis. Les États-Unis ne sont pas un pays unique et homogène!
Que conseilleriez-vous de regarder comme étant LA tendance? Le projet le plus excitant?
«Ce que je trouve passionnant est… probablement deux choses. Notre économie, qui devient digitale. Les gens ont des téléphones, des données et accès à des milliers de données. Je crois que, dans différents secteurs, ces données vont devenir de plus en plus importantes, comme dans le cas de la voiture autonome, et que ces technologies vont utiliser le satellite pour avoir des données à bord.
Il y a aussi la tendance de la digitalisation elle-même. Le Luxembourg a le List, en train de construire un ‘digital twin’, capable d’analyser différents éléments de la santé, de la mobilité ou de l’énergie. Les gens vont avoir prochainement des appareils de surveillance de ce type chez eux. Cela les aidera à résoudre de nombreux problèmes de leur vie de tous les jours, surtout dans des périodes de crise, comme celle du Covid-19 ou la crise climatique. Ils pourront surveiller leur consommation d’énergie. Ces appareils auront vraiment besoin de 5G ou de 6G pour être sûrs et dignes de confiance. Pour l’instant, ce n’est peut-être pas très tangible, mais ça va venir, y compris pour les capteurs dans la vie de tous les jours.
Ce qui ne nous rend que plus dépendants… Aujourd’hui, personne ne se souvient de cinq numéros de téléphone enregistrés dans son smartphone…
«Peut-être, mais c’est une question d’usage et d’éducation. Pas un problème de technologie en soi. Si vous ne voulez pas être esclave de votre smartphone, éteignez-le! En ces périodes de Covid-19, ne pas avoir de téléphone, vous imaginez?
Où sont les challenges que vous vous préparez à affronter dans vos nouvelles fonctions?
«Un d’entre eux, c’est le temps. Nous devons aller vite. Nous devons être exactement dans le temps de l’industrie. Nous devons trouver des solutions que le public et les institutions ne trouvent pas trop lentes, et être en phase avec l’industrie. C’est un challenge-clé. Je suis venue à l’ESA du secteur industriel pour résoudre cette question. Nous pouvons rendre le public plus rapide. Nous ne devons pas être trop rapides, mais dans le bon tempo. Et gommer l’image que l’ESA et les institutions ont de la bureaucratie, trop lente. Ce n’est pas vrai.
Est-ce que la Chine est un «danger» pour les objectifs européens?
«C’est un challenger. En Asie et aux États-Unis, il y a quelques grandes entreprises, très fortes dans le domaine des télécoms. Nous sommes dans une course. Nous devons aller vite si nous voulons atteindre nos buts à long terme. Parfois, nous sommes des partenaires dans certains cadres. Il y a aussi de nombreuses tendances à suivre dans l’espace, comme la station lunaire, où le Luxembourg est très visionnaire, et nous les soutenons. L’Esric, l’European Space Resources Innovation Centre, est notre partenaire. Dans l’espace, les Chinois ou les Américains pourraient très bien devenir nos partenaires. Sur la lune, nous voulons aussi installer des constellations pour la navigation et la communication. La base lunaire et les astronautes ne seraient jamais seuls.
On ne peut pas vous quitter sans vous demander un mot sur SES, où vous avez passé des années, et qui est dans une année-clé, avec le lancement, en fin d’année, de quatre satellites décisifs pour son avenir. Dont un auquel vous avez beaucoup travaillé.
«C’est une question difficile. SES est une grande entreprise. J’y ai passé 12 années incroyables. Avec d’incroyables opportunités. Avec beaucoup de talents de très grande qualité. J’ai été très chanceuse.»