Eric Centi est associé fiscaliste et financial services tax practice leader et Carole Hein, directrice fiscale, Deloitte Luxembourg (Photo: Deloitte)

Eric Centi est associé fiscaliste et financial services tax practice leader et Carole Hein, directrice fiscale, Deloitte Luxembourg (Photo: Deloitte)

Le projet Beps continue encore et toujours à faire parler de lui: cette fois, il s’agit de son action sur les reportings obligatoires transcrits par la directive UE 2018/822, communément appelée «DAC6», qui est sur toutes les lèvres. 

La directive DAC6 pourrait être apparentée à une valse à trois temps. Elle a produit un petit tsunami le jour de sa signature le 25 mai 2018 – et de sa publication le 15 juin 2018 – quand il est apparu qu’elle ne concernait pas seulement les contribuables mais également les intermédiaires, prestataires de services, liés à des dispositifs fiscaux à caractère potentiellement agressif. 

La directive a fortement étonné par son périmètre plutôt inhabituel, mais surtout par sa rétroactivité: si la directive ne s’applique qu’à partir du 1er juillet 2020, elle concerne des dispositifs existants depuis le 25 juin 2018, soit 10 jours après sa publication mais plus d’un an avant son application!

Un manque de clarification des zones grises

Le deuxième temps fort de cette directive s’est produit le 8 août 2019, date de publication du projet de loi luxembourgeois. Sans grande surprise, le projet de loi n° 7465 visant à transposer la directive en droit national est très proche du texte de la directive; de ce fait, on ne peut que regretter que les zones grises de la directive n’aient pas fait l’objet de clarifications au travers du projet de loi luxembourgeois.

Le troisième temps est censé se produire dans les prochains jours puisque le vote du projet de loi doit intervenir avant le 31 décembre 2019. Il sera donc intéressant de constater dans quelle mesure le législateur aura pris en compte les nombreux commentaires et réactions de la Place, notamment ceux de la Chambre de commerce relayant les inquiétudes des acteurs locaux via leurs associations professionnelles.

Quelles sont donc ces zones grises qui inquiètent tellement? Si ces nouvelles obligations telles que transposées dans le projet de loi luxembourgeois devaient être résumées en une seule phrase, nous pourrions dire que les intermédiaires – ou dans certains cas les contribuables – doivent reporter dans un délai de 30 jours des dispositifs fiscaux à caractère potentiellement agressif, c’est-à-dire, selon le projet de loi, des dispositifs transfrontières, qui ont un impact sur des impôts autres que la TVA ou les droits de douane et qui remplissent les critères mentionnés dans un des marqueurs, certains étant assortis du critère de l’avantage principal.

Dans cette phrase, la quasi-totalité des mots employés soulève des incertitudes. Prenons l’exemple des notions d’intermédiaire, du délai pour reporter et de l’avantage principal. De la notion d’intermédiaire

Qui est intermédiaire? La définition de ce terme est extrêmement large puisque qu’elle inclut le promoteur qui a un rôle actif dans le dispositif, soit parce qu’il le conçoit ou le commercialise, mais aussi le prestataire de services qui a un rôle plus passif mais qui, sur base des circonstances et de son expertise sait, ou pourrait raisonnablement savoir, qu’il s’est engagé à fournir une aide ou une assistance concernant la conception ou la commercialisation d’un tel dispositif.

Les commentaires des articles du projet de loi luxembourgeois mentionnent le fait que l’intermédiaire doit se limiter aux informations qu’il possède en premier lieu et qu’il ne doit donc pas aller au-delà de ses obligations professionnelles existantes. Cependant, au vu des potentielles pénalités en cas de défaut de reporting ou de reporting incomplet (pouvant aller jusqu’à 250.000 euros par dispositif), les acteurs ne vont-ils pas finalement demander plus que nécessaire et de ce fait, entrer malgré eux dans la définition d’intermédiaire passif? L’Allemagne a tenté de contourner le problème en n’intégrant pas la deuxième partie de la définition d’intermédiaire (i.e. celle d’intermédiaire passif) dans sa transposition: l’avenir nous dira si cette solution est pérenne ou pas. Heureusement pour le Luxembourg, une responsabilité individuelle de l’employé n’a pas été retenue comme en Pologne, en Espagne ou aux Pays-Bas.

Les intermédiaires ont 30 jours pour reporter; un délai excessivement court, de surcroît lorsque la notion de «première étape» reste vaguement définie. Cela s’accentue encore dans les cas où des avocats sont impliqués car, s’ils invoquent l’application d’une dispense de reporter selon l’article 35 de la loi modifiée du 10 août 1991, ces derniers se verront tout de même dans l’obligation de reporter certaines informations dans un délai similaire mais devront en outre notifier aux autres intermédiaires ou à défaut au contribuable, leur incapacité de reporter, et ce dans un délai de 10 jours: Le Luxembourg a limité la dispense aux avocats mais certains pays ont décidé d’élargir ce périmètre comme l’Autriche ou la Slovaquie, rendant le reporting potentiellement plus compliqué pour les autres parties intervenantes.

De l’incertitude des marqueurs

Vient également l’incertitude liée aux marqueurs: leur interprétation étant déjà soumise à débat entre fiscalistes avertis, il est aisé de comprendre le désarroi des non spécialistes.

En ce qui concerne plus précisément les marqueurs A, B et en partie C, nous pouvons noter qu’ils sont assortis du critère de l’avantage principal, ajoutant une couche supplémentaire de questionnement. Ce dernier est rempli lorsqu’il peut être établi que l’avantage principal ou l’un des avantages principaux qu’une personne peut raisonnablement s’attendre à retirer d’un dispositif est l’obtention d’un avantage fiscal.

Comment déterminer un avantage fiscal? Nous savons qu’une comparaison avec un régime étranger n’est pas admise. De ce fait, un contribuable étranger souscrivant à un dispositif luxembourgeois ne peut se prévaloir de l’absence de l’avantage principal en invoquant que le traitement fiscal lié à ce dispositif est identique d’un point de vue purement domestique et au Luxembourg.

Devrions-nous en conclure qu’il existe un risque d’une baisse de l’attractivité du Luxembourg? Rien n’est moins sûr notamment si l’on se réfère, une fois de plus, aux pays voisins comme l’Irlande, le Royaume-Uni ou encore la Suède qui ont précisé que ce critère ne serait rempli qu’en cas d’abus, c’est-à-dire si le dispositif permettait l’obtention d’un avantage fiscal non prévu initialement par la loi, ce qui semble parfaitement en ligne avec les législations récentes liées aux définitions de l’abus de droit ou aux règles GAAR.

Les deux premiers temps de cette valse sont passés, reste à savoir ce que le troisième, à savoir le texte final de transposition, nous réservera.

Eric Centi est associé fiscaliste et financial services tax practice leader et Carole Hein est directrice fiscale chez Deloitte Luxembourg