Une CX-52 de Crypto AG. Cette machine à chiffrer des messages pour les rendre incompréhensibles a été la première à être utilisée par les Américains pour accéder aux secrets d’une soixantaine de pays dans les années 1950. (Photo: Commons Wikimedia)

Une CX-52 de Crypto AG. Cette machine à chiffrer des messages pour les rendre incompréhensibles a été la première à être utilisée par les Américains pour accéder aux secrets d’une soixantaine de pays dans les années 1950. (Photo: Commons Wikimedia)

Et si Huawei renseignait la Chine? Les Américains sont bien placés pour s’en inquiéter: il y a 60 ans, ils prenaient le contrôle des machines de chiffrement des espions de toute la planète. Le scandale Crypto AG révèle même une «blague» inédite de l’armée luxembourgeoise survenue bien plus tôt.

«Les Belges avaient demandé aux militaires luxembourgeois pourquoi ils n’utilisaient pas les nouvelles machines américaines de chiffrement pendant un récent exercice de l’Otan. Ils s’étaient moqués de cette question. Mais pendant cet exercice, il est tombé beaucoup de pluie et les seules communications chiffrées qui fonctionnaient étaient celles de l’armée luxembourgeoise. Ils utilisaient les machines de Hagelin de type C.»

Nous sommes le 18 décembre 1957, l’ambiance est brumeuse, la Guerre froide oppose deux blocs, prêts à tout pour dominer l’autre et surtout tout savoir de ses plans. , chez son ami Boris Hagelin. Victime d’une crise cardiaque, le premier, expert en chiffrement, est tiré malgré lui de sa retraite par la National Security Agency (NSA): personne à Washington ne sait comment conserver le contrôle sur le second, Suédois né en Russie et qui a établi sa société, Crypto AG, en Suisse, pour échapper à l’impôt en Suède. Énervé de voir les dizaines de milliers de machines qu’il a permis à l’US Army de produire jusqu’en 1945 alimenter tous les marchés parallèles pour quelques dollars, l’ingénieur est prêt à tout pour ne pas se retrouver ruiné. D’autant qu’en Suisse, pays neutre, il peut vendre ses machines à qui il veut.

1957: l’agent de la NSA raconte dans un compte rendu que l’armée luxembourgeoise utilise des machines de Hagelin. (NSA)

1957: l’agent de la NSA raconte dans un compte rendu que l’armée luxembourgeoise utilise des machines de Hagelin. (NSA)

Dans les pays de l’Otan, tout le monde utilise les machines de Hagelin. Reste à savoir si les Luxembourgeois avaient les machines de dernière génération, dont les Américains avaient pris le contrôle depuis deux ans, ou les précédentes… que les Américains «craquaient» sans difficulté pour lire les messages des Renseignements étrangers. Le résultat est le même, c’est là que réside l’intérêt de la plaisanterie. Avant même qu’on parle de numérique ou d’internet, les Américains avaient inventé la «back door».

À partir d’une astuce. Les machines de Hagelin étaient devenues si complexes que pour en tirer tout le potentiel, il fallait s’en tenir strictement aux indications du guide d’utilisation et des fiches techniques. Après plus de cinq ans de négociations, la NSA avait fini par obtenir de l’inventeur qu’elle rédige elle-même ces documents… Évidemment, il faudra des années aux experts étrangers pour découvrir qu’ils auraient pu rendre leurs messages impossibles à intercepter.

Sans que personne ne le comprenne encore, la Rolls-Royce du chiffrement, baptisée «CX-52», livre tous les secrets des 60 pays qui en avaient fait l’acquisition. À l’instar de ce qui s’est déjà passé pendant la Seconde Guerre mondiale, quand les Allemands étaient capables de déchiffrer les messages de la célèbre C-38 en quatre heures à peine.

En 1970, comme l’ont révélé il y a 15 jours des journalistes du Washington Post et de la ZDF, les services secrets allemands et la CIA avaient racheté Crypto AG pour continuer à contrôler ses développements, ses algorithmes et… ses clients dans plus de 130 pays. Historiquement, ils ont sauté sur l’affaire quand son fondateur a perdu son fils, Boris Jr, dans un mystérieux accident de voiture sur lequel planent encore aujourd’hui de nombreux fantasmes.

Le scandale a secoué le tranquille pays calé au cœur de l’Europe, réputé pour sa neutralité. Imaginez une société qui vendrait à tous les pays de la planète de la technologique très sensible… et pilotée par la CIA et les services secrets allemands. Ces révélations, intervenues après une déclassification massive de documents, permettent peut-être de comprendre pourquoi les Américains poursuivent leur offensive contre la société chinoise Huawei, qu’ils soupçonnent de transférer des données vers le gouvernement chinois.

Les États-Unis divisés sur les mesures à mettre en œuvre

Les Américains continuent de discuter des mesures techniques pour empêcher le numéro 2 mondial des smartphones d’avoir accès à certaines parties de leurs appareils ou de leurs produits.

Selon Reuters, en vertu de la réglementation, les États-Unis peuvent exiger une licence ou bloquer l’exportation de nombreux produits de haute technologie expédiés vers la Chine depuis d’autres pays si les composants fabriqués aux États-Unis représentent plus de 25% de la valeur. Mais le département américain du Commerce a rédigé une règle qui abaisserait le seuil uniquement sur les exportations vers Huawei à 10% et élargirait le champ d’application aux produits non techniques, comme l’électronique grand public, y compris les puces non sensibles.

Huawei investit en France

Huawei a été placé sur une liste noire du commerce américain en mai dernier: cela permet aux États-Unis de restreindre l’exportation de produits fabriqués aux États-Unis à des entreprises soupçonnées d’être impliquées dans des activités contraires à la sécurité nationale ou à la politique étrangère des États-Unis. Mais cette mesure est largement inefficace.

Jeudi, le géant chinois a lancé une nouvelle offensive en France: tandis qu’il annonçait la création d’un site de fabrication d’antennes mobiles pour 200 millions d’euros avec 500 emplois à la clé, la responsable des affaires publiques de Huawei qu’«exclure Huawei de la 5G nuirait aux intérêts de toute l’industrie française».

La peur de livrer ses secrets sans résistance est-elle fondée? Personne ne pourra jamais trancher.

Pour aller plus loin

Le s’intéresse à ces problématiques et a participé à l’enquête des journalistes américains et allemands.

Avant que Hagelin n’abandonne Crypto AG à la CIA et au BND, lui et son ami Friedman s’étaient vus quelques fois .