Michel-Édouard Ruben, senior economist de la Fondation Idea, et Darius Stein, économiste et consultant en développement durable. (Photo: Maison Moderne)

Michel-Édouard Ruben, senior economist de la Fondation Idea, et Darius Stein, économiste et consultant en développement durable. (Photo: Maison Moderne)

C’est la question à laquelle répondent Michel-Édouard Ruben, senior economist de la Fondation Idea, et Darius Stein, économiste et consultant en développement durable.

«Les limites à la croissance ne sont pas matérielles, mais intellectuelles», selon Michel-Édouard Ruben

La croissance n’a pas trop la cote en ce moment au Luxembourg. Pas une semaine ne passe sans qu’une personne ne prenne la parole pour l’accuser d’être à l’origine de nombreux désagréments: trop de voitures sur les routes, trop d’habitants au Grand-Duché, des prix immobiliers qui ne cessent de grimper, une qualité de vie qui se dégrade, etc.

Certains accusent même la croissance du Luxembourg d’être responsable de ce que de plus en plus de serveurs ne comprennent pas quand on leur demande «Hutt dir een Dësch fir draï Persounen W.E.G?» et de siphonner – sans compensations adéquates – les forces vives de la Grande Région. Bref, la croissance économique serait une drogue dont il conviendrait de se sevrer au plus vite par une cure de décroissance afin de pouvoir vivre heureux.

Sauf qu’en réalité, c’est faux. Comme aime à le répéter l’actuel président du CES , «la croissance économique est absolument indispensable à une vie décente, et sans croissance rien ne va». Certains l’oublient (ou font semblant de l’oublier), mais c’est la croissance qui permet de financer les retraites, les soins de santé, l’éducation, les routes, la sécurité, le vivre-ensemble; c’est la croissance qui permet d’avoir une fonction publique qui marche et embauche; c’est la croissance qui permet de combattre ce fléau qu’est le chômage et de garantir des perspectives d’avenir aux plus jeunes; c’est la croissance qui permet d’attirer au Luxembourg la «force de travail» dont le pays a besoin.

Je crois que la solution aux problèmes de surchauffe que pose la croissance au Luxembourg se trouve davantage dans l’accélération du développement des infrastructures et la réussite du concept de ‘déconcentration concentrée’ ailleurs qu’à Luxembourg-ville et ses environs.
Michel-Édouard Ruben

Michel-Édouard Rubensenior economistFondation Idea

Aussi, la décroissance n’est pas le médicament qu’on voudrait croire, comme l’a montré la crise – qui peut être considérée comme une expérience naturelle de décroissance.

Cela dit, personne ne peut nier que le Luxembourg se transforme à une vitesse grand V difficilement soutenable en l’état actuel des choses. Il y a chaque année 15.000 salariés (répartis à part plus ou moins égale entre résidents et frontaliers) et 12.000 habitants (principalement des immigrés professionnels) en plus sur le marché du travail et dans le pays, ce qui concrètement veut dire qu’il y a 150 voitures en plus par semaine sur les routes et 6.000 nouveaux ménages supplémentaires à loger chaque année.

La solution à ces problèmes – réels – n’est cependant pas moins de croissance économique (ni des quotas de création d’emplois et d’immigration), mais un développement des infrastructures à la hauteur des développements démographiques prévus et l’(éventuel) avènement d’un nouveau modèle de croissance moins riche en emplois.

Ce modèle de croissance – qu’il faudra(it) créer – devrait reposer sur davantage de gains de productivité, un mot barbare qui désigne la somme de nos ignorances, puisque, par définition, l’innovation et les changements technologiques sont inconnus tant qu’ils ne se sont pas manifestés. Parce que les gains de productivité sont généralement favorables à l’emploi, ce nouveau modèle de croissance serait en rupture avec ce qui a été observé jusqu’à présent.

Si vous voulez mon avis – que je vous donne même si vous ne le voulez pas –, je crois que la solution aux problèmes de surchauffe que pose la croissance au Luxembourg se trouve davantage dans l’accélération du développement des infrastructures et la réussite du concept de «déconcentration concentrée» ailleurs qu’à Luxembourg-ville et ses environs que dans la découverte d’une martingale de croissance sans emplois qui – à l’aune des prévisions socio-démographiques pour le Luxembourg du Statec, d’Eurostat, du FMI, etc. – ne semble pas très crédible.

Tout comme le génie humain arrive, avec un nombre limité de touches sur un piano, à produire un nombre illimité de mélodies, il devra(it) permettre d’arriver à poursuivre la croissance économique.
Michel-Édouard Ruben

Michel-Édouard Rubensenior economistFondation Idea

Certains diront peut-être que parler de développement des infrastructures pour accompagner la croissance économique revient à se demander quelle couleur de maillot de bain choisir pour affronter un tsunami, que le seul projet d’avenir valable reste la décroissance, et qu’il est insensé de vouloir poursuivre la croissance dans un monde où les ressources sont limitées.

De mon point de vue, ce raisonnement est douteux et dangereux. Les limites à la croissance ne sont pas physiques, mais intellectuelles – c’est d’ailleurs pour cela que l’humanité est sortie de l’âge de pierre alors qu’il restait encore des pierres –, et en supposant, par générosité et simplification, que la décroissance consisterait pour le Luxembourg à fixer le PIB, la population et l’emploi à leur niveau actuel, cela reviendrait – entre autres – à condamner 10% des ménages à avoir un niveau de vie inférieur à 1.500 euros par mois.

Tout comme le génie humain arrive, avec un nombre limité de touches sur un piano, à produire un nombre illimité de mélodies, il devra(it) permettre d’arriver à poursuivre la croissance économique (pour améliorer les conditions de vie et contribuer au bien-être) en combinant de façon efficace, soutenable et écologique des ressources limitées.

Cela semble d’ailleurs déjà quelque peu à l’œuvre, puisque, d’après les savants calculs de ceux qui travaillent sur le sujet, il faudrait aujourd’hui, par rapport à 1990, 40% en moins de gaz à effet de serre pour produire une unité de PIB dans les pays de l’OCDE. Il y a donc de l’espoir (et de l’avenir) pour une croissance verte et durable, dans tous les sens du terme…

«Il est grand temps de construire une civilisation écologique», selon Darius Stein

Il est un fait indéniable que la croissance économique (réalisée au cours des siècles grâce à l’accès aux énergies fossiles et à l’extraction des ressources) a largement amélioré notre qualité de vie. Il est tout autant indéniable que le modèle de capitalisme extractif et de croissance économique effrénée menace aujourd’hui sérieusement l’avenir de l’humanité et bute sur la finitude de la planète.

Mais comme certains ne peuvent s’empêcher de considérer qu’il n’y a pas d’alternative à la croissance du sacro-saint PIB et que quand on ne veut pas changer quelque chose, on se contente de changer son nom, ont émergé les notions de croissance verte et durable.

D’après les mots de Monsieur Ruben, grâce au ‘génie humain’, cette croissance respectueuse de l’environnement serait déjà à l’œuvre, puisque les émissions de gaz à effet de serre par unité de PIB produit sont en baisse dans les pays de l’OCDE, ce qui prouverait, selon lui, que la question de l’impact environnemental de la croissance économique serait sur le point d’être résolue. Sauf qu’à bien y regarder, il n’y a, à l’échelle mondiale, nul découplage en cours.

Si les pays de l’OCDE ont effectivement vu une baisse de leurs émissions de gaz à effet de serre par unité de PIB au cours des dernières décennies, cela n’a été possible que grâce à l’externalisation de leurs activités industrielles les plus polluantes vers des pays émergents.

Il ne reste plus que quelques années avant que le monde ait épuisé son budget carbone compatible avec la cible de +2°C.
Darius Stein

Darius Steinéconomiste et consultant en développement durable

La réalité n’est donc pas que croissance économique et écologie font désormais bon ménage et qu’il faut 40% en moins de gaz à effet de serre pour produire une unité de PIB dans les pays de l’OCDE, mais qu’on observe au niveau mondial une augmentation tendancielle des émissions totales de gaz à effet de serre, qui ont progressé de plus de 30% depuis 1990, et qu’il y a eu une forte croissance des émissions importées dans les pays de l’OCDE en provenance, notamment, de la Chine, qui est devenue l’atelier de tout le monde et le premier exportateur mondial. Le découplage régulièrement évoqué est donc un leurre, et il ne reste plus que quelques années avant que le monde ait épuisé son budget carbone compatible avec la cible de +2°C.

Il est parfois promis que la révolution numérique et l’économie du savoir, potentiellement sources de gains de productivité, vont précipiter grâce à la dématérialisation, la décarbonisation de l’économie. Malheureusement, il s’agit là d’un pari hautement improbable à l’aune de ce qui a été observé jusqu’à présent. Entre 1997 et 2015, l’augmentation de la part des services dans le PIB (de 63% à 69%) n’a pas empêché les émissions de CO2 d’augmenter à l’échelle mondiale, et les dernières études portant sur le bilan écologique du numérique donnent à penser que ce secteur s’apparente davantage à un problème supplémentaire pour la planète plutôt qu’à une «innovation de rupture» qui pourrait contribuer à réduire notre dette climatique.

Il est difficile d’admettre qu’aucune projection à l’échelle mondiale n’a jusqu’à présent montré de scénario plausible de découplage entre consommation de ressources, émissions de gaz à effets de serre et croissance économique, car cela implique de rompre avec l’idée ancrée que la croissance économique est synonyme de progrès.

Mais compte tenu de la gravité de la situation (pour conserver une chance de ne pas franchir la barre des +2°C, les rejets de GES devraient être réduits au niveau mondial de 25% d’ici à 2030, selon le Programme des Nations unies pour l’environnement) et du fait qu’une catastrophe climatique a ceci de particulier qu’elle est irréversible une fois survenue, il est dangereux, voire irresponsable, de proposer une politique centrée autour de la croissance économique tout en espérant qu’un découplage soit possible.

Il faudrait donc sortir du dualisme entre décroissance et croissance et embrasser l’a-croissance, c’est-à-dire une vue agnostique sur la religion du PIB pour penser l’économie de préférence en termes de bien-être.
Darius Stein

Darius Steinéconomiste et consultant en développement durable

Cela dit, la tragédie des horizons – entre les fins de mois difficiles que connaissent certains et le risque de catastrophe climatique à moyen terme en cas d’inaction ou d’incantation – fait que la décroissance comme perspective et projet n’est ni viable, ni souhaitable. Il faudrait donc sortir du dualisme entre décroissance et croissance et embrasser l’a-croissance, c’est-à-dire une vue agnostique sur la religion du PIB pour penser l’économie de préférence en termes de bien-être.

Cela permettrait d’ancrer le débat écologique sur la responsabilité des économies et des individus les plus riches du monde, de redéfinir la notion de progrès pour la rendre compatible avec des politiques sociales ambitieuses et des réglementations climatiques rigoureuses, et de passer d’une logique de toujours plus de richesses à une logique de meilleure répartition.

À cet égard, une redéfinition du travail devrait avoir lieu pour valoriser les tâches qui contribuent au bien-être social, mais qui ne figurent pas dans le PIB (comme s’occuper d’une personne âgée, embellir un jardin, s’engager dans le bénévolat, etc.) et soutenir la croissance d’emplois dans des secteurs ayant des rendements sociaux supérieurs aux rendements privés, comme l’économie sociale et solidaire, l’économie circulaire, les énergies renouvelables, le transport en commun et l’agriculture extensive.

Pour le dire simplement, il est grand temps de construire une civilisation écologique où l’économie est au service du bien-être et où la sobriété est heureuse.