Sasha Baillie, CEO de Luxinnovation. (Photo: Anthony Dehez / Maison Moderne)

Sasha Baillie, CEO de Luxinnovation. (Photo: Anthony Dehez / Maison Moderne)

La crise s’annonce rude, et il y aura certainement des dégâts, prévient Sasha Baillie, la CEO de Luxinnovation. Mais le Luxembourg peut compter sur sa créativité et miser sur les technologies naissantes pour trouver des solutions innovantes.

Quel rôle peut jouer Luxinnovation pour aider le pays à surmonter la crise?

. – «La mission de Luxinnovation n’a pas changé avec le coronavirus. Nous sommes là pour accompagner et soutenir l’innovation dans les entreprises au Luxembourg avec beaucoup de programmes, d’aides pour accéder à des technologies ou à des financements… mais nous sommes aussi là pour stimuler le développement des secteurs économiques par le biais de l’innovation au Grand-Duché. Nous continuons donc dans le contexte actuel à ­assumer ce rôle «micro» en venant en aide aux entreprises et ce rôle plus «macro» en soutenant par exemple le gouvernement dans l’élaboration de ses stratégies.

Comment cela se traduit-il concrètement?

«Nous avons d’abord été sollicités par le ministère pour l’aider dans le traitement des demandes de subventions. Avec toutes les nouvelles mesures qui ont été mises en place, notamment , le travail ne manque pas. J’ai donc proposé que les équipes de Luxinnovation se mettent à la disposition des ministères de l’Économie et des Classes moyennes. Nous le faisions déjà auparavant pour les demandes d’aides en recherche et développement ou en matière d’innovation. Nous connaissons les processus. Il nous a donc paru normal et naturel de le faire. Nous avons aussi mis en place un plan d’action pour les start-up, en organisant notamment des webinaires afin de leur fournir au plus vite les informations dont elles avaient besoin. La palette des différents instruments de soutien est large, et ces entreprises ne disposent pas toujours des ressources nécessaires pour y voir clair dans cette jungle de mesures. J’en veux pour preuve le succès d’audience de ces webinaires que nous continuerons tant qu’il y aura un besoin.

Êtes-vous inquiète pour les start-up?

«Non, pas vraiment, parce que je trouve que cette crise leur offre aussi des opportunités. Le développement phénoménal des technologies naissantes dans les domaines de ­l’intelligence artificielle ou du big data, par exemple, constitue une occasion inédite pour les start-up d’apporter des solutions innovantes. Au Luxembourg, on le sait, les choses se font très très vite. Nous avons la possibilité de tester ou d’utiliser de nouvelles solutions ou applications en temps réel. Il y a une forte demande…

Les start-up sont en effet sans doute mieux armées que d’autres pour se remettre en cause ou se réinventer de façon rapide, mais elles ont aussi besoin d’argent pour se développer. Et cela risque de devenir de plus en plus compliqué avec la crise…

«Obtenir de l’argent d’investisseurs privés est aujourd’hui un vrai défi pour les start-up, c’est vrai. C’est d’ailleurs ce qui a conduit le gouvernement . Le niveau de cofinancement public des projets a été revu pour passer de 50 à 70%. Il s’agit d’un pas important. Le ministère de l’Économie s’est montré ouvert, réactif et compréhensif vis-à-vis de la situation. Il reste maintenant au ­secteur privé à prendre le relais.

Le «plan Fayot» vous paraît-il à la hauteur des enjeux pour les start-up?

«Je pense qu’il tient la route pour le moment, oui. Et puis, comme le ministre l’a dit lui-même, il s’agit de lancer des dispositifs, de mesurer leurs effets et, le cas échéant, de les faire ­évoluer. C’est une période d’apprentissage durant laquelle chacun doit savoir faire preuve de réactivité. Les solutions toutes prêtes n’existent pas toujours, mais on peut adapter rapidement les cadres réglementaires ou élargir les financements. La collaboration entre les trois ministres  (LSAP), (DP) et (DP) a été immédiate et efficace. Cela mérite d’être souligné.

D’autres pays européens ont mis pas mal d’argent sur la table pour les start-up. Au regard de ce que peuvent faire la France ou l’Allemagne par exemple, les montants engagés au Luxembourg sont-ils suffisants?

«Difficile à dire. Il faudra regarder bien sûr comment la situation évolue. Mais le gouvernement a fait un effort énorme. Et en ce qui concerne les start-up, nous avons aussi dans le cadre de la lutte contre le Covid-19. Qu’il s’agisse du domaine médical, de celui des biotech, ou encore de solutions IT pour le télétravail ou le social ­distancing… Notre objectif est de faire ­remonter toutes les bonnes idées et de ­stimuler l’innovation.

Elles ont six mois pour plancher?

«C’était le délai initial, mais compte tenu de la situation exceptionnelle, le ministère se ­montrera plus flexible, à condition qu’il s’agisse de projets réalistes et réalisables.

Vous avez déjà des retours?

«Les candidatures sont en train d’être rassemblées pour l’instant. Elles devront ensuite être validées par un jury. Les projets retenus seront présentés à la mi-mai.

Concernant l’aspect sanitaire de la crise, Luxinnovation intervient aussi pour piloter la production et la commercialisation d’équipements de protection…

«Nous avons proposé cette initiative pour faire le point, le plus vite possible, sur les capacités qui existaient dans notre pays en matière d’équipements de protection individuelle. Il ne s’agit donc pas de matériel médical, mais de masques, de visières, de barrières de sécurité… Or, nous avons constaté que beaucoup d’entreprises au Luxembourg, qu’elles soient artisanales ou industrielles, avaient des compétences ou un savoir-faire qui pouvaient être utilisés. Et même si nous n’aurons jamais la capacité de répondre à tous les besoins en ­équipements de protection des hôpitaux, du secteur médical, des entreprises, des admi­nistrations ou du grand public, notre tissu économique local, bien mobilisé, peut tout de même apporter quelque chose.

Cela a débouché sur la mise en ligne d’une plate-forme internet mettant en relation l’offre et la demande pour tout ce qui concerne ces équipements de protection individuelle. Nous avons lancé ce site internet en l’espace de quelques jours, en collaboration avec l’équipe de la Fédération des artisans.

L’autre défi qui s’impose à nous, c’est le problème des chaînes d’approvisionnement.
Sasha Baillie

Sasha BaillieCEOLuxinnovation

Ce que vous dites, au fond, c’est que le Luxembourg n’aura jamais les moyens de sa souveraineté sanitaire. Il sera toujours dépendant de pays étrangers ou de fournisseurs extérieurs pour faire face à ce type de crise…

«Oui, et l’autre défi qui s’impose à nous, au-delà de la résilience économique, c’est le problème des chaînes d’approvisionnement. Nous pouvons constater à quel point nous sommes devenus dépendants, de l’Asie notamment. Il faut absolument que l’on puisse repenser ces chaînes d’approvisionnement à l’échelle européenne, régionale, voire locale, et surtout de manière plus circulaire. Ici aussi, dans le domaine de l’innovation, il y a de très grandes opportu­nités. par exemple. Cela nous permettrait peut-être de ramener certaines formes de production plus près de nous et de stimuler des chaînes de valeurs plus régionales.

Cette crise va donc changer notre regard sur la mondialisation?

«De manière positive! On va se focaliser davantage encore sur le développement durable, l’économie circulaire, la réutilisation de ­matériaux et non plus seulement penser à ­consommer ce qu’il y a de moins cher. Cela posera d’énormes défis, mais on ne pourra plus se permettre de ne pas se poser ces questions et de ne pas chercher de solutions locales.

La crise a vu se réveiller les égoïsmes nationaux.
Sasha Baillie

Sasha BaillieCEOLuxinnovation

Vous avez effectué une partie de votre carrière dans la diplomatie, notamment pour les affaires européennes. Comment jugez-vous la façon dont l’Europe s’est occupée de la pandémie?

«Je suis déçue. La crise a vu se réveiller les égoïsmes nationaux. L’Europe a manqué de capacité de concertation et de coordination. Certes, ce n’était pas évident parce que la santé n’est pas forcément un domaine de ­compétence de l’Union européenne. Mais on ne peut pas se permettre d’assister sans mot dire aux replis nationaux. Le Luxembourg, avec son marché ouvert et ses frontières ouvertes, en a toujours été conscient. Ses décideurs politiques vont pousser davantage la nécessité d’avoir une Europe ouverte, cohérente, participative.

Une Europe ouverte, c’est aussi une Europe solidaire… Or, on a vu l’Italie bien seule au début de la pandémie…

«Je suis une profonde optimiste, et j’espère que c’est un wake-up call pour un très fort ­leadership européen, et je ne parle pas seulement de la Commis­sion, mais aussi des chefs d’État et de gouvernement. Je suis convaincue qu’une crise pareille peut aussi devenir un ­stimulus pour une vraie relance européenne.

Le Luxembourg s’est montré plutôt solidaire en accueillant des malades français notamment…

«Nous sommes restés fidèles à nos valeurs. Au Luxembourg, nous ne disons pas seulement les choses, nous les faisons. C’est une force qui nous donne une grande crédibilité au niveau européen dans notre dialogue avec les pays partenaires.

Je sais que notre pays a une capacité de survie, une créativité, une solidarité qui lui permettent de prendre les choses en main.
Sasha Baillie

Sasha BaillieCEOLuxinnovation

Vous êtes optimiste aussi sur l’avenir de l’économie luxembourgeoise?

«J’essaie de l’être, mais l’impact que l’on constate est quand même énorme, effrayant. C’est un choc de voir qu’en quelques semaines seulement, tant de choses peuvent s’effondrer et menacer l’existence des entreprises et celle des personnes qui y travaillent et de leur famille. Mais je sais que notre pays a une capacité de survie, une créativité, une solidarité qui lui permettent de prendre les choses en main. Je l’ai vu ces dernières semaines de manière très intense, dans l’artisanat, l’industrie ou encore la recherche. Je suis membre de la taskforce «Recherche Covid-19», et j’ai été très impressionnée par la manière dont la collaboration s’est intensifiée entre les différents instituts de recherche et la sphère politique par exemple, pour fournir un appui scientifique au gouvernement dans la gestion de la crise. Et même si le Luxembourg n’est pas autonome économiquement, nous avons beaucoup d’atouts pour nous adapter et nous réinventer, développer de nouveaux modèles de croissance. Cela va être dur, et il y aura certainement des dégâts, mais il y a aussi beaucoup de possibilités de réorienter les activités vers l’avenir.

Tout ce qui se fait dans le domaine des biotech est très prometteur.
Sasha Baillie

Sasha BaillieCEOLuxinnovation

Luxinnovation met aussi l’accent sur les biotech. Elles doivent être fortement mobilisées pour lutter contre la pandémie?

«Tout ce qui se fait dans le domaine des biotech est très prometteur. Dans le cadre de la taskforce, notre rôle est de diriger un groupe de travail chargé de faciliter les interactions entre le secteur privé et la recherche. Nous avons recensé et analysé toutes les solutions proposées par les entreprises et les start-up dans les domaines des essais cliniques, des capacités de diagnostic, de la santé en ligne. Toutes les propositions ne sont pas fondées, mais beaucoup d’entre elles s’appuient sur des technologies innovantes qui laissent espérer de réelles avancées.»