Fabien Vrignon, CEO at Keytrade. (Photo: Maison Moderne)

Fabien Vrignon, CEO at Keytrade. (Photo: Maison Moderne)

La crise a challengé nos organisations: le télétravail devient une nécessité, à gérer sur le long terme. Le travail à distance montre des automatisations de process et la sécurité des données devient un enjeu majeur. Une certitude: cette crise va modifier en profondeur nos méthodes de travail.

L’essor du digital des années 90/2000 a suscité de nombreux fantasmes et beaucoup ont cru à l’avènement d’un monde nouveau, dénué de distances. O’Brien évoque une «fin de la géographie»; en 2001, Serge Tchuruk, le patron d’Alcatel, se prend même à rêver d’une «entreprise sans usine». Mais cette digitalisation à outrance n’est effective réellement que pour le tertiaire, l’exemple d’Alcatel nous montre qu’une entreprise industrielle purement digitalisée, sans base matérielle (fabless), ne jurant que par la sous-traitance pour réduire les coûts, ne fonctionne pas.

Quand se pose la question de la digitalisation de l’entreprise – plus que prégnante dans la crise actuelle –, je crois qu’il nous faut aussi avoir cela en tête. En effet, la digitalisation des entreprises n’est nullement un phénomène nouveau, mais les obligations sanitaires imposées à tous (confinement, social distancing, incitation au télétravail) ont tout naturellement accéléré ce processus. Quelles leçons tirer de cet avant-goût de l’entreprise de demain?

D’abord, évidemment, la question du télétravail. Certains étaient enjoués à cette idée, d’autres réticents, mais la réalité de millions d’employés du tertiaire travaillant depuis chez eux s’est concrétisée. Cette transformation a du bon: plus de liberté pour les employés dans leurs heures de travail, réduction à zéro du temps de transport et, à long terme, une réduction des coûts des infrastructures est même envisageable.

Mais la caractéristique d’une crise est qu’elle est de courte durée, si aujourd’hui le corps salarial est pleinement motivé, le sera-t-il toujours autant après six mois de télétravail, après trois ans?

Fabien VrignonCEO de Keytrade

Mais la caractéristique d’une crise est qu’elle est de courte durée, si aujourd’hui le corps salarial est pleinement motivé, le sera-t-il toujours autant après six mois de télétravail, après trois ans? Quel est le seuil de jours hebdomadaires de télétravail à partir duquel la motivation et la productivité baisseront sensiblement? À cette question s’ajoute celle de l’esprit d’entreprise. Dans l’entreprise «tout digital», le team building s’annonce une tâche ardue. Enfin, peut-être n’est-il pas bon que les employés soient pleinement «dé-socialisés» et qu’ils vivent leur travail dans la solitude.

Ensuite, phénomène nouveau, certaines entreprises entrevoient la possibilité d’une nouvelle augmentation de la vitesse d’exécution de certaines tâches, voire d’une automatisation par le biais du digital qui, avant cette crise, n’aurait pas été imaginée. Cette crise a prouvé que dans certains domaines, des tâches pouvaient être exécutées sans présence humaine: depuis 2016, la valeur légale des signatures électroniques est reconnue dans toute l’UE. Il ne fait aucun doute, par exemple, que cette crise incitera à généraliser cette pratique. Mais encore une fois, le phénomène s’observe sur une courte durée et ces pratiques pourraient, sur le long terme, éroder confiance entre investisseurs et entreprises ou même faire perdre le contact de certaines branches avec le client et ses attentes.

D’autre part, cette crise a de manière conséquente augmenté l’équipement en infrastructures digitales de certaines entreprises (ordinateurs pour tous les employés, installation massive de certains logiciels, mise en place de normes vis-à-vis du digital). Un exemple: en une semaine, Keytrade Bank Luxembourg a réussi à se réorganiser avec plus de 90% de ses collaborateurs en télétravail avec une légère baisse d’efficacité seulement lors de la semaine de transition.

Il faudra que toutes les entreprises prennent garde à leurs données. La crise que nous vivons a augmenté très sensiblement la quantité de données transportée et échangée, entre les acteurs de l’entreprise, d’abord, mais également avec les clients.

Fabien VrignonCEO de Keytrade

Enfin, il faudra que toutes les entreprises prennent garde à leurs données. La crise que nous vivons a augmenté très sensiblement la quantité de données transportée et échangée, entre les acteurs de l’entreprise, d’abord, mais également avec les clients. Une des leçons qu’il nous faut tirer de cette crise est la nécessité de protéger et de gérer ces flux de données. L’utilisation de Zoom de manière massive pose question par exemple, mais pas que. Si le télétravail se généralise, la sécurité des mails sera-t-elle suffisante pour protéger certaines informations sensibles?

Alors, devant tous ces enjeux que la crise nous révèle, quel bilan tirer? Nous pouvons imaginer pour chaque employé un droit à X jours par semaine de télétravail, mais avec pour chacun un nombre de jours minimum de présence et, un jour par semaine, une présence physique obligatoire pour tous. Pendant quelque temps, ce fonctionnement pourrait faire – ou pas – ses preuves et s’ajuster en fonction des équipes et des entreprises.

Sur la question des données, Zoom ne peut être qu’un palliatif et d’autres sociétés pourraient fleurir, peut-être plus adaptées à certaines entreprises (l’exemple de Symphony au niveau de la messagerie en ligne peut être répliqué). Mais, quelles que soient les modifications que cette crise entraînera, il ne faut pas perdre de vue que toutes les entreprises ne peuvent pas être pleinement digitalisées; l’arrêt du transport aérien, la difficulté de certaines entreprises à acheminer des ressources montrent que la géographie n’est pas totalement abolie.

Enfin, le risque de cette crise est qu’elle nous incite à penser que le «tout digital», notamment pour le tertiaire, est une solution sans risque alors qu’il augmente notre dépendance vis-à-vis des réseaux internet et de téléphonie, qui ne sont pas infaillibles.