Sonia Franck est secrétaire générale d’Innovative Medicines for Luxembourg (IML). Sa fondation en 2011 fait suite à une demande de Mars Di Bartolomeo (LSAP) alors ministre de la Santé qui désirait avoir un seul interlocuteur représentant l’industrie pharmaceutique.  (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Sonia Franck est secrétaire générale d’Innovative Medicines for Luxembourg (IML). Sa fondation en 2011 fait suite à une demande de Mars Di Bartolomeo (LSAP) alors ministre de la Santé qui désirait avoir un seul interlocuteur représentant l’industrie pharmaceutique.  (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Le torchon brûle entre les grands groupes pharmaceutiques et le ministère de la Sécurité sociale, ce dernier bloquant depuis des mois la mise sur le marché luxembourgeois de médicaments innovants.

Entre 2017 et 2020, 160 médicaments dits innovants, c’est-à-dire apportant une innovation dans le cadre d’un nouveau traitement médical ou d’un traitement existant, ont été autorisés par l’Agence européenne du médicament (EMA) à pouvoir entrer dans l’UE. Sur ce total, 105 de ces innovations se sont frayé un chemin jusqu’au marché luxembourgeois. Soit donc une moyenne de 26 par an, qui permet au Luxembourg de figurer dans le top 10 continental en matière d’accès aux innovations médicales.

«Je ne connais pas le chiffre exact sur les 12 ­derniers mois, mais il doit se situer bien plus bas…», indique , la secrétaire générale d’Innovative Medicines for Luxembourg, l’association représentant 61 laboratoires estampillés «Recherche et développement», dont quelques-uns des plus grands groupes pharmaceutiques mondiaux (Pfizer, AstraZeneca, Bayer, Johnson & Johnson, Novartis, etc.). «Depuis octobre 2021, la mise en circulation de ces médicaments innovants est, en effet, bloquée par le ministère de la Sécurité sociale», précise-t-elle.

Pour lutter contre le cancer du poumon ou du sein, la leucémie, etc.

Alertée une première fois de ce blocage par certains de ses membres à l’automne 2021, IML a vu le problème s’amplifier mois après mois. Au point qu’une petite étude menée cet été en interne auprès de ses membres a pu déterminer que «86 médicaments innovants avaient été (ou seraient d’ici fin décembre) concernés». Nombre d’entre eux sont, en fait, des versions reconditionnées de médicaments déjà présents sur le marché. Cependant, 32 sont également de nouvelles molécules, donc censées apporter une innovation thérapeutique dans le cas de pathologies graves. Des maladies telles que le cancer du poumon, celui du sein, la sclérose en plaques ou encore la leucémie sont ainsi concernées.

Dans sa communication, IML évoque un retard évalué entre 9 et 12 mois (par rapport aux délais observés avant octobre 2021) dans l’accès à ces innovations médicales pour un patient luxembourgeois. Une durée qui paraît un peu exagérée aux yeux du ministère de la Sécurité sociale. Ce dernier, compétent pour la fixation du prix des médicaments, émet donc un doute sur celle-ci.

Un dialogue de sourds

Ce n’est pas le seul point sur lequel ces deux entités ne s’accordent pas. Depuis un an, les relations se sont tendues entre, d’un côté, une association dont la mission est de promouvoir, au Luxembourg, les innovations thérapeutiques de ses membres et, de l’autre, un ministère qui, comme l’ensemble de l’État, a dû faire face aux multiples crises ayant touché le pays ces derniers mois. Chacune étant dans son rôle, ces deux organisations n’ont pas avancé au même rythme dans ce dossier commun concernant les médicaments innovants.

Et, entre un rendez-­vous réalisé en visioconférence en ­janvier dernier qui n’a pas connu de suite, un manque de clarté quant à la réalisation d’une étude juridique indépendante et de multiples e-mails restés sans réponse, la situation s’est dégradée de part et d’autre, voire même un peu envenimée. IML essayant de trouver des solutions alors que l’État ne semble jamais avoir véritablement daigné lui expliquer clairement où se situait le problème. Et le ministère de la Sécurité sociale, quant à lui, n’appréciant guère que, pour tenter de faire avancer les choses, on s’aventure à vouloir lui expliquer comment fonctionne son propre règlement ou qu’on ose remettre en cause la volonté de ses employés à œuvrer pour le bien du citoyen luxembourgeois.

Une procédure existe, mais…

Un véritable dialogue de sourds s’est donc installé. Ce qui pourrait être à la limite un peu futile si, en arrière-plan, il n’y avait pas des patients dont l’état de santé nécessite l’utilisation des produits pharmaceutiques bloqués. Ce problème sanitaire étant d’ailleurs l’argument numéro 1 avancé dans ce dossier par une industrie pharmaceutique qui évoque moins le manque à gagner que représente cette situation. Médicaments innovants rimant avec prix important, il doit forcément être conséquent: selon l’État, par exemple, le plus cher vu ces dernières années s’élevait à 1,9 million d’euros l’unité…

Heureusement qu’il existe, dans les statuts de la CNS, un règlement prévoyant qu’un médecin traitant puisse demander la prise en charge d’un médicament possédant une autorisation de mise sur le marché, même s’il n’est pas remboursé, lorsque celui-ci est nécessaire pour le traitement d’un assuré. En d’autres termes, un patient luxembourgeois peut donc, sous certaines conditions, avoir accès aux médicaments bloqués.

L’existence d’une telle procédure – une sorte de roue de secours, donc – a forcément dû avoir une influence importante dans l’ordre à donner aux priorités, ces derniers mois, au sein du ministère de la Sécurité sociale. Cependant, cette procédure étant assez lourde à mettre en place, elle est vouée à garder un caractère exceptionnel. Toutes les parties prenantes à ce dossier s’accordent d’ailleurs sur ce plan. Tout comme elles s’accordent également à dire qu’il faut trouver une solution satisfaisante à un problème dont l’origine se situe, en partie, de l’autre côté de la frontière avec la Belgique.

La voie belge

Si le Luxembourg importe ses médicaments, 85 à 90% de ceux-ci proviennent de Belgique. Les raisons sont avant tout historiques et relatives aux liens, notamment économiques, qui unissent les deux pays. Une situation dont le Luxembourg ne sort pas vraiment perdant. Outre le fait que les conditionnements et les notices sont écrits dans deux langues nationales (en français et en allemand), il bénéficie aussi d’un marché belge aux prix très attractifs. Généralement davantage qu’en Allemagne, par exemple. «De plus, un marché de 650.000 habitants suscite un impact plus grand sur une population de 11 millions d’habitants (Belgique) que lorsque celle-ci en compte 67 millions (France) ou 83 millions (Allemagne)», précise-t-on chez IML.

La grande majorité des médicaments innovants arrive donc au Luxembourg par la voie belge. Après avoir obtenu le feu vert de l’EMA au niveau européen, puis une autorisation de mise sur le marché du ministère de la Santé, selon le règlement grand-ducal du 1er décembre 2011, une demande de fixation de prix doit ensuite être effectuée auprès du ministère de la Sécurité sociale. «Ce prix, hors taxes, ne pouvant être supérieur à celui accordé par l’autorité du pays de provenance», explique le texte.

Ainsi, le prix luxembourgeois ne peut être fixé qu’après la décision belge en la matière. Or, en Belgique, la fixation d’un prix maximum fait partie des attributions du ministère de l’Économie. Cependant, parallèlement à une demande effectuée auprès de ce dernier, une société pharmaceutique souhaitant que son médicament puisse bénéficier d’un remboursement peut introduire une deuxième demande auprès de l’Institut national d’assurance maladie-­invalidité (Inami), l’équivalent belge de la CNS, pour qu’un prix pris en charge par l’assurance maladie soit également déterminé. Une démarche très codifiée qui détermine un prix dit remboursé, fixé en moyenne dans un délai supérieur de 180 à 300 jours par rapport à celui de la fixation du prix par le ministère belge de l’Économie.

Un système différent de celui en vigueur au Luxembourg, où la CNS ne décide, elle, que du remboursement et des conditions de remboursement, n’impactant donc pas le prix officiel du médicament.

La loi et la manière dont nos sociétés pharmaceutiques effectuent leurs demandes n’ont pas changé. Nous ne comprenons pas…
Sonia Franck

Sonia FranckSecrétaire généraleIML

Quoi qu’il en soit, le modèle en vigueur en Belgique donne donc lieu à la fixation de deux prix au Luxembourg: un premier déterminé en fonction du prix maximum décidé par le ministère belge de l’Économie; puis, un deuxième, remplaçant le précédent, faisant suite à la publication du prix remboursé fixé par l’Inami. «C’est du moins comme cela que le système fonctionnait jusqu’en octobre 2021…, reprend Sonia Franck, d’IML. Parce que, depuis, le ministère de la Sécurité sociale bloque donc les demandes de fixation de prix de nos membres lorsque ceux-ci se présentent avec la décision du ministre belge de l’Économie. Ils doivent désormais attendre la publication officielle au Moniteur belge (l’équivalent du Journal officiel au Luxembourg, ndlr) du prix remboursé pour obtenir enfin un prix au Luxembourg. La mise en circulation du médicament chez nous étant donc retardée en fonction du temps nécessaire à l’Inami pour déterminer le sien. Et ce, alors que la loi luxembourgeoise et la manière dont nos sociétés pharmaceutiques effectuent leurs demandes n’ont pas changé. J’avoue que nous ne comprenons pas…»

On ne dit évidemment pas que ces sociétés falsifient les documents, mais on ne peut pas croire tout le monde sur parole.

Ministère de la Sécurité sociale

La réponse est forcément à chercher au niveau d’un ministère de la Sécurité sociale resté, apparemment, assez flou sur la question lors de ses rares échanges avec IML. Le problème serait, en fait, lié à un changement de procédure intervenu fin avril 2021 au niveau belge et à l’obligation d’utiliser un nouvel outil digital. L’explication exacte, évidemment complexe, peut se résumer comme suit: il serait désormais impossible au ministère de (LSAP) de vérifier que la date de commercialisation inscrite par la société pharmaceutique dans sa demande luxembourgeoise de fixation du prix – un élément-clé, apparemment, aux yeux de l’État – correspond bien à celle indiquée au ministère belge de l’Économie. «On ne dit évidemment pas que ces sociétés falsifient les documents qu’elles nous remettent, mais, dans un État de droit, on ne peut pas croire tout le monde sur parole», explique-t-on au ministère. Qui plus est qu’il apparaît que certains demandeurs auraient déjà commis quelques irrégularités en la matière… Du coup, on préfère désormais attendre la publication de toutes les données au Moniteur belge afin d’être certains que ces dernières sont bien officielles. Ce qui implique donc un retard conséquent sur les standards constatés avant octobre 2021.

Une révision du règlement arrive

Conscient que la situation ne peut pas rester en l’état et considérant ce problème comme une priorité, le ministère de la Sécurité sociale insiste pour préciser qu’il est en contact avec ses collègues belges afin de dégager une solution. Tout en ajoutant qu’une révision des procédures, et même du règlement énonçant celles-ci, est en cours. Celle-ci pourrait d’ailleurs déjà intervenir avant la fin de cette année 2022, ou alors courant 2023.

Tout le monde y trouverait forcément son compte. À commencer par des sociétés pharmaceutiques qui n’auraient plus à agiter la menace – qu’on a cru déceler – de ne plus proposer certains de leurs produits innovants sur le territoire luxembourgeois. Que cette dernière soit crédible ou non…

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  parue le 26 octobre 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

Votre entreprise est membre du Paperjam + Delano Business Club? Vous pouvez demander un abonnement à votre nom. Dites-le-nous via