Christoph Schommer, professeur associé d’intelligence artificielle à l’Université du Luxembourg depuis 2003, a commencé à travailler sur des concepts d’intelligence artificielle au début des années 1990. Il a donc eu tout le temps de se pencher sur le sujet. La technologie dont tout le monde parle aujourd’hui était au cœur des projets de recherche qu’il a accompagnés au sein du DFKI de Sarrebruck en tant qu’étudiant. Il a ensuite rejoint IBM, pionnier dans les domaines de la Business Intelligence et de l’exploitation et de la valorisation des données, élargissant progressivement son champ d’expertise.
Nouvelles perspectives
Au sein de l’Université du Luxembourg, il supervise plusieurs groupes interdisciplinaires qui travaillent sur diverses applications liées à l’IA. «Dans le domaine médical, par exemple, l’un des projets porte sur un Medical Dispenser innovant. Dans un autre, nous travaillons à l’analyse des données horlogères et vocales de patients atteints de Parkinson et d’Alzheimer, en vue de détecter les signes précoces de ces maladies», explique-t-il. Les équipes explorent également le rôle de l’équité dans l’IA, les chatbots comme stimulateurs de conversations interhumaines et l’IA dans la narration et l’apprentissage. «Nous travaillons sur la transmission de connaissances grâce à l’IA générative. La technologie permet par exemple de retracer des événements ou d’établir des descriptions à partir de documents de la Première Guerre mondiale. L’objectif est de rendre l’histoire accessible à un large public», explique le professeur.
Des attentes à relativiser
Depuis quelques mois, l’IA fait couler beaucoup d’encre, suscitant de l’enthousiasme autant que des craintes. Il faut reconnaître que cette technologie impacte déjà le travail quotidien de nombreuses personnes, modifiant la façon dont nous interagissons avec l’information et affectant notre productivité.
Ses promoteurs annoncent partout que la technologie va nous permettre d’être plus efficaces. Pour le Professeur Schommer, il y a lieu de relativiser tout excès d’enthousiasme. «L’IA enrichit déjà notre quotidien en tant qu’outil de collaboration. Elle offre de nouvelles perspectives en matière d’entrepreneuriat. Mais nous devrons également faire face à de nouveaux défis, liés aux erreurs de prévision ou de données ou les problèmes de sécurité et d’équité», explique-t-il. Au vu de la courbe d’introduction de la technologie théorisée par Gartner, il faut se préparer à traverser le “Peak of Inflated Expectations”, le moment précédant le creux de la désillusion, comme cela s’est déjà produit par le passé.
Une nouvelle collaboration homme-machine
Cela n’enlève rien au potentiel disruptif de l’IA, qui devrait bel et bien refaçonner notre rapport à la technologie. «Elle introduit notamment une forme de travail hybride, où humains et machines collaborent étroitement», explique le Professeur Schommer. «Il ne s’agit pas de substitution, mais d’une collaboration. Nous devons apprendre à travailler avec ces systèmes, en tirant avantage des possibilités qu’ils offrent et en veillant à comprendre leurs limites.»
Face à ces transformations attendues, l’expert pointe notamment les défis liés à son adoption pour les différentes générations, qui n’entretiennent pas le même rapport à la technologie. Le déploiement de cette technologie, au regard de son potentiel, soulève des questions légitimes. Les entreprises, à tout le moins, doivent veiller à une intégration responsable. «L’un des principaux risques réside dans le fait de se fier aux résultats fournis par l’IA sans les questionner», prévient le Professeur Schommer. «Il y a aussi lieu de se préoccuper du risque lié à une standardisation excessive des pensées et à une diminution de la pensée critique.»
Repenser l’apprentissage et la formation
Dans le domaine de l’enseignement, l’IA offre des perspectives d’apprentissage individualisé, mais pose aussi des questions fondamentales. «Nous devons, par exemple, éviter que l’IA ne remette en cause l’intégrité du professeur. Si un système contredit un enseignant sur un fait historique, comment les étudiants feront-ils confiance aux connaissances qu’on leur transmet?», s’interroge le chercheur.
L’intégration de l’IA dans l’éducation implique une réflexion sur la manière d’enseigner. «L’accent doit être mis sur la pensée critique et la coresponsabilité des élèves», plaide Christoph Schommer. Il imagine une approche hybride dans laquelle l’IA coexisterait avec les enseignants sans jamais les remplacer. L’IA pourrait par exemple aider à générer des questions d’examen ou à adapter un apprentissage individuel à chaque élève. Elle nous permet d’entrer dans l’ère du «personalised learning». L’éducation doit également préparer l’individu à vérifier les informations et les connaissances qu’il reçoit. «Nous devons toujours nous demander: est-ce que c’est vrai? Est-ce que cela a été vérifié? C’est essentiel pour éviter la désinformation», explique-t-il.
Catalyseur de créativité
L’IA nous pose de grands défis, mais elle offre aussi d’énormes opportunités. Le véritable enjeu est de parvenir à l’utiliser pour sublimer nos capacités humaines. Si elle est bien utilisée, elle peut renforcer la créativité. «L’IA peut stimuler notre imagination, nous permettre d’explorer de nouvelles idées et d’emprunter de nouvelles voies. Dans l’art, elle peut suggérer des couleurs ou des styles que l’artiste n’aurait pas envisagés. Dans la médecine, elle peut aider à développer de nouveaux médicaments. Dans la lutte contre la criminalité, elle peut vous aider à caractériser les lettres de chantage», illustre Christoph Schommer.
C’est à travers sa démarche, son intention humaine, que l’homme crée et invente. L’IA, elle, lui permet d’explorer de nouvelles pistes. La manière dont la technologie est utilisée, ce que l’on construit à partir des capacités qu’elle offre, appartient in fine à l’utilisateur. «L’IA est créative, jusqu’à un certain point», souligne le Pr. Schommer avant d’évoquer une expérience vécue en lien avec une enquête policière. «Nous avions utilisé l’IA dans l’optique de reconstituer la scène d’un crime à partir des éléments factuels dont nous disposions. À travers ce qu’elle va proposer, l’IA fait preuve de créativité. Elle va proposer une ambiance, tenant compte, par exemple, du moment de la journée où le crime a eu lieu, ou encore de la disposition des objets trouvés. Mais, dans le cadre de cette démarche, elle peut aussi se tromper. La vérification et l’interprétation restent cruciales», explique-t-il.
Une adoption progressive et mesurée
Face à ces bouleversements, comment les entreprises doivent-elles aborder l’IA? Le professeur Schommer recommande une approche progressive. «L’erreur serait de vouloir tout changer d’un coup. Nous avons besoin d’une introduction progressive qui permette aux collaborateurs d’accepter, d’apprendre et de s’adapter», explique-t-il. Il résume son approche par une maxime qu’il a apprise lorsqu’il travaillait chez IBM: Think big, start small. «Il faut avoir une vision ambitieuse, mais avancer prudemment, assure-t-il. Il ne doit pas y avoir de précipitation, mais pas non plus d’immobilisme. Chaque entreprise doit trouver son propre rythme d’adoption.»
L’IA est une révolution en marche, et pour le Professeur de l’Université du Luxembourg, le véritable enjeu est d’en faire un outil au service de l’humain, en gardant toujours à l’esprit que c’est à nous de la comprendre, de la questionner et de l’orienter dans la bonne direction.