Si la réforme de la Constitution est un «progrès indéniable», certains aspects n’ont pas été abordés, comme l’immunité du Grand-Duc, une «aberration» selon le professeur de droit constitutionnel. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Si la réforme de la Constitution est un «progrès indéniable», certains aspects n’ont pas été abordés, comme l’immunité du Grand-Duc, une «aberration» selon le professeur de droit constitutionnel. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Alors que le volet justice de la réforme de la Constitution sera soumis au vote ce mercredi à la Chambre, Luc Heuschling, professeur de droit constitutionnel, revient sur la genèse de cette réforme, qui date de 2009, et ses évolutions au fil du temps. Un «progrès», juge-t-il, mais incomplet.

Le volet justice de la réforme de la Constitution sera soumis au vote ce mercredi à la Chambre des députés. Professeur de droit constitutionnel et administratif à l’Université du Luxembourg, Luc Heuschling revient sur la genèse de cette réforme, dont l’élément déclencheur a été le refus du de signer la loi sur l’euthanasie. La proposition 6030, déposée en 2009, prévoyait de réformer la Constitution afin d’introduire un modèle suédois de monarchie, où le monarque est réduit à un rôle de représentation, sans le pouvoir de signer des actes.

Mais, par la suite, les discussions à la Chambre s’étirent en longueur et le modèle suédois est enterré. Si certains dispositifs, comme l’abolition du droit princier, sont maintenus, la réforme change de visage: elle n’est plus rassemblée au sein d’un texte, mais divisée en quatre volets, avec des thèmes complémentaires comme la justice, l’organisation de l’État ou les droits fondamentaux. Et certains aspects non abordés manquent, comme l’immunité du Grand-Duc ou la hiérarchie des normes, selon Luc Heuschling. Une réforme qui est donc un «indéniable progrès», reconnaît-il, mais qui laisse aussi un sentiment de déception.

Le point de départ formel de la réforme de la Constitution est le dépôt par le député (CSV) de la proposition 6030 en 2009. Quel a été l’élément déclencheur?

Luc Heuschling. – «Ce qui a déclenché le dépôt de ce projet de réforme est une crise en 2008 conséquente au refus du Grand-Duc de signer la loi introduisant l’euthanasie. Avec une ambition radicale dans ce projet concernant la monarchie: aller vers le modèle suédois. Tous les autres aspects sont marginalisés.

Qu’est-ce que ce modèle suédois? Quelle est la différence avec le fonctionnement de la monarchie au Luxembourg?

«En démocratie, le monarque n’est pas censé avoir le pouvoir. Il existe deux méthodes pour organiser cela. Selon le modèle suédois, le monarque a juste un pouvoir de représentation: il n’a pas le pouvoir de décider ou de signer quoi que ce soit. Il ne signe aucun acte. Si le gouvernement décide, le gouvernement signe. Si le Parlement décide, le Parlement signe. C’est l’organe qui décide qui signe. L’auteur réel est l’auteur formel.

Le Luxembourg n’a pas adopté un tel système…

«Non, et la plupart des monarchies n’ont pas ce système. Sous l’Ancien Régime, le monarque prenait des décisions et signait. Pour faire évoluer la société vers la démocratie, la règle selon laquelle le monarque signe les lois et règlements a été maintenue. C’est aussi au nom du monarque qu’on rend les décisions de justice ou qu’on proclame l’état d’urgence.

Mais, sur le fond, le monarque ne décide pas. D’où la nécessité d’introduire un système juridique sophistiqué pour qu’il signe, mais ne décide pas. D’où la règle du contreseing, selon laquelle celui qui contresigne décide du fond: le ministre contresigne ainsi le texte élaboré et l’envoie au monarque pour qu’il ajoute sa signature.

Ce deuxième système est classique, mais compliqué. Je l’appelle ‘le système de normativité à deux voix’. Mais, dans ce système, on ne sait pas forcément qui prend la décision. Or le risque est que, tant que le monarque ne signe pas, il n’y ait pas de règlement ou de loi et donc qu’une crise survienne si le monarque refuse de signer.

Ce qui est arrivé au Luxembourg avec la décision du Grand-Duc Henri de ne pas signer la loi sur l’euthanasie. Mais ce risque est-il important?

«La plupart des analyses scientifiques disent que ce n’est pas possible: il n’y a rien à craindre puisque le monarque devrait être inconscient pour agir ainsi. Ce serait suicidaire. Or cela est faux: dans les trois pays du Benelux, il y a eu des refus. En Belgique, en 1990, le roi Baudouin a refusé de signer la loi libéralisant l’avortement. Aux Pays-Bas, en 1972, la reine Juliana a refusé d’autoriser le gouvernement à déposer un projet de loi réformant le régime de la famille royale, un conflit qui est resté totalement secret et que les historiens viennent seulement de découvrir en dépouillant les archives gouvernementales. Or, dans les trois cas, le monarque et la monarchie ont survécu.

En 2009, Paul-Henri Meyers propose donc d’abandonner le système de «normativité à deux voix» pour adopter le modèle suédois…

«Il veut changer la Constitution sur le plan monarchique et introduire le système suédois dans toute sa radicalité. Mais le système Meyers était aussi radical, car il s’attaquait à d’autres aspects de la monarchie.

Lesquels?

«Il s’attaquait notamment au droit princier, un droit propre à la famille grand-ducale. Il s’agit d’une vraie réminiscence d’Ancien Régime, qui remonte au Moyen Âge, où la famille régnante décide en interne de certaines affaires familiales et donc aussi des affaires d’État. Le droit princier permet aussi de définir le régime juridique des biens de la famille.

Et, dans ce cadre, c’est la famille, en tant que sujet juridique à part, un peu comme une entreprise, qui détient la fortune. Ainsi, si un membre de la famille meurt, il n’y a pas d’ouverture des droits de succession. C’est donc un outil juridique très important pour éviter la fragmentation de la fortune, gérée par le chef de la famille au nom de l’entité ‘famille’. Ce droit princier permet aussi de gérer les règles de succession au trône.

La réforme de 2009 prévoit donc l’abolition du droit princier, ainsi que l’introduction de la possible révocation du Grand-Duc par la Chambre. Et d’une règle, hérétique dans la tradition monarchique, mais très démocratique: la possibilité pour la Chambre des députés d’écarter un successeur au trône si 2/3 des votants le considèrent comme indigne d’être chef d’État.

Mais la proposition 6030 ne prévoyait pas de toucher à l’immunité du Grand-Duc…

«C’est une aberration, cela n’a pas de sens, et d’ailleurs personne n’arrive à le justifier. C’est une immunité en droit privé et en droit pénal. Par exemple, en droit privé, un enfant naturel doit pouvoir faire un recours en paternité – mais l’immunité empêche cela. Il y a seulement une exception pour les enjeux monétaires, avec la possibilité d’un recours, non contre le Grand-Duc, mais contre le gestionnaire de sa fortune.

En droit pénal, si le Grand-Duc en exercice commet un crime devant témoins, même parmi les plus graves, comme de la corruption ou un assassinat, l’immunité ne connaît pas d’exceptions. Nos ministres, Premiers ministres, députés, juges, tous sont pénalement responsables, sauf le Grand-Duc… Je ne sais pas en quoi c’est une idée moderne. Sur ce point, Paul-Henri Meyers n’a pas été courageux.

Qu’est-ce qui a été conservé de cette proposition 6030?

«La possibilité de révoquer le Grand-Duc a été maintenue, ainsi que celle d’écarter le successeur. Et l’abolition du droit princier a été maintenue. Mais le modèle suédois a été détruit, abandonné. Dans le texte actuel, il s’agit toujours de la normativité à deux voix.

Pourquoi cet échec?

«En 2009, il y avait une fenêtre de tir pour avancer vite et bien sur la réforme de la monarchie lors des débats en commission. Mais l’opportunité a été manquée. La Cour grand-ducale et certains ministres ont réussi à éliminer le modèle suédois.

Puis les discussions ont beaucoup traîné, elles ont été élargies à la justice, au régime juridique du gouvernement et aux droits fondamentaux.

Le député (LSAP) a essayé de sauver ce qui pouvait l’être et a partagé la réforme en quatre. Et si la proposition 6030 a été abandonnée et coupée en quatre, en réalité, tout le contenu – à une exception près – de la proposition 6030 a été maintenu.

Ce texte devait être adopté par le biais d’un référendum. Pourquoi cette idée a-t-elle été abandonnée?

«L’argument officiel est qu’il s’agit de quatre textes, donc qu’un référendum n’est pas possible. Mais ce n’est pas vrai, car il est possible de faire un référendum pour chacun des quatre textes. Donc ce n’est pas une impossibilité technique, mais politique.

C’est une occasion manquée de bien expliquer aux gens ce qu’est une Constitution et de renforcer notre culture de démocratie semi-directe. Au Luxembourg, la place du référendum ne connaît que très peu d’avancées. Pour l’instant, nous avons pour l’essentiel un référendum consultatif. C’est problématique dans une démocratie.

Une petite évolution est prévue à ce sujet: on renvoie à la loi la possibilité de prévoir un référendum décisionnel. La Constitution est ainsi, comme d’habitude, légère: on renvoie à plus tard. Il faut rappeler que la Constitution luxembourgeoise est une des plus courtes du monde.

Ce sera toujours le cas après la réforme? Cela pose problème?

«Le texte en vigueur est fonctionnel, très léger, donc, en un sens, ‘superficiel’. Et la réforme actuelle reste dans la tradition: beaucoup de choses ne sont pas dites, même si elles sont importantes.

Par exemple, le Conseil d’État est un organe constitutionnel parmi les plus importants de l’État. Or la Constitution doit définir ceux-ci, ainsi que leur fonction, leurs compétences, leur composition, leurs procédures. Dans le texte en vigueur, il y a très peu de choses. La réforme actuelle va plus loin, mais le texte n’a fait que copier la loi et ne dit rien sur la composition.

Autre exemple avec le Conseil national de la justice, qui est très important: on ne dit pas grand-chose sur la composition, on renvoie à la future loi. Idem pour la question du cumul des députés: on renvoie à la loi. Là aussi, c’est une occasion manquée.

Quel est votre sentiment général par rapport à cette réforme?

«C’est une amélioration nécessaire, souhaitable, et il s’agit d’un vrai progrès, c’est indéniable. Et il y a beaucoup de bonnes choses, comme l’indépendance du Parquet, la réforme de la monarchie, le Conseil national de la justice, etc.

Mais des points sont timides ou restent à parfaire. Par exemple, concernant la motion de censure, la majorité nécessaire n’est pas claire – absolue ou simple, cela dépend des endroits dans le texte.

Et il y a des oublis, comme l’immunité du Grand-Duc. Ou le droit à l’euthanasie, qui n’existe pas dans le projet, alors qu’il s’agit d’un droit fondamental spécifique au Luxembourg. C’est une sorte de timidité, où la transposition de la loi au niveau de la Constitution n’est pas assumée. Le droit à la vie n’est pas non plus évoqué. Or, il est pourtant essentiel pour discuter de l’euthanasie, de la dignité ou de l’avortement.

Autre point où une lacune existe: la primauté du droit international sur la Constitution, qui date du 19e et est une spécificité du système juridique luxembourgeois. Or, il fallait en parler: la question de la hiérarchie des normes est compliquée et très importante. Donc, d’un point de vue général, le constitutionnaliste que je suis est en partie heureux, en partie déçu…»